Si l’Union européenne perd des membres jusqu’à ce qu’elle se dissolve, une telle évolution devrait être considérée comme parfaitement normale. L’Europe n’est jamais restée unifiée longtemps et l’UE, que l’on peut considérer comme le Quatrième Reich, n’aura duré que 46 ans (depuis l’adhésion de la Grande-Bretagne en 1973). C’est beaucoup plus long que les 12 années de vie du Troisième Reich, mais encore assez modeste par rapport aux autres unions eurasiennes : 279 ans pour la Horde d’or ; 298 ans et plus pour l’Empire russe/Union soviétique/Fédération de Russie, multi-national, multi-ethnique.
Les Européens se sont généralement unifiés sur une base temporaire, afin d’attaquer et de piller d’autres régions, comme Byzance et la Palestine pendant les Croisades – avec des résultats mitigés – ou la Russie, sous Napoléon, puis à nouveau sous Hitler – les deux fois sans succès. L’OTAN n’était et n’est toujours qu’une occupation américaine de l’Europe et elle ne compte pas. L’effort d’unification sans précédent, et actuellement en échec, pour tirer pleinement parti de l’effondrement de l’Union soviétique a été, brièvement, un peu plus fructueux.
On dit que l’Union européenne est composée de nations qui ont cédé une grande partie de leur souveraineté à des bureaucrates non élus à Bruxelles, mais en général, le terme “nation” est tellement ambigu qu’il n’a presque aucun sens. La Catalogne est-elle une nation ? Et l’Écosse ? La dissolution de l’UE n’est-elle qu’un premier pas vers un séparatisme à plus petite échelle, suivi d’une réintégration régionale sur des bases différentes ?
Si nous regardons plus loin, la Fédération de Russie comprend des locuteurs de 170 langues, dont 98 sont menacées d’extinction et 36 officielles et utilisées dans les administrations locales et pour les affaires. Ce sont toutes des nations, d’une certaine manière ; ce sont aussi toutes des nations russes. Beaucoup de leurs citoyens sont des Russes patriotes, y compris les Tchétchènes qui ont récemment eu des velléités séparatistes, mais sont prêts à se battre et à mourir pour la Russie. Mais ce serait absurde de les appeler “nationalistes russes”. Ils voient plutôt dans la Fédération de Russie un garant de leur souveraineté ethnique, de leur autonomie et de leur auto-préservation.
Regarder l’Europe sous un angle similaire – comme une mosaïque composée d’une multitude d’ethnies liées par des siècles de coopération et de conflits – est probablement beaucoup plus productif que de parler de nations. Contrairement aux Tatars ou aux Tchétchènes de Russie, nombre de ces groupes ethniques ne voient plus dans l’UE, avec ses structures de gouvernance antidémocratiques, largement imposées par les diktats égoïstes de Washington, un garant de leur souveraineté, de leur autonomie et de leur préservation ethnique. Au contraire, il devient de plus en plus clair pour un nombre croissant d’entre eux qu’une plus grande continuation de la même politique entraînera leur extinction culturelle et biologique et leur remplacement forcé par des non-Européens.
Si l’Europe, en tant que composite d’ethnies européennes, doit être sauvée, l’Union européenne doit être détruite. Mais ce retour à la désunion européenne est parfaitement normal et prévisible, maintenant que l’Europe a fini de se régaler du cadavre de l’URSS et que les diktats de Washington sont devenus inefficaces et incohérents. Pour en comprendre les raisons, il faut regarder l’effet de la pompe à richesse dénommée dollar qui fait enfin sentir ses effets sur les États-Unis – tout comme les galions espagnols chargés d’or aztèque et incas l’avaient fait à l’Empire espagnol : ils l’ont ruiné en le privant du besoin, et donc de la capacité, de prendre soin de lui-même. A ce stade, les États-Unis ne sont plus en mesure de jouer leur ancien rôle dans la géopolitique, et ne peuvent qu’agir en perturbateur dans le nouveau jeu de la géo-économie, en menant des guerres commerciales futiles et autodestructrices.
L’absence d’un leadership utile au niveau national risque de rendre inévitable une désintégration nationale plus poussée. La domination de Bruxelles par des bureaucrates hautains et non élus a dégradé le leadership national au point que trois des nations européennes les plus importantes – l’Allemagne, la Grande-Bretagne et la France – sont littéralement sans leader et sans gouvernail. Au fur et à mesure que le pouvoir des eurocrates s’estompe, le vide du pouvoir au niveau national ne permettra pas une transition en douceur. Pour reconstituer l’autorité au niveau national, il peut s’avérer nécessaire de revenir à des structures locales et régionales qui mettent l’accent sur l’autonomie puis les recombiner progressivement en de plus grandes entités politiques en cultivant des liens régionaux bilatéraux et des relations commerciales. Dans ce contexte, toute une cohorte de politiciens, qui ont été conditionnés à considérer le populisme comme un mot vulgaire, risque d’être balayée.
Au fur et à mesure que ce processus suivra son cours, le plus grand défi partout dans le monde sera de tenir l’oligarchie transnationale en laisse, de museler ou d’écraser les oligarques non coopératifs. C’est un savoir-faire assez spécifique que les Russes et les Chinois semblent posséder mais qui fait défaut aux Européens et aux Américains. Elle ne peut être générée du jour au lendemain, mais exige à la fois de la chance et des efforts, autant d’essais et d’erreurs fondés sur des personnalités et des circonstances spécifiques. (Brider un Elon Musk nécessiterait des techniques différentes de celles à appliquer à George Soros.)
Les exemples d’échec à brider une oligarchie abondent. Par exemple, les États-Unis aimeraient beaucoup diriger l’Ukraine en tant qu’État zombie contrôlé à distance, mais ils n’ont pas le savoir-faire nécessaire pour contrôler les oligarques de l’Ukraine. Par conséquent, toutes les ressources qu’ils ont déversées là-bas ont été pillées et utilisées pour mettre en valeur des nids privés situés à l’extérieur du pays. (Le petit nid ou le président Porochenko s’évade se trouverait en Espagne, mais il est aussi un collectionneur passionné de passeports étrangers et il travaille probablement sur d’autres options également).
Ainsi, à mesure que l’UE se dissout, chaque entité nouvellement souveraine devrait être considérée comme un composite d’autres entités semi-souveraines, et leurs inter-relations devraient être examinées en termes de relations bilatérales et de coopération régionale. Chacun devra développer à nouveau sa pensée jusqu’à ce qu’il puisse voir clairement et agir de manière productive. Ce ne sera pas une tâche facile pour ceux qui ont été conditionnés à penser globalement, et nous devons nous attendre à ce que ceux dont les ambitions mégalomaniaques ont été contrecarrées organisent un sacré bordel.
Dmitry Orlov
Traduit par Hervé, vérifié par Wayan, relu par jj pour le Saker Francophone
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