27 décembre 2018

Notes sur une panique allemande


Le ministre allemand des affaires étrangères, le terne Heiko Maas, s’est signalé par une intervention de poids, hier, auprès de l’agence de presse allemande DPA. Il s’agit d’une déclaration, assez courte mais d’une fermeté remarquable et portant sur une situation crisique, dans un sens clairement identifié, – à propos du projet US de sortir du traité FNI et contre ce projet dans les conséquences évoquées par les USA. Le pays qui est mis en cause est bien les USA, et l’acte qui est mis en cause c’est le projet des USA, une fois sortis du traité, de déployer en Europe des missiles à capacités nucléaires et à portée intermédiaire (500-5 000 km), – ceux qui sont, justement, bannis par le traité.

On ne peut pas dire que cette déclaration ait enthousiasmé la presseSystème, qui n’aime pas tout ce qui pourrait mettre en cause l’impeccable alignement des pays du bloc-BAO sur le Système et sa courroie de transmission que sont les USA. Par conséquent, la presseSystème a, en général, parlé d’autre chose, selon la doctrine courante qui est simplement de ne dire mot des sujets qui fâchent. Les Russes, par contre, ont mis la chose en exergue, notamment sur tous les canaux linguistiques de leurs réseaux internationaux. Ainsi, RT-France écrit-il notamment :

« La menace des États-Unis de se retirer du traité sur les armes nucléaires à portée intermédiaire (FNI) n’inquiète pas seulement Moscou. L’Allemagne a pris les devants et a d’ores et déjà prévenu Washington qu’elle ne souhaitait pas lui permettre de déployer de nouvelles armes sur son territoire.

» “L’Europe ne doit en aucun cas devenir une plate-forme de discussion sur l’accumulation d’armes”, a déclaré le ministre allemand des Affaires étrangères Heiko Maas, dans une interview accordée à l’agence de presse allemande DPA, publiée le 26 décembre. “Le déploiement de nouveaux missiles à moyenne portée en Allemagne susciterait un mécontentement énorme”, a-t-il ajouté. “L'accumulation d'armes nucléaires constituerait une réponse totalement erronée”, a poursuivi le ministre, commentant la guerre des mots qui se joue actuellement entre Moscou et Washington. “La politique des années 80 ne va pas aider à répondre aux questions d’aujourd’hui”, a-t-il enfin fait valoir.

» Ces déclarations interviennent dans un contexte tendu entre Washington et Moscou. En cause : la menace lancée le 20 octobre par le président américain Donald Trump de se retirer du traité INF sur les armes nucléaires de portée intermédiaire... [...] Washington a réitéré sa menace par la voix de son secrétaire d'État Mike Pompeo le 3 décembre, qui a annoncé que les États-Unis cesseraient sous 60 jours de respecter les obligations prévues par le FNI si Moscou ne s'y conformait pas. Washington dénonce le déploiement par Moscou du système de missiles 9M729, dont la portée dépasserait 500 km.

» Une accusation rejetée à de nombreuses reprises par Moscou. Le 5 décembre Vladimir Poutine a estimé que les États-Unis cherchaient simplement “des prétextes pour se retirer du traité”, notant qu'aucune preuve de prétendues violations du traité de la part de la Russie n'avait été fournie. »

Il y a un net changement de position des Allemands sur cette question, par rapport à la réaction officielle du même ministre des affaires étrangère, par communiqué le 21 octobre 2018, au lendemain de l’annonce par les USA de leur probable retrait du traité. Cette réaction était d’abord orientée vers une critique de la Russie, comme on le lit dans le deuxième paragraphe. Cela plaçait les Allemands sur une ligne proche de celle des USA (avec bien sûr une mise en cause de la possible décision unilatérale des USA) et faisait des Russes les principaux responsables de cette nouvelle crise en train de naître :

« L’annonce par les États-Unis de leur intention de se retirer du traité INF est regrettable. Cela soulève des questions difficiles pour nous et pour l’Europe. Depuis 30 ans, le traité INF, qui interdit à la Russie et aux États-Unis de posséder et de tester des missiles à portée intermédiaire au sol, est un pilier important de notre architecture de sécurité européenne. Il est donc extrêmement important, particulièrement pour nous en Europe.

» Nous avons demandé à plusieurs reprises à la Russie de répondre et de clarifier les graves allégations selon lesquelles elle aurait violé le traité INF. À ce jour, elle ne l'a pas encore fait. Nous demandons également aux États-Unis d’examiner l’impact éventuel de leur décision. Mettre fin au traité aurait de nombreuses conséquences négatives, notamment sur le nouveau traité START, dont nous avons un besoin urgent si nous voulons préserver nos réalisations en matière de désarmement nucléaire après 2021. »

L’interprétation qui est faite de la position exprimée hier par Maas enregistre cette évolution et est clairement considérée dans le sens qu’on a dit, par les rares médias (essentiellement antiSystème) qui s’arrêtent à la chose. Il s’agit d’une critique des USA, et d’un avertissement sévère, comme l’explique ZeroHedge.com, en citant RT :

« Le ministre allemand des Affaires étrangères, Heiko Maas, a averti les États-Unis qu’ils ne devraient pas même pas envisager de déployer des missiles à portée intermédiaire en Allemagne – ou ailleurs en Europe. Au cours des 30 dernières années, le traité a interdit les missiles à capacité nucléaire à portée intermédiaire en Europe. Toute tentative de changement se heurterait presque certainement à une “résistance généralisée” en Allemagne, a déclaré Maas, afin d’éviter un scénario dans lequel l'Europe serait plongée dans un bras de fer opposant la Russie et les États-Unis. »
 
Ultimatum “à l’américaniste”

On connaît le cas, encore exposé le 3 décembre 2018 par le secrétaire d’État Mike Pompeo, donnant aux Russes 60 jours (moins de 40 aujourd’hui) pour prouver qu’ils ne sont pas coupables, dans le cadre du traité FNI sur les Forces Nucléaires à portée Intermédiaire. Les USA avancent une de ces accusations dont ils ont le secret : accuser sans preuve connue l’autre parti qui se trouve effectivement devant la tâche accablante mais démocratique d’avoir à prouver son innocence en démontrant que les preuves qui n’existent pas ne prouvent rien contrairement à l’évidence américaniste.

(Tout cela, alors qu’eux-mêmes, les USA, sont accusés par les Russes de violer le traité, et avec des arguments extrêmement solides puisqu’appuyés sur des opérations effectués publiquement, en déployant [ce qui est fait en Roumanie et le sera sous peu en Pologne] des systèmes de tir à capacités multiples, expressément pour des missiles anti-missiles [sans rire, pour contrer des missiles iraniens et nord-coréens] mais qui peuvent également tirer des missiles sol-sol à capacités nucléaires d’une portée largement supérieure à 500 kilomètres. La violation du traité est ici caractérisée, identifiée et d’ores et déjà effective.)

On sait que, pour les Russes, il n’y a plus rien à discuter : le retrait US du traité est un fait acquis, sinon quasiment-accompli, et les USA se fichent bien des 60 jours et d’une preuve ou non des “violations” russes du traité. Cela été confirmé par le vice-ministre russe des affaires étrangères Sergei Riabkov, parlant à la mi-décembre au journal Kommersant : « Washington a confirmé que sa décision de se retirer du traité FNI est définitive. Washington a annoncé publiquement son intention de se retirer du traité dès le mois d'octobre. Grâce aux canaux bilatéraux de haut niveau, il nous a été confirmé que cette décision était définitive et n’était pas une tentative d’instaurer un dialogue [notamment sur les affirmations US concernant les “preuves” des violations russes] ».
Un désordre plus qu’une course

On a déjà beaucoup glosé sur l’aspect catastrophique de cette démarche des USA, du point de vue de la politique générale et de la structuration de ce qu’il reste des relations internationales. On a pris en compte les réactions extrêmement vives des Russes, et surtout l’inquiétude profonde des Européens, désormais publiquement exposées par la très ferme intervention allemande. D’autres facteurs existent, qui compliquent encore la situation et transforment une certaine stabilité qu’entretenait le traité FNI en quelque chose qui ressemblerait, à notre sens, à un désordre complet et à multiples facettes plutôt qu’à une “simple” course aux armements maîtrisée et “codifiée” comme celle qui eut lieu durant la Guerre Froide, et qui constituait paradoxalement une sorte d’ordre, – même si au service et dans une dynamique potentiellement à finalité catastrophique, certes, – entre deux superpuissances nucléaires au statut établi et reconnu par tous.

On pourrait penser qu’il faut alors considérer les conséquences réelles de cette décision, et les positions auxquelles ces conséquences conduiraient les uns et les autres. Mais nous n’aurions fait là qu’ne sorte de nomenclature, d’“états des lieux à venir” qui ne nous diraient rien du fondement même de la décision des USA ; or, c’est cela qui nous importe.

Nous observons que le retrait du traité FNI installe le désordre en Europe et coupe court à toute sécurité collective, même partielle et symbolique, – mais d’un très fort symbole qui a maintenu une certaine stabilité malgré les énormes soubresauts rencontrés depuis la fin de la Guerre froide (fin de l’URSS, conflit de l’ex-Yougoslavie), et surtout depuis le 11-septembre. C’est essentiellement ce “climat” qui importe.

L’argument US selon lequel le retrait du FNI a pour objet de rechercher un nouvel accord englobant les autres pays hors-Europe (Chine, Pakistan, etc.) qui ont des FNI mais ne sont pas dans le traité, est de notre point de vue absolument spécieux. Le retrait du FNI installe un “climat” d’affrontement et de prolifération des FNI en Europe, là où régnait la stabilité, et encourage les extérieurs à l’Europe à protéger et renforcer leurs arsenaux de FNI. Le comportement des USA et leurs grotesques prétentions hégémoniques (voir Pompeo, dans son autre discours du 3 décembre à Bruxelles) rendent absurdes leur argument d’un “nouveau traité FNI” élargi : ce n’est pas la technique qui parle ici mais l’impératif jugement politique et psychologique. Cet aspect du dossier est tranché, il n’y a aucune chance, aucune possibilité, aucun espoir qu’une meilleure stabilité, plus élargie, naisse du retrait du FNI. Ce jugement doit être tenu comme absolument catégorique.

Nous passons donc à autre chose, le vrai sujet de cette analyse, qui est le véritable “pourquoi ?” de la chose : pourquoi, en vérité, hors de toute rhétorique spécieuse qui est une perte de temps, pourquoi les USA ont-ils quitté le traité FNI ? Nous verrons que nous écartons résolument les arguments techniques et pseudo-stratégiques.
Le cas de 1977 et des “euromissiles”

L’histoire nous est un guide précieux, parce que le passé est, par nature, la source privilégiée et fondamentale des “causes premières” des choses et des événements. Il importe alors de se pencher sur l’histoire du traité FNI, ou plutôt l’histoire du processus qui conduisit au traité et la dimension cachée que ce traité a acquis depuis.

Le traité FNI porte sur la destruction d’une classe de missiles (nucléaires intermédiaires, ou IRBM dans l’ancienne nomenclature) qui furent tous mis en place en Europe, – SS-20 soviétiques d’abord, GLICOMet PershingII US ensuite, – dans le cadre de la crise dite des “euromissiles”. Cette crise avait été déclenchée en 1977 par le chancelier allemand Schmidt, inquiet du déploiement des SS-20 modernes et très précis par rapport aux SS-4 et SS-5 que les SS-20 remplaçaient.

Les USA, eux, n’avaient rien à remplacer puisqu’ils avaient retiré leurs IRBM (Thor etJupiter) de UK et de Turquie en acte de réciprocité “secret” du retrait des missiles russes de Cuba en octobre 1962 (“crise des missiles” de Cuba), acte assez gratuit puisqu’ils comptaient de toutes les façons retirer ces IRBM. Ce retrait était dû à la vétusté de ces missiles (comme les SS-4 et SS-5 soviétiques), alors que les USA développaient diverses capacités de substitution qui ne furent pas prises en compte par le traité FNI, notamment des bombes nucléaires portées par avions et des missiles à têtes nucléaires à partir de plateformes aériennes, aéronavales et navales, dont la plupart pouvaient évoluer dans le ciel européen. Par exemple, les GLICOM (cruise missiles sol-sol) supprimés par le traité INF avaient/ont leurs équivalents aériens et navals avec les missiles de croisière ALCM de l’origine et Tomahawk, qui ne sont pas pris en compte par le traité mais qui pouvaient et qui peuvent évoluer dans ciel européen sans aucune restriction.

Mais pour Schmidt, l’installation de missiles US était d’abord une nécessité politique, à une époque où une nouvelle “Guerre froide” alimentée par une alarme concernant les intentions soviétique, succédait à une période de détente, parallèlement à une crise profonde aux USA qui faisait douter de la volonté de cette puissance (la défaite du Vietnam, le Watergate et la démission de Nixon, la crise de la CIA, etc.). Les SS-20, avec leur nouvelle capacité de précision, représentaient une véritable arme de théâtre, utilisable dans un conflit limité à l’Europe ; ils faisaient prendre conscience aux Européens, et d’abord aux Allemands, qu’un conflit militaire utilisant du nucléaires pouvait être engagé en Europe sans que les USA s’y impliquent complètement, et peut-être même avec la possibilité que les USA en crise se désengagent.

C’était la fameuse crainte du “découplage” selon laquelle les USA ne risqueraient pas une guerre nucléaire stratégique pour l’Europe (selon le mot qui avait caractérisé la volonté de De Gaulle de développer la force nucléaire française : “Les USA ne risqueront pas Chicago pour sauver Hambourg”). Au contraire, obtenir des USA de déployer une véritable force nucléaire intermédiaire en Europe, structurée, puissante et affichée, impliquait une riposte automatique à un engagement nucléaire soviétique en Europe, et liait donc les USA à l’Europe dans le cas d’une guerre nucléaire de théâtre en Europe.

Le paradoxe apparaît alors, par rapport à la situation actuelle. Il se trouve en ceci qu’en 1977 l’Europe (l’Allemagne) réclamait à corps et à cri le déploiement de missiles US sur leur sol, et que les USA traînaient les pieds pour le faire, au point qu’ils exigèrent une “double-décision” solennelle de l’OTAN (décembre 1979), donc de leurs alliés européens, annonçant conjointement le déploiement des missiles US et le démarrage de négociations pour limiter sinon interdire ce type de missiles basés “physiquement” sur le territoire européen. Ces négociations, après une stagnation initiale mais des propositions déjà audacieuses (le “double-zéro” de Reagan de 1983, préfigurant le traité), connurent une accélération extrême avec l’arrivée de Gorbatchev en mars 1985, jusqu’au traité de décembre 1987.

(Ce fut un traité limité aux USA et à l’URSS parce qu’entretemps, deux acteurs importants avait pris leurs distances [un peu comme la position chinoise aujourd’hui] : surtout les Français, accessoirement les Britanniques, qui refusèrent catégoriquement que leurs forces de missiles nucléaires terrestres soient considérée comme composée de missiles IRBM que supprimait le traité. Ce refus irrémédiable ne rencontra guère de résistance, tant la logique parlait, faisant des forces nucléaires françaises un instrument stratégique hors-théâtre. On laissera de côté ce facteur qui ne joue aucun rôle dans notre analyse par rapport à la seule situation envisagée ; mais qui joue par défaut et par exclusion, “à l’insu général de leur plein gré” de tous si l’on veut, un rôle considérable comme on le verra plus loin, en laissant face-à-face les seuls USA et URSS.)
Au contraire de 1977

Complètement au contraire de 1977, aujourd’hui, nombre d’Européens, – et notamment et surtout ces mêmes Allemands qui appelèrent les USA en 1977, – s’effraient, désormais d’une façon ouverte avec l’intervention de Maas, du projet implicite et évident des USA d’installer des nouveaux missiles de type IRBM ou assimilés en Europe. Complètement au contraire de 1977, les USA piaffent d’impatience de déployer de nouveaux missiles qu’ils n’ont pas, qu’il leur reste à développer, alors qu’ils possèdent toujours autant, sinon beaucoup plus de moyens de substitution.

On comprend l’extraordinaire aveuglement des USA, signe qu’il s’agit bien d’une machine en route, d’un Système aveugle, ivre de surpuissance, donc promis à l’autodestruction. En effet, ce retrait du traité FNI donne aux Russes l’occasion de disposer officiellement et presque avec le droit de leur côté, de cibles multiples en Europe : aussi bien les actuelles installations US que d’éventuels déploiements de nouveaux missiles et autres installations. Il leur donne toute latitude pour mettre en place des systèmes nucléaires adaptés qu’ils ont quasiment disponibles (notamment le SS-26 Iskanderen version allongée, le fameux missile sol-sol 9M729 dont les USA disent qu’il est déjà déployé, et qui peut de toutes les façons être opérationnel très rapidement).

D’ores et déjà les Russes travaillent sur ces réponses à donner à ce retrait. Ces réponses peuvent être “directes” en Europe, elles peuvent être indirectes, ou “asymétriques”, comme on l’a envisagé ici (Tu-160 au Venezuela) ou là (nouvelles “règles d’engagement” en Syrie). Tout cela donne aux Russes, au niveau stratégique le plus haut, une occasion inespérée d’élargir très considérablement leur projection de force, avec un affaiblissement considérable des critiques et autres accusations de provocation qui pourraient être lancées contre eux. Le projet de base russe dans une île vénézuélienne de la Mer des Caraïbes, constitue un cas déjà presque concret particulièrement impressionnant ; et ainsi constate-t-on que les Russes font cela à ciel ouvert, au contraire du déploiement de missiles à Cuba en 1962. Autre temps, autres mœurs : les Russes sentent bien qu’ils ont de leur côté de solides arguments, – fournis clef en main par les USA et leur sortie du traité...

Nous avons déjà envisagé cette circonstance le 25 octobredernier, en citant notamment un article d’Andrei Sakoulov (voir sa traduction complète sur Le Sakerfrancophone), tout cela suivant cette annonce du retrait du traité FNI et accompagnant la visite fin octobre de John Bolton à Moscou :

« Andrei Akoulov dépose un article, qui représente certainement un des ‘éléments de langage’ de la riposte russe dans la guerre de communication autour du traité et de la nouvelle “course aux armements” qui va s’ensuivre, sur Strategic-Culture.org le 22 octobre 2018. Bolton à Moscou, qu’on a vu assez secoué et paradoxalement (?) tout sourire pour les Russes lors de conférences de presse et face à Poutine, a certainement dû en entendre du même genre lors de l’un ou l’autre de ses entretiens... :

« Étant donné que les États-Unis ne disposent actuellement d'aucun missile au sol à portée intermédiaire [pour menacer des cibles russes, les Russes] peuvent facilement étendre la portée de leurs systèmes de missiles Iskander afin de couvrir l'ensemble de l'Europe, les moyens militaires américains constituant leur principale cible. Moscou peut déployer des missiles de croisière Kalibr au sol. Le nombre de missiles de croisière conventionnels et nucléaires à partir de véhicules aériens ou de navires en Europe et dans les mers avoisinantes peut être facilement augmenté. La marine et les forces aériennes russes ont maintenant la capacité d'attaquer les États-Unis continentaux avec des missiles à portée intermédiaire en les lançant hors de portée des systèmes de défense aérienne. Cette capacité peut être augmentée. Les navires de guerre russes équipés de missiles de croisière pourraient stationner par rotation dans des pays comme le Venezuela ou le Nicaragua. Les bombardiers stratégiques russes pourraient également utiliser des bases aériennes dans ces pays. La Russie n'a jamais menacé les États-Unis continentaux, mais elle devra maintenant le faire. Après tout, ce n’est pas elle qui a commencé cette course. »

Surpuissance et tragédie-bouffe

Cette décision des USA de retrait du traité FNI est véritablement et simplement catastrophique du point de vue des USA. La séquence 1977-1987 (du déploiement des SS-20 au traité FNI), c’est-à-dire le traité FNI lui-même représentait, à côté de son importance considérable pour l’aventure gorbatchévienne de la liquidation de la Guerre froide, une formidable opération pour les intérêts des USA. Cette séquence avait été voulue par les Européens, – essentiellement par les Allemands. Elle marquait in fine, au-delà de ce qu’on représentait comme les nécessités stratégiques “du jour”, la volonté et la puissance paradoxales du désir de soumission complète aux USA des Européens, selon l’orientation allemande née de la rupture complète, sinon la trahison par préambule rajouté, quelques mois après sa signature, de la proposition gaulliste du traité franco-allemand (traité de l’Élysée de janvier 1963) et de l’entente de Gaulle-Adenauer.

Le traité FNI marquait ainsi, également, – c’est sa deuxième signification, – que la sécurité européenne au plus haut niveau était de la seule responsabilité de deux puissances : l’une européenne certes, l’URSS, mais en marche vers la désintégration, que personne n’attendait aussi rapide et qui installa une situation complètement nouvelle à l’avantage des USA; l’autre, évidemment non-européenne puisqu’il s’agit des USA, mais affirmant une fois pour toutes l’empire de cette puissance sur l’Europe. Après les accords de Dayton de fin 1995 qui marquèrent la prise en mains par les USA de la crise yougoslave, l’homme-lige du Système/des USA pour cette crise, l’ambassadeur Richard Holbrooke, pouvait signer un article dans une revue prestigieuse qui est peut-être bien Foreign Affairs, sur « Les USA, puissance européenne ». Personne n’en pouvait douter et donc personne ne protesta devant cette monstruosité géographique.

Ainsi, ce que font les USA aujourd’hui en quittant ce traité, c’est de répudier ce statut officiel qui les faisait seuls garants de la sécurité européenne du point de vue du bloc-BAO, bien plus que l’OTAN qui reste soumise au désordre du grand nombre et des assemblées pléthoriques, et d’une résurrection intempestive du Général. La courte mais officielle déclaration du ministre Maas, qui n’est pourtant pas un foudre de guerre, marque officiellement cette folle manœuvre. La politique des USA est aujourd’hui totalement la politiqueSystème, sans guide, sans stratégie, sans rien du tout sinon la fascination de la surpuissance grosse de l’autodestruction, sous la couverture trouée d’un mantra unilatéraliste du type-AmericanFirster évoluant vers AmericaAlone, avec une “guerre civile froide”, un président lunatique et excentrique, un pouvoir réduit à “D.C.-la-folle” lançant sa contagion jusque Wall Street, et les débris rugissant des neocons et de leur pathologie belliciste.

Les Allemands, eux, connaissent aujourd’hui une panique dissimulée mais d’une puissance considérable, qui pourrait bien tendre à mettre à mal la soumission totale qu’il cultive avec zèle et discipline depuis des décennies. Ils se rappellent que la crise des euromissiles, à cause de la possibilité d’un conflit nucléaire, mit en 1981-1983 dans les rues des villes allemandes des centaines de milliers de citoyens réclamant le désarmement, au point qu’Helmut Kohl appela à la rescousse son ami Mitterrand pour un discours fameux au Bundestag en janvier 1983 (ironique célébration du traité de l’Élysée), selon la formule que le président français résuma un peu plus tard à Bruxelles, en octobre 1983 (« Le pacifisme est à l’Ouest et les euromissiles sont à l’Est »). L’Allemagne avait failli échapper au contrôle de sa soumission volontaire sinon empressée...

Aujourd’hui, l’étrange Amérique de Donald Trump offre à l’Allemagne la résurrection de ses spectres du début des années 1980, en tranchant un nœud solide, quasiment gordien, qui assurait la mainmise américaniste sur la sécurité européenne. L’Allemagne, déjà secouée par la “trouille migratoire” et la montée du populisme, se trouve devant la perspective de la résurrection de la “trouille nucléaire”, avec un exécutif chancelant et une Merkel à la dérive. Il est assuré que les USA, cette Amérique-là guidée par l’obsession de la quincaillerie militaire pèsera de tout son poids pour semer partout en Europe ses petits missiles. Peut-être obligera-t-elle l’Allemagne à l’impensable révolte.

Bien entendu, Poutine sera là pour tendre à l’Allemagne une main amicale et dépourvue de missiles puisqu’il est, dans cette tragédie-bouffe voulue par l’équipe Trump-Bolton-Pompeo, un des deux acteurs principaux. Il lui suffira de dire qu’il garantit la sécurité européenne, à la condition de simple politesse qu’on se retrouve strictement “entre (vrais) Européens”.

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