Comme
le signale dans son introduction l'auteur lui-même, les travaux
concernant les origines de la première guerre mondiale constituent sans
doute l'un des plus importants corpus développés par les historiens
jusqu'à aujourd'hui.
Avec ce texte de 2012, traduit en français en 2013 par Marie-Anne de Béru chez Flammarion, l'Australien Christopher Clark, prestigieux professeur à l'université britannique de Cambrige, a toutefois renouvelé un champ largement labouré, notamment en minimisant, à l'écart de la vulgate couramment acceptée jusqu'alors, la responsabilité particulière de l'Allemagne dans le déclenchement de la guerre, et en tenant de rendre compte de la formidable richesse de l'écheveau historique constitué par un ensemble de tendances « lourdes », matérielles, et d'idiosyncrasies individuelles, plus contingentes, dans un monde diplomatique de l'époque où beaucoup de responsables se connaissaient ou - aussi souvent - croyaient se connaître, en remontant son horloge de compte à rebours jusqu'au coup d'État serbe de 1903 ayant vu l'assassinat du roi Alexandre et de la reine Draga par un groupe d'officiers ultra-nationalistes.
Pourtant ce qui frappe le lecteur du XXIe siècle qui s'intéresse à la crise de l'été 1914, c'est sa modernité brutale.
Tout commence avec un groupe de tueurs kamikazes et une poursuite en automobile. Derrière l'attentat de Sarajevo se trouve une organisation ouvertement terroriste, mue par le culte du sacrifice, de la mort et de la vengeance - une organisation extraterritoriale, sans ancrage géographique ou politique clair, éclatée en différentes cellules qui ignorent les clivages politiques.
Une organisation qui ne rend de comptes à personne, dont les liens avec un gouvernement souverain sont indirects, secrets et certainement très difficiles à repérer pour qui n'en est pas membre. De toute évidence, juillet 1914 nous est moins lointain, moins illisible aujourd'hui qu'il ne l'était dans les années 1980.
La fin de la guerre froide a mis à bas un système bipolaire garantissant la stabilité du monde, aujourd'hui remplacé par un panel de forces plus complexes et plus imprévisibles, parmi lesquelles des empires en déclin et des pouvoirs émergents - une situation qui appelle la comparaison avec l'Europe de 1914. Accepter ce défi ne signifie pas faire preuve de soumission au présent en réécrivant le passé pour répondre aux besoins d'aujourd'hui, mais plutôt reconnaître les éléments du passé dont nous avons une vision plus claire depuis que notre point de vue a changé.
Mobilisant un nombre impressionnant de sources de toute nature, depuis les compilations analytiques de dépêches diplomatiques conduites par plusieurs de ses prédécesseurs dans le domaine jusqu'aux multitudes de mémoires privés ou publics produits par les acteurs eux-mêmes sur le sujet, c'est surtout par son travail sur l'agencement des faits historiques et des enchaînements de causalités, sans cautionner ni fatalité ni inexorabilité, que Christopher Clark se distingue sans doute le plus au sein de ce champ historique particulier, dont il souligne à raison la vertu comparatiste dans un monde contemporain rendu la complexité et à l'histoire, dont la fin, trop tôt annoncée ou réclamée, n'a pas eu lieu dans les années 1990.
Et c'est ainsi que « Les somnambules » nous fournit une très stimulante leçon de géopolitique en action, et pas uniquement d'histoire, précisément.
Ce livre s'efforce donc de comprendre la crise de juillet 1914 comme un événement moderne, le plus complexe de notre époque, peut-être de tous les temps. Son propos est moins d'expliquer pourquoi la guerre a éclaté que comment on en est arrivé là. Bien qu'inséparables en toute logique, le pourquoi et le comment nous conduisent dans des directions différentes.
La question du comment nous invite à examiner de près les séquences d'interactions qui ont produit certains résultats. Par opposition, la question du pourquoi nous conduit à rechercher des catégories causales lointaines - impérialisme, nationalisme, matériel militaire, alliances, rôle de la haute finance, conceptions du patriotisme, mécanismes de mobilisation.
Cette approche a le mérite de la clarté mais produit également un effet trompeur en ce qu'elle crée l'illusion d'une causalité dont la pression augmente inexorablement, les facteurs s'empilant les uns sur les autres et pesant sur les événements. Les acteurs du jeu politique deviennent les simples exécutants de forces établies depuis longtemps qui échappent à leur contrôle.
Dans l'histoire que raconte ce livre, au contraire, l'initiative personnelle est prépondérante. Les principaux décideurs - rois, empereurs, ministres des Affaires étrangères, ambassadeurs, commandants militaires ainsi qu'une foule de fonctionnaires subalternes - marchèrent vers le danger à pas calculés, en restant sur leurs gardes. Le déclenchement de la guerre a été le point culminant de chaînes de décisions prises par des acteurs politiques visant des objectifs précis, capables d'un regard critique sur eux-mêmes, conscients de se trouver devant des options variées et désireux de se forger le meilleur jugement possible sur la base de l'information à leur disposition. Nationalisme, matériel militaire, alliances, intérêts financiers : tous ces éléments jouèrent un rôle dans cette histoire, mais on ne peut leur attribuer une vraie valeur d'explication que si l'on observe leur influence sur les décisions qui, combinées les unes aux autres, ont fait éclater la guerre.
Pourtant ce qui frappe le lecteur du XXIe siècle qui s'intéresse à la crise de l'été 1914, c'est sa modernité brutale.
Tout commence avec un groupe de tueurs kamikazes et une poursuite en automobile. Derrière l'attentat de Sarajevo se trouve une organisation ouvertement terroriste, mue par le culte du sacrifice, de la mort et de la vengeance - une organisation extraterritoriale, sans ancrage géographique ou politique clair, éclatée en différentes cellules qui ignorent les clivages politiques.
Une organisation qui ne rend de comptes à personne, dont les liens avec un gouvernement souverain sont indirects, secrets et certainement très difficiles à repérer pour qui n'en est pas membre. De toute évidence, juillet 1914 nous est moins lointain, moins illisible aujourd'hui qu'il ne l'était dans les années 1980.
La fin de la guerre froide a mis à bas un système bipolaire garantissant la stabilité du monde, aujourd'hui remplacé par un panel de forces plus complexes et plus imprévisibles, parmi lesquelles des empires en déclin et des pouvoirs émergents - une situation qui appelle la comparaison avec l'Europe de 1914. Accepter ce défi ne signifie pas faire preuve de soumission au présent en réécrivant le passé pour répondre aux besoins d'aujourd'hui, mais plutôt reconnaître les éléments du passé dont nous avons une vision plus claire depuis que notre point de vue a changé.
Mobilisant un nombre impressionnant de sources de toute nature, depuis les compilations analytiques de dépêches diplomatiques conduites par plusieurs de ses prédécesseurs dans le domaine jusqu'aux multitudes de mémoires privés ou publics produits par les acteurs eux-mêmes sur le sujet, c'est surtout par son travail sur l'agencement des faits historiques et des enchaînements de causalités, sans cautionner ni fatalité ni inexorabilité, que Christopher Clark se distingue sans doute le plus au sein de ce champ historique particulier, dont il souligne à raison la vertu comparatiste dans un monde contemporain rendu la complexité et à l'histoire, dont la fin, trop tôt annoncée ou réclamée, n'a pas eu lieu dans les années 1990.
Et c'est ainsi que « Les somnambules » nous fournit une très stimulante leçon de géopolitique en action, et pas uniquement d'histoire, précisément.
Ce livre s'efforce donc de comprendre la crise de juillet 1914 comme un événement moderne, le plus complexe de notre époque, peut-être de tous les temps. Son propos est moins d'expliquer pourquoi la guerre a éclaté que comment on en est arrivé là. Bien qu'inséparables en toute logique, le pourquoi et le comment nous conduisent dans des directions différentes.
La question du comment nous invite à examiner de près les séquences d'interactions qui ont produit certains résultats. Par opposition, la question du pourquoi nous conduit à rechercher des catégories causales lointaines - impérialisme, nationalisme, matériel militaire, alliances, rôle de la haute finance, conceptions du patriotisme, mécanismes de mobilisation.
Cette approche a le mérite de la clarté mais produit également un effet trompeur en ce qu'elle crée l'illusion d'une causalité dont la pression augmente inexorablement, les facteurs s'empilant les uns sur les autres et pesant sur les événements. Les acteurs du jeu politique deviennent les simples exécutants de forces établies depuis longtemps qui échappent à leur contrôle.
Dans l'histoire que raconte ce livre, au contraire, l'initiative personnelle est prépondérante. Les principaux décideurs - rois, empereurs, ministres des Affaires étrangères, ambassadeurs, commandants militaires ainsi qu'une foule de fonctionnaires subalternes - marchèrent vers le danger à pas calculés, en restant sur leurs gardes. Le déclenchement de la guerre a été le point culminant de chaînes de décisions prises par des acteurs politiques visant des objectifs précis, capables d'un regard critique sur eux-mêmes, conscients de se trouver devant des options variées et désireux de se forger le meilleur jugement possible sur la base de l'information à leur disposition. Nationalisme, matériel militaire, alliances, intérêts financiers : tous ces éléments jouèrent un rôle dans cette histoire, mais on ne peut leur attribuer une vraie valeur d'explication que si l'on observe leur influence sur les décisions qui, combinées les unes aux autres, ont fait éclater la guerre.
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