On connaît l’argument par ailleurs évident de la situation intérieure très délicate du président Porochenko (7%-8% de popularité), à quatre mois des élections présidentielles, et l’avantage pour lui de provoquer un tel incident qui lui permet d’instaurer pour un mois la loi martiale (une première en Ukraine depuis l’indépendance de 1991), avec le joker d’une prolongation qui permettrait de reporter cette élection de mars prochain en grignotant quelques pour-cents. Mais ce qui nous semble beaucoup plus remarquable que les habituelles grotesqueries bellicistes du “roi du chocolat”-président aux abois dans les sondages, ce sont l’extrême rigueur et la fermeté de l’attitude russe.
Il est vrai que le passage de l’extrêmement étroit détroit, désormais surmonté d’un pont flambant neuf entre la Crimée et sa mère-patrie russe retrouvée, est considéré par le FSB comme un objectif potentiel de terroristes antirusses qui chercheraient à faire sauter le pont. (Des informations un peu rapides et fiévreuses sur une tentative d’attaque catastrophique dans ce sens ont été diffusées immédiatement après l’arraisonnement.) Poutine a également téléphoné à Merkel pour lui demander de faire pression sur Porochenko pour qu’il ne fasse pas quelque bêtise de trop, ce qui dramatise encore la situation et d’ailleurs devrait rencontrer les vœux des Allemands qui ont déjà proposé de servir d’intermédiaire entre les deux pays pour trouver un arrangement.
Quoi qu’il en soit, on observe cette fermeté russe dans la réaction opérationnelle immédiate et sans hésitation, et la rapidité de la mobilisation de tout l’appareil diplomatique en même temps que la promptitude et le sérieux des mesures de sécurité. S’il y a évidemment une justification à cette fermeté, on observera qu’il s’agit d’une attitude (de la part de Poutine notamment) qui tranche sur ses démarches habituelles, plus souples, plus inclinées à la conciliation, plus lentes même dans des situations impromptues et d’urgence (durant la phase aiguë de la crise ukrainienne, lors de la destruction d’un Su-24 russe par les Turcs, ou celle d’un Il-20 du fait indirect des Israéliens). C’est une idée qu’on retrouve dans certains commentaires, même si elle n’est pas centrale à ces commentaires ; par exemple, la commentatrice française vivant à Moscou Karine Bechet-Kolovko, notant sur son blog :
« Pour autant, un résultat a déjà été atteint. Chacun cherchant à trouver les limites de l'autre, la Russie a montré sa volonté réelle à défendre son territoire : ce n'est pas parce qu'elle ne veut pas du conflit qu’elle ne prendra pas toutes les mesures pour se défendre. Pour ceux qui avaient un doute, la Crimée est russe. De jure et de facto. »
Un autre aspect remarquable de cette affaire, comme contrepoint inhabituel, c’est la retenue inhabituelle de la partie adverse, le bloc BAO/l’OTAN et le gros de la cavalerie du Russiagate, surtout aux USA. Les aventures à la fois symboliques et ironiques d’une série de tweets d’un chercheur suédois américanisé, logé à Washington D.C. et émargeant à l’Atlantic Council, en témoigne a contrario. Anders Aslund avait sans doute conclu que c’était là la chance de sa vie de se poser en détonateur de la défense de la liberté, et il avait aussitôt tweeté, ignorant évidemment toutes les réalités légales et topographiques de l’affaire (dont la très faible profondeur dans la Mer d’Azov, restreignant d’autant la navigation), qu’il était temps que l’US Navy envoie un navire en Mer d’Azov par le détroit de Kerch :
« What is the EU going to do about the illegal Russian blockade of the international Sea of Azov? Instant action is called for![...] NATO and the United States should send in naval ships in the Sea of Azov to guarantee that it stays open to international shipping ! »
Quelques heures plus tard, après avoir essuyé quelques rebuffades, notamment de correspondants à Moscou de journaux de la presseSystème US, il observait avec une grande amertume, ravivant les soupçons de l’emprise de la pieuvre-Russiagate sur la direction de l’“Empire” (sans compter qu’on n’a pas encore enregistré l’habituelle rengaine de nouvelles sanctions antirusses : elles vont peut-être venir mais elles traînent...) :
« By the end of the day, not one single US official has said a word against Russia's aggression in Ukraine. That can only mean that they were strictly ordered by POTUS not to do so. Why is POTUS supporting Russian aggression in Ukraine ?! »
On observerait ainsi un certain déphasage de la situation, à l’occasion de cette crise accouchée par le “roi du chocolat” ukrainien, du moins selon l’une ou l’autre hypothèse que nous faisons pour expliquer ce déplacement, comme en vases communicants, des réactions : plus de fermeté russe instantanée, conjuguée à beaucoup moins de réactions et de pressions antirusses dans le bloc-BAO. Pour les deux cas, notre hypothèse tient précisément à ceci : une aggravation générale des situations intérieures, tendant à mobiliser l’attention autour de buts et de problèmes hors de la sphère du chaos international, plutôt dans la sphère des chaos nationaux et trans-nationaux entre amis...
• La généralisation de la transformation de la politique extérieure du bloc-BAO en général (politiqueSystème) en une addition d’agressions perpétuelles, sous forme de sanctions, d’ingérences, d’expéditions militaires, d’attaques (surtout par drones) du type “contrat” du crime organisé, etc., fait que le moyen d’un conflit extérieur pour détourner l’attention d’une crise intérieure (type-Wag the Dog) est de moins en moins utilisé puisque constamment activé. Les crises intérieures, à la fois dans les pays et entre les amis du bloc, étant à la fois fabriquées, formidablement amplifiées par le système de la communication, extraordinairement compliquées par l’addition des narrative installant des réalités antagonistes et concurrentes, parsemées de fractures haineuses à l’intérieur des systèmes nationaux ou à l’intérieur des regroupements propres au bloc-BAO, elles finissent par accaparer à la fois tous les moyens et toutes les attentions et ne peuvent plus être détournées puisque devenues insaisissables et incontrôlables.
Le champ intérieur domine de plus en plus, chacun avec sa propre interprétation de la Grande Crise de l’Effondrement du Système. Actuellement, toute l’attention de Trump va à la crise de la migration sur la frontière Sud des USA, où des affrontements ont lieu ; toute l’attention de Macron va à la crise des gilets-jaunes ; toute l’attention de May va à la crise post-Brexit ; toute l’attention de Merkel va à sa propre inexistence (et, presqu’exception à la règle, aux coups de fil de Poutine) ; toute l’attention de l’UE va à l’affrontement avec l’Italie ; et ainsi de suite...
• Du côté russe pour l’affaire qui nous intéresse, c’est un peu l’inverse. Il apparaît de plus en plus évident que Poutine se heurte à des difficultés intérieures qui ont presque une allure de crise. Sa popularité a chuté d’une moyenne de 83%-85% dans la période 2014-2016 à des chiffres autour de 65%-67% aujourd’hui. C’est la tendance qui est inquiétante pour le président russe, et elle est due à des mesures intérieures (par exemple, la réduction des pensions) exposant d’une façon paradoxale l’aile libérale de sa politique, aux niveaux économique et social, due à l’influence des groupes libéraux-atlanticistes dans la direction russe. Il devient alors possible de concevoir que Poutine pourrait juger qu’il peut stopper cette tendance et se refaire une popularité triomphante en accentuant sa posture patriotique, notamment par une politique de sécurité nationale plus ferme (on lui a déjà reproché sa tendance à trop chercher la conciliation). Le cas ukrainien est idéal pour cela, puisqu’il s’agit directement de la sécurité du pays, et l’on comprendrait encore mieux qu’il ait accepté dans l’affaire du détroit de Kerch de laisser faire preuve de la fermeté immédiate que les divers organes de sécurité, des militaires au FSB, lui demandent avec de plus en plus d’insistance, sinon l’exigent avec de plus en plus d’autorité. Poutine ferait alors paradoxalement du Wag the Dog, – également pour se concilier l’appareil très puissant de sécurité nationale...
Certes, il ne s’agit que d’hypothèses interprétatives, et il ne s’agit en aucun cas d’offrir un nouveau schéma des attitudes et manœuvres tactiques (ou absences de manœuvres) des directions politiques. Il s’agit finalement d’envisager la possibilité d’un nouveau bouleversement des attitudes correspondant, non pas tant à des postures élaborées, mais essentiellement à une nouvelle avancée du désordre et du chaos caractérisant la situation du monde. En effet, s’il y a effectivement ce qui semble être des évolutions dans la façon d’appréhender les crises, selon ce que sont ces crises, il y a aussi la poursuite et l’accroissement de la généralisation des désordres internes s’alimentant désormais directement au grand désordre globalisé qui s’est établi sur le monde, ce désordre comme principale gâterie de la globalisation elle-même qui s’effrite en poussières diverses dans les domaines qui font pourtant son miel, du commerce et de l’économie.
D’un point de vue strictement opérationnel, hors de toutes les hypothèses sur les causes et les mécanismes, il reste qu’à notre estime le point important à retenir pour l’instant de cette crise du détroit de Kerch, c’est un certain durcissement, ou un durcissement certain, de la politique de sécurité nationale de la Russie. De même, et comme parallèlement pour renforcer cette perception d’un durcissement, on observera qu’une attaque chimique qui a touché une centaine de personnes à Alep, dans l’indifférence bienveillante de la presseSystème du bloc-BAO, a aussitôt suscité une série d’attaques aériennes russes de riposte dans la région-tampon d’Iblid, contre des groupes rebelles jugés responsables directs ou indirects de cette attaque.
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