Les immenses incendies qui détruisent la Californie, outre de constituer une catastrophe d’une puissance peu commune, nous offrent un événement symbolique qui ne l’est pas moins, de cette “puissance peu commune”, tant il s’applique parfaitement à la situation politique et métahistorique des États-Unis. C’est comme si Les raisins de la colère étaient inversés, et cette fois il s’agit de la colère du Ciel et des dieux qui y résident.
(Un parallèle pourrait être tracé en effet pour les USA, où une catastrophe naturelle souligne une crise intérieure extrêmement grave. Le terrible Dust Bowl de 1933, – les Dirty Thirties, – ravagea les États intérieurs de la bordure centrale du Sud alors que le pays se trouvait au fond terrifiant de la Grande Dépression. Mais si l’on veut accepter l’analogie, il faut la hausser à la mesure de ce que je crois être l’ampleur du cataclysme : l’incendie de la Californie comme mesure symbolique et maléfique de la Grande Crise d’Effondrement du Système, bien plus grave bien entendu que la Grande Dépression ; et il faut aussi l’inverser : dans ces années-là, la Californie était la Terre Promise et trompeuse des Raisins de la colère, aujourd’hui c’est la terre brûlée de quelque chose comme les “raisins de la terreur”.)
La Californie est, ou bien fut parfois présentée comme l’American Dream de l’American Dream et un groupe rock fameux (The Mama’s & The Papa’s) des grandes années de révolte utopiste et hédoniste bâtit son succès en 1965 sur la chanson California Dreamin’ tant cet État constituait le berceau, l’inspirateur et la scène de l’événement. Aujourd’hui, je dirais volontiers qu’il est le symbole et le réceptacle de tous les aspects de la crise qui s’est installée aux USA, qui s’est répandue à ciel ouvert depuis l’élection de l’étrange et improbable Donald Trump.
Cet État totalement anti-Trump, l’un des deux plus grands et le plus puissant de tous les États de l’Union, est ouvertement et massivement, viscéralement antitrumpiste, au point qu’il s’est constitué en réfractaire de nombre de ces lois fédérales qu’il peut repousser ; qu’il est ouvert aux migrants hispaniques contre toute la politique de Washington ; qu’il est ouvertement “progressiste” et le berceau de toutes les minorités sociétales ; qu’il s’appuie sur les deux puissances progressistes et ultra-riches, – Silicon Valley et Hollywood... Toutes ces vertus que célèbre la postmodernité ont conduit la Californie au point où cet État est touché bien plus que la plupart des autres par les calamités naturelles suscitées par les excès du progrès de l’homme, dans le cadre oppressant d’une sécheresse endémique et d’une terrible crise de l’eau ; où ses infrastructures sont dévorées par l’appât du gain du Corporate Power ; où il rassemble dans une proximité insolente les plus grosses fortunes dans leurs luxueuses résidences ensoleillées et les pauvretés les plus immondes au point de faire de San Francisco une ville puante du fait des défécations de ses sans-abris.
La Californie flirte ouvertement avec la sécession comme si elle jurait que les USA ne la méritent plus, avec à l’intérieur d’elle-même des ilots de conservatisme exacerbé qui étudient la possibilité d’une sécession à l’intérieur de l’État ouvertement sécessionniste. Elle est au bord de l’apocalypse et elle prétend toujours être au-dessus des autres, dominatrice et sûre d’elle-même.
La Californie est aussi une quintessence de l’évolution de l’Amérique, comme elle pourrait l’être jusqu’à son effondrement. C’est dans cet État qu’après les Roaring Twenties qui avaient emporté toute l’Amérique s’étaient développés dans les années 1930 du temps de la Grande Dépression, à côté d’une pénétration symbolique marquée du communisme chez les beaux esprits, l’industrie aéronautique et de l’armement, un scientisme quasi-mystique qui déboucherait sur le complexe militaro-industriel et accoucherait de la bombe atomique, les fortunes conservatrices friandes de suprémacisme anglo-saxon, la scientologie et l’ésotérisme de bazar qui juraient donner du sens aux soi-disant orgies plus ou moins sataniques de la “moderne Babylone”, le Hollywood des moguls et nababs des grands studios, tous juifs impeccablement américanistes et suprémacistes anglo-saxons, prêtant main-forte au mccarthysme pour dresser les listes noires de leurs “artistes” du cinéma qui se donnaient une conscience sociale en côtoyant les communistes... Et, comme on l’a vu, c’est cette Californie qui fut la matrice de la grande rupture des années 1960, bien plus que les États du Sud qui avaient pourtant été le champ de bataille de la lutte des Noirs pour leurs droits civiques.
Et voilà qu’aujourd’hui, comme hier mais bien plus qu’hier, plus massivement et bien plus symboliquement, voilà qu’aujourd’hui la Californie brûle. Elle brûle sur son Nord, jusqu’à anéantir une ville nommée Paradise, et sur son Sud, jusqu’à forcer à l’exode les stars hollywoodiennes qui ont fait de Malibu leur paradis clinquant et puant des millions de dollars.
L’Amérique ne montre guère un de ces élans de grande solidarité pour les victimes de cette catastrophe, comme si la Californie était déjà un autre pays, une autre époque, un autre American Dream. Quant à Trump, sa compassion se fait au compte-gouttes et conformément au comptage des voix qui lui sont hostiles, entre l’une et l’autre diatribes contre les dirigeants californiens chargés des péchés d’incompétence et d’impréparation face à la catastrophe pourtant si prévisibles, puisque renouvelée chaque année, comme les répliques antérieures du grand cataclysme qui gronde aujourd’hui et fait croire à des apocalypses. (Comme de surcroit, les prophètes de malheur n’annoncent-ils avec de plus en plus d’insistance ce grand tremblement de terre, le Big One, qui achèvera la dévastation de la Californie ?)
Ce que je veux dire finalement, c’est combien cette catastrophe des incendies californiens a un poids et une valeur fondamentalement politiques, et peut-être plus encore, métahistoriques. Nulle part ailleurs plus qu’en Californie se fait cette rencontre terrible et cette conjonction dynamique catastrophiquede la Grande Crise de l’effondrement de notre contre-civilisation et de la Grande Crise de la colère du monde que notre activité forcenée d’exploitation, d’appât du gain et d’hybris a suscitée.
Bien entendu, nul ne s’étonnera si le vent qui attise les feux de l’enfer de Californie est un phénomène météorologique connu dans cette région, identifié du temps où la Californie était hispanique sous le nom de El Diablo. Prévoyante et visionnaire, la Californie devenue république et État américaniste de l’Union a conservé précieusement ce nom tandis que ses nationaux et migrants hispaniques qui constituent désormais la première communauté de cette terre brûlée se demandent si la fameuse Reconquista ne triomphera pas sur un tas de cendres.
Philippe Grasset
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