12 août 2018

Cohn-Bendit par Cohn-Bendit


[...] En Allemagne, il est célèbre et admiré. En France, il est aimé par certains mais aussi détesté. On le sait, il fut très jeune l’icône de Mai 68 à Paris, mais il a vite su sortir de ce rôle. Révolutionnaire ? Plutôt libertaire et réformiste. Écologiste ? Assurément, mais sans dogme. Voici, racontées par lui-même, les multiples vies de Dany Cohn-Bendit, des deux côtés du Rhin.

Virginie Bloch-Lainé. En préparant cet entretien, il m’a semblé que l’optimisme est une valeur constante de votre vie. Il éclate dans le sourire que vous faites à un policier en 1968 sur la photo célèbre de Gilles Caron ; dans votre mandat d’adjoint au maire de Francfort à partir de 1989, pendant lequel vous travaillez à l’accueil et à l’intégration des émigrés ; dans la confiance que vous accordez à l’Europe, attaquée par les souverainistes ; et dans votre façon de toujours chercher autant que possible la concorde et le dialogue avec ceux qui ne partagent pas vos idées. D’où vient cet optimisme ?

Daniel Cohn-Bendit. Peut-être de circonstances familiales. Mes parents, qui avaient fui l’Allemagne en 1933, avaient une vie assez difficile de réfugiés, à Paris, après la guerre. Mais j’ai eu une enfance heureuse qui a sans doute structuré mon caractère – même si de temps en temps, je ne suis pas totalement optimiste.

VBL Vous dites avoir eu une enfance heureuse. Vos parents étaient juifs, réfugiés à Paris pour fuir le nazisme ; vous avez habité longtemps sans eux, et vous les avez perdus tous les deux lorsque vous aviez 16 ans. Pour un œil extérieur, ce n’est pas exactement une enfance heureuse.

DCB Oui, mais j’étais toujours dans des milieux agréables. Pendant la guerre, mes parents étaient cachés près de Montauban, mon frère (qui était né en 1936) était lui aussi près de Montauban chez des paysans. Mais mon enfance a été heureuse, je vivais dans un climat heureux. À l’école primaire, à Paris, j’étais un peu chahuteur mais j’étais bien. Je n’ai pas traîné avec moi un malheur éternel.

VBL Que faisaient vos parents avant de venir en France, en 1933 ?

DCB Mon père était avocat, avocat de gauche. Il défendait le Secours rouge à l’époque, à Berlin. Après l’incendie du Reichstag, le 27 février 1933, un haut fonctionnaire de l’État, sympathisant nazi, qui connaissait mon père, l’a averti qu’il allait être arrêté, donc il a quitté Berlin avec sa femme, ma mère, qui était encore étudiante en droit.

VBL Et lorsqu’ils arrivent à Paris, ils fréquentent Hannah Arendt…

DCB En fait, les réfugiés allemands se retrouvaient à Paris et formaient un groupe de discussion dont mes parents faisaient partie, avec Walter Benjamin, Hannah Arendt et d’autres intellectuels que mon père connaissait déjà à Berlin. C’est là qu’une sympathie, une amitié même, est née entre mes parents et Hannah Arendt.

VBL Hannah Arendt, son mari Heinrich Blücher et Walter Benjamin sont arrivés en France au même moment, en 1933.
"Je dis souvent que je suis un enfant de la liberté"

DCB En 1939 avec la déclaration de guerre avec l’Allemagne, l’État français arrête tous les Allemands. Mon père et Blücher ont été déportés ensemble, après leur arrestation, vers la Bretagne, je crois. Et après ils se sont évadés et ont rejoint Hannah Arendt et ma mère à Montauban. Ensuite, Blücher et Arendt ont continué en passant par l’Espagne vers les États-Unis et mes parents sont restés à Montauban où il y avait une maison des Éclaireurs juifs qui hébergeait des enfants de parents déportés.

VBL Vous naissez en avril 1945, à Montauban. Que font vos parents après votre naissance ?

DCB Je dis souvent que je suis un enfant de la liberté. C’est peut-être ça aussi qui explique mon optimisme. Car j’ai été conçu avec la première possibilité biologique après le débarquement. Après ma naissance et la Libération, mes parents sont revenus à Paris et pendant trois ans ils ont eu une maison d’enfants à Cailly avec des enfants juifs dont les parents avaient été déportés. Mon père était un avocat de formation allemande et il ne pouvait donc pas ouvrir un cabinet en France. Il faisait des petits boulots. Il aidait à l’administration des maisons d’enfants, mais ce n’était pas sa vie. Donc il est rentré en Allemagne en 1950, pas à Berlin mais à Francfort. Ma mère est restée à Paris avec mon frère et moi. Mes parents étaient plus ou moins séparés. Et ma mère, après, a été directrice économique, ou plutôt économe, du lycée juif à Paris, de l’école Maïmonide.

VBL Vos parents étaient-ils pratiquants ?

DCB Pas du tout. Ma mère était sioniste éclairée et, vraisemblablement, si mon père avait eu la même orientation, elle aurait aimé aller en Israël. Mon père disait : « Je suis un Juif de la diaspora » et Israël n’était pas sa tasse de thé. Nous y avions de la famille, des amis, et beaucoup plus tard je suis allé en Israël, un été, dans le kibboutz Ha-Zorea où il y avait des membres de la famille de ma mère... Mais ils n’étaient pas pratiquants. Comme ma mère travaillait dans ce lycée juif, elle aimait les fêtes juives. Et moi, Chavouot, Souccot, tout ça, j’y allais aussi. Mais la personne qui m’a pris en main un peu à l’école juive, c’était le jardinier espagnol. Un républicain qui m’a emmené pour la première fois voir des matchs de football, etc.

VBL Habitiez-vous dans l’école ?

DCB Non, nous habitions dans le xve arrondissement, près de la Convention, square Léon-Guillot. D’ailleurs, après mon bac, en 1968, j’y suis revenu.

VBL Vos parents vous ont-ils parlé de la France et du comportement des Français pendant l’Occupation ?

DCB Plus tard. Quand mon père est parti, j’avais 5 ans… C’est seulement en 1959, l’année de sa mort, au dernier moment donc, que nous avons parlé un peu…

VBL Et vous, quelle idée aviez-vous de la France ?

DCB J’en avais une idée vague. Je savais que mes parents étaient réfugiés, qu’ils étaient cachés. Mon frère, qui a neuf ans de plus que moi, avait une mémoire peut-être un peu enjolivée. Il trouvait ça très bien, les paysans chez qui il avait été caché étaient très gentils. Donc lui non plus ne racontait pas ça comme un malheur… Il y a quelques années, un livre assez drôle a été publié, en allemand, sur les Juifs de Mai 68. C’est un historien qui raconte l’histoire de trois Juifs qui ont participé aux événements : Pierre Goldman, André Glucksmann et moi. Il a retrouvé des choses, par exemple la demande de réparations qu’a écrite mon père pour ma mère. Et il raconte comment ils s’étaient cachés dans les bois pendant l’Occupation, au moment où, même en zone dite libre, on arrêtait les Juifs. Ils se cachaient dans les bois, sans chauffage, etc. C’est là que pour la première fois j’ai découvert la dureté de cette période pour mes parents, leurs angoisses, leurs peurs.

VBL Cette demande de réparations a-t-elle abouti ?

DCB Oui. Mon père était un spécialiste des réparations. Et ma mère a eu des dédommagements. Ce qui a été extraordinaire pour elle, c’est le fait que mon père a fait la demande en disant : « Si elle n’avait pas dû fuir, elle aurait continué ses études de droit et serait devenue juge pour enfants ». Donc les Allemands l’ont considérée comme juge pour enfants et lui ont donné une pension de juge pour enfants. On a changé de niveau de vie du jour au lendemain. On a eu l’eau chaude dans l’appartement.

VBL Vos parents étaient-ils de bons éducateurs pour votre frère et vous ?

DCB Oui. Ma mère était une femme formidable. De temps en temps je rencontre des anciens élèves de l’école Maïmonide et, pour tous, Tricoti – ma mère tricotait beaucoup et on l’appelait ainsi –, c’était vraiment la grande dame de l’école Maïmonide de l’époque. Et mon père était un intellectuel très fin. Ses dernières années, il était très malade. D’ailleurs dans les lettres de Hannah Arendt à Blücher, son mari, elle parle de lui. Elle dit que malheureusement mon père avait un problème d’alcool, ce qui est vrai, qu’il était malade, mais que si on voulait comprendre l’Allemagne, c’était le meilleur interlocuteur. En 1933, il était ce qu’on appellerait aujourd’hui un bobo socialiste. Il y avait alors les communistes, les socio-démocrates et, entre les deux, l’équivalent pourrait-on dire d’une certaine gauche socialiste : l’USPD, Parti social-démocrate indépendant d'Allemagne (en allemand : Unabhängige Sozialdemokratische Partei Deutschlands). Mon père était plutôt USPD, très à gauche mais anti-communiste. 
La philosophe Hannah Arendt (ici en 1944) était une amie des parents de Daniel Cohn-Bendit.• Crédits : Fred Stein / picture alliance / DPA - AFP

VBL Anti-communiste, de façon virulente ?

DCB De façon consciente. D’ailleurs, mon frère et moi, et ma mère aussi, nous avons été marqués par ce refus du totalitarisme communiste. C’est ce qui liait aussi mon père à Hannah Arendt.

VBL Après avoir commencé votre scolarité en France, lorsque votre père est mort, vous êtes parti en Allemagne dans un internat…

DCB Avant sa mort, même. Mes parents étaient plus ou moins séparés mais quand mon père est tombé malade il a voulu que ma mère vienne l’aider. C’était en 1958, elle a décidé d’arrêter son travail et d’aller en Allemagne, à Francfort. Mon frère a continué ses études supérieures à Paris. Mais, comme j’avais 13 ans, je ne pouvais pas rester. Je suis allé avec ma mère à Francfort mais je ne voulais pas aller dans un lycée allemand… Quelques années avant, en 1952 ou 1953, j’étais allé voir mon père avec mon frère : on se baladait dans la rue, on regardait les gens et en croisant tous ceux qui avaient plus de trente ans, on se disait : « Nazi ? Non, celui-ci peut-être pas ». Enfin, on jouait comme ça. Pour moi, l’idée d’aller dans un lycée allemand où il pouvait y avoir un enseignant nazi ou crypto-nazi ou collabo nazi, c’était impensable. Je suis allé dans un internat où il y avait un professeur qui lui aussi avait eu une maison d’enfants en France, un ancien communiste juif allemand avec sa femme, et c’est là que j’ai passé mon bac, en 1963 ou 1964.

VBL Était-ce une école expérimentale ?

DCB C’était un lycée expérimental où il y avait un parlement des élèves, où il y avait de la coéducation, etc.

VBL Étiez-vous élu de ce parlement des élèves ?

DCB J’ai même mené une campagne électorale. J’ai été élu le plus jeune du parlement. Je faisais des discours sur le bord d’une fenêtre au premier étage en promettant un local pour les élèves et je ne sais plus quoi…

VBL Un repas différent à la cantine…

DCB Non, c’était déjà plus l’organisation de la vie sociale.

VBL Aimiez-vous l’internat ? Le fait de vous trouver en compagnie d’autres enfants, tout le temps ?

DCB J’ai adoré. Ce lycée a eu plus tard des problèmes de pédophilie et a fermé. Mais, pour moi, c’était un lycée où nous étions assez libres. La coéducation veut dire que c’était mon éducation sentimentale et beaucoup de sport. J’ai fait du théâtre, j’ai joué Le Malade imaginaire. On écrivait des pièces.

VBL Tout cela en français ou en allemand ?

DCB Le Malade imaginaire, c’était en français.

VBL Parliez-vous l’allemand aisément ?

DCB Oui, après un certain temps j’étais bilingue. J’ai même écrit une pièce, un genre de Till l’Espiègle. Et par la suite j’ai été « metteur en scène » avec un copain. On a travaillé avec des jeunes de 8, 9 ans, une pièce où eux-mêmes formulaient leur texte. Cela s’appelait Le Porteur d’eau. Un conte. Tout ça a été important pour ma carrière politique.

VBL Était-ce un établissement antiautoritaire ? Y avait-il des blâmes de la part des profs ?

DCB Non, ce n’était pas autoritaire, mais pas non plus antiautoritaire. Le directeur de l’école était une figure, il y avait des notes. C’était dans l’organisation de la vie sociale, dans l’apprentissage de la démocratie justement, avec ce parlement, que se manifestait l’ouverture d’esprit de cet établissement. L’école finlandaise, aujourd’hui, est beaucoup plus libérale et ouverte que mon lycée de l’époque. Il y avait une chose très bien mais que je n’ai pas faite : nous pouvions en même temps passer notre bac et suivre une formation, de serrurier ou de menuisier par exemple. C’était assez innovant.

VBL Alliez-vous à Francfort parfois ?

DCB Oui, Francfort était à cinquante kilomètres de mon lycée. J’y allais mais, après la mort de mon père, ma mère est rentrée à Paris et donc pendant les vacances scolaires, j’allais à Paris.
"J'étais apatride"

VBL Vous n’étiez ni allemand, ni français …

DCB J’étais apatride. À la naissance de mon frère, en 1936, mes parents l’avaient déclaré français. Moi je suis né en avril 1945, alors que mes parents pensaient partir aux États-Unis, donc ils se sont dit : « On ne va pas le déclarer français puisque dans trois mois il sera américain ».

VBL Aviez-vous de la famille là-bas ?

DCB Nous avions de la famille et surtout beaucoup d’amis, en particulier Hannah Arendt, et d’autres amis de ce milieu. À Montauban, dans la maison d’enfants dans laquelle travaillait ma mère, mes parents avaient des amis dont le fils était né pratiquement le même jour que moi – nous étions frères de lait. Ils venaient de migrer aux États-Unis et mes parents croyaient pouvoir les rejoindre rapidement. Mais très vite, mon père a freiné parce qu’il a compris que s’il voulait redevenir avocat, cela ne serait possible qu’en Allemagne. Donc ils ne sont pas partis aux États-Unis et, de mon côté, je n’ai pas été déclaré. Donc je suis resté apatride. Cela n’a changé que quatorze ans plus tard. Juste avant sa mort, mon père m’a dit : « Si tu ne veux pas faire ton service militaire, prends la nationalité allemande ». Mon frère, qui avait 22 ans à l’époque, devait faire deux ans de service, ce qu’il a fait en 1961. J’avais le droit, puisque mes parents étaient réfugiés, de prendre la nationalité allemande.

VBL À quel point la guerre d’Algérie a-t-elle compté pour vous ?

DCB Elle a surtout compté pour mon frère. Je ne voulais pas faire mon service militaire, il n’en était même pas question. Je dis toujours que je dois être le seul Allemand à avoir choisi la nationalité allemande pour ne pas faire son service militaire, une possibilité qui ne correspond pas à ce que l’on imagine, a priori, de la culture allemande. Donc me voilà allemand.

VBL À quel moment avez-vous cessé de penser, en marchant, dans la rue en Allemagne « lui nazi, lui pas nazi » ?

DCB À partir du moment où j’ai commencé à vivre en Allemagne, et à connaître des gens, ça s’est un peu calmé, même si un fond de suspicion est resté. Mais, en allant au lycée, je voyais que l’Allemagne faisait un effort et se penchait sur son histoire. Plus tard, j’ai vu la difficulté qu’avait la France à réfléchir à la collaboration, à sortir de la fiction selon laquelle il n’y aurait pas eu de problèmes tous les Français étant des résistants, cela ne m’a pas réconcilié avec l’Allemagne, mais j’ai réalisé à quel point le passé était douloureux.

VBL Vous avez parlé de votre frère, de neuf ans votre aîné. Étiez-vous proches depuis l’enfance, ou est-ce la mort de vos parents qui vous a rapprochés ?

DCB C’est d’abord l’absence puis la mort de mon père. Mon père est parti lorsque j’avais 5 ans et mon frère 14 ans. Il était toujours le grand frère qui déblayait le terrain et dont j’enviais la liberté. Il fut à un moment un ersatz de père, surtout intellectuellement. Il m’a beaucoup influencé politiquement.

VBL Vous pouvez apparaître comme des jumeaux, étant donné votre complicité…

DCB Oui, nous avons une forte proximité. Mais des jumeaux avec neuf ans de différence, ça n’existe pas. Nous avons mené des vies différentes. À partir de 1968, nous nous sommes perçus comme des personnes différentes – sociologiquement et politiquement. Lui vivait en France, moi en Allemagne ; j’ai vécu les mouvements antiautoritaires en Allemagne… Tout cela a rendu nos vies différentes.

VBL Vous dites « perçus différemment », de quelle façon votre frère était-il perçu ? Était-il davantage anarchiste que vous ?

DCB Non, mais il est devenu le frère de l’icône de 68. Là est la différence. Il y a cette fameuse blague qu’aime raconter mon frère : c’est qu’avant ma naissance, ma mère a vu quelqu’un – une voyante peut-être – qui a lu l’avenir dans sa main et lui a dit : « Vous aurez deux fils ». Elle en avait déjà un. « L’un sera très intelligent et l’autre un génie ». Mon frère raconte que l’histoire a tranché, et que le plus connu n’est pas le génie ! Il fut un frère protecteur. C’est lui, par exemple, qui a organisé toute la campagne pour la levée de mon interdiction de séjour.

"Nous voici arrivés à l’année 1968..."

 Daniel Cohn-Bendit en 1968.• Crédits : AFP

VBL Nous voici arrivés à l’année 1968 et à son fameux mois de mai. Dans leur livre intitulé Génération, Patrick Rotman et Hervé Hamon racontent que vous couriez d’une barricade à l’autre dans le quartier latin pour inciter les manifestants au calme et à la non-violence. Vous êtes souvent interrogé sur la photo de Gilles Caron, vous montrant souriant face à un policier. Vous pourriez vous lasser de parler de cette photo, mais vous aimez la commenter, et dire : « Ce sourire, c’est vraiment moi. » C’est une irrévérence juvénile, qui dédramatise la situation. Quatre ans auparavant, vous faisiez votre premier voyage aux États-Unis. Est-ce que cette expérience, alors que vous avez 19 ans, explique votre différence avec les autres gauchistes de Mai 68 ?

DCB Il s’agissait déjà de mon deuxième voyage aux États-Unis. J’y avais été à 16 ou 17 ans, et j’avais été impressionné par ce mouvement politique pacifiste et pragmatique, le mouvement des droits civiques. Je me souviens qu’en 1964, j’ai assisté à une cérémonie en l’honneur de quatre jeunes qui avaient été assassinés dans le Sud alors qu’ils essayaient d’aider les Noirs à s’inscrire sur les listes électorales. Trois d’entre eux étaient des Juifs, mais la commémoration avait lieu dans une église. C’est là que pour la première fois, j’ai entendu We shall overcome1. Ce mouvement politique traduisait une envie de solidarité, mais en même temps, il portait une dimension culturelle. J’ai assisté à un concert de Joan Baez, qui au bout d’un moment a dit : « Écoutez, c’est ennuyeux de chanter seule, alors j’ai demandé à un ami de me rejoindre ». Et un petit homme est entré, c’était à Forest Hill – là où on jouait au tennis. Tout le monde s’est levé et j’ai demandé à mon copain : « Mais qui est-ce ? » et il m’a répondu : « Tu vas voir, c’est Bob Dylan ». Je ne le connaissais pas. J’étais donc marqué aussi bien par le début du mouvement antiautoritaire en Allemagne que par le mouvement américain. Dans la galaxie gauchiste, j’étais un spécimen.

VBL Vous aimiez les beatniks…

DCB Oui. Et puis, il y avait deux différences que je partageais avec un copain qui a aussi compté en 1968, Jean-Pierre Duteuil : d’abord, nous étions très sportifs. Nous arrivions aux réunions en disant : « Écoutez, non, là on ne peut pas, il y a un match de rugby, ou un match de foot ».

VBL Vous jouiez ou vous regardiez ?

DCB Nous regardions les matchs. Pendant mon enfance, le football a joué un rôle important, et c’est resté. Donc j’étais un militant politique qui avouait : « Moi le sport ça m’intéresse, je le regarde ». Deuxième différence : j’aimais la contre-culture américaine, la musique américaine et anglaise. J’étais plutôt Stones que Beatles, même si, kitsch comme je suis, j’aimais aussi les Beatles.

VBL Vous les trouvez kitsch ?

DCB Un peu… Je ne dis pas gnangnan. Mais c’est gentil, les Beatles. Je me rappelle que, justement, j’étais aux États-Unis quand leur film, A Hard Day’s Night, est sorti. Mais je n’ai rien entendu parce que les gamines dès la première apparition n’ont pas cessé de crier. D’ailleurs, mon grand regret c’est de ne pas avoir été à Woodstock, mais en 1969 j’étais sur l’île de Wight pour le grand concert. C’était très drôle : il y avait une colline, et bien sûr tous les libertaires, les anars, se sont mis sur la colline pour ne pas payer... J’y suis resté deux jours et deux nuits avec ma copine de l’époque. Il y avait un climat un peu différent…

VBL Plus ouvert…

DCB Oui, ce n’était pas l’orthodoxie marxiste-léniniste ou libertaire un peu puritaine.

VBL Qu’aimiez dans le caractère des Américains ?

DCB J’aimais ce côté Just do it, on le fait, on agit. Ce pragmatisme américain m’a toujours plu. Évidemment, il a été décrié. Je me rappelle un événement d’avril 1968 : Joan Baez était à Paris et voulait discuter avec des étudiants. Donc un débat a été organisé au Bullier, dans le gymnase du Crous, à Port-Royal, en face de La Closerie des Lilas. Il y avait quinze cents personnes et elle a commencé à parler du mouvement contre la guerre du Vietnam, du pacifisme, etc. Il y avait là toute une série de « savants » marxistes-léninistes qui lui expliquaient que la non-violence consistait à accepter le système, et que le capitalisme défendant son pouvoir par les armes, il fallait le renverser par les armes. C’était du délire. Joan Baez était là, elle regardait, impressionnée. Et je suis intervenu en disant : « Vous êtes complètement malades. Vous avez un mouvement aux États-Unis contre la guerre du Vietnam qui est beaucoup plus puissant que le mouvement qu’il y a eu en France contre la guerre d’Algérie. Donc vous pouvez dire ce que vous voulez, mais ce mouvement contre la guerre est un mouvement au nom de la Constitution américaine. C’est un mouvement qui dit : “La Constitution américaine ne permet pas de massacrer des Vietnamiens”. » C’était très drôle. Je me suis dit que c’était quand même fou que des révolutionnaires manquent à ce point de curiosité, qu’ils soient incapables de s’intéresser à quelque chose d’autre qu’eux. Je ne disais pas que Joan Baez avait raison, mais ils avaient une idéologie et il leur fallait la plaquer sur tout.

VBL Mais ne parlaient-ils pas ainsi par anti-américanisme ? Par jalousie ?

DCB On peut l’expliquer ainsi aujourd’hui. Il y a en effet un anti-américanisme profond. Les plus intelligents sont capables de dire : « On aime une autre Amérique ». C’est déjà pas mal. Mais il y a dans la gauche et l’extrême gauche françaises un anti-américanisme qui est d’ailleurs incompréhensible si on pense à Sartre. Aussi proche qu’il soit des communistes, Sartre était fasciné par l’Amérique. Ses plus beaux reportages sont ceux qu’il a écrits sur l’Amérique, sur le cinéma américain. Mais il suffisait de dire : « l’impérialisme américain » et tout était dit. On a tout compris et cela continue jusqu’à aujourd’hui.

VBL Vous suiviez des études de sociologie en ayant quel métier en tête ?

DCB En passant mon bac, j’avais une idée : je voulais devenir planificateur dans l’éducation. Dans l’éducation, il faut planifier les besoins des prochaines générations : de quelles écoles aura-t-on besoin dans dix ans, dans vingt ans ? Cela touche à l’évolution démographique et surtout à l’évolution de la société. Combien d’enfants, quelle école, etc. C’est mathématique. Je m’étais d’ailleurs inscrit en maths à Orsay. Mais je n’ai rien compris, donc, j’ai dit pouce. Je me suis inscrit en catastrophe là où j’avais des copains, en sociologie à Nanterre. Je ne savais pas pour quoi faire.

VBL Pouvez-vous nous définir les mots « libertaire » et « anarchiste », en nous précisant la différence entre les deux ? Vous vous disiez libertaire…

DCB Oui, je me disais libertaire. Les anarchistes, c’étaient des militants qui se structuraient autour de l’idéologie anarchiste, autour des grands textes anarchistes. Un libertaire, c’est quelqu’un qui d’un côté reconnaît cette dimension essentielle dans l’histoire du mouvement ouvrier, cette revendication de liberté, d’organisation collective qui vient des anarchistes et de l’Espagne de 1936, et qui en même temps est ouvert à la gauche révolutionnaire, comme la gauche des conseils ouvriers pendant la révolution russe. Donc, quelqu’un qui s’ouvre à la gauche marxiste antitotalitaire. Le libertaire dépasse la gauche marxiste antitotalitaire et s’oppose aussi bien au capitalisme qu’au marxisme. C’était la pierre angulaire de ma pensée en 1968, et mon frère m’avait influencé là-dessus. Les libertaires ont rejoint une tradition anarchiste. Il y avait en France un écrivain libertaire comme Daniel Guérin, des marxistes comme Castoriadis ou les gens de Socialisme ou barbarie, Edgar Morin, qui ont déconstruit le marxisme. C’est la rencontre de ces deux courants de pensée. Les anarchistes étant plus proches de Proudhon que de Marx, par exemple. Et la gauche marxiste non totalitaire, reprend, elle, les Grundrisse de Marx contre l’idéologie du marxisme. Ça devient un mélange compliqué.

VBL Étiez-vous vraiment anarchiste ?

DCB Non, j’étais vraiment libertaire. Antitotalitaire. Le mythe de Che Guevara me tapait sur le système. C’était peut-être la jalousie d’un homme en voyant toutes ces jeunes filles… Il faut avouer qu’il était beau. « Che Guevara, Che Guevara », bon ça va. Mais je trouvais surtout sa conception de la révolution choquante – j’ai lu très tôt les textes de Che Guevara sur la façon de former un autre homme. Cette prétention d’un mouvement politique à changer l’homme, à faire un homme nouveau m’a toujours fait très peur. En cela j’étais vraiment un libertaire anarchiste.

VBL Étiez-vous isolé ?

DCB Nous étions un petit groupe assez isolé, minoritaire. On nous prenait pour des farfelus sympas. On pensait : « Ce n’est pas eux qui feront la révolution ». Mais au fur et à mesure, peut-être donnions-nous envie d’une certaine liberté, cela a changé. C’est ce qui a fait notre force et nous a permis de nous imposer. Surtout que nous étions, moi le premier par définition, contre tous les sectarismes. Je me rappelle une histoire folle à laquelle j’ai repensé quand un groupe d’étudiants de Sciences Po a interdit à Florian Philippot de parler, ce que j’ai trouvé complétement ridicule. Eh bien, en 1968, Roger Garaudy – qui à l’époque représentait le Parti communiste et l’éducation – voulait débattre avec Konopnicki dans la faculté de Nanterre, qui était occupée. Les maoïstes sont devenus complètement fous : il y avait ce jour-là une quinzaine d’étudiants communistes, il y avait Garaudy et Konopnicki et il y avait une trentaine de maoïstes hystériques qui voulaient chasser ces « contre-révolutionnaires » de Nanterre, et moi je les ai défendus et je leur ai permis d’ailleurs de fuir par la porte de derrière. Mais je me disais : ces mecs tueraient ou tabasseraient tout le monde. On voyait là ce qu’est le stalinisme… Dire : « Je déteste ce que vous dites mais je me battrai jusqu’à la fin pour que vous ayez le droit de le dire », c’est une phrase que peu de gens ressentent profondément comme étant l’essence de la liberté. De même, pour la peine de mort, c’est facile d’être contre la peine de mort du copain. Mais se battrait-on contre la peine de mort d’un Eichmann ? C’est là que ça devient intéressant. Si on est contre la peine de mort mais qu’on fait des exceptions, alors on ouvre la boîte de Pandore, et on perd. En cela j’étais vraiment libertaire.
"D’ailleurs, Mélenchon était trotskiste, de la tendance la plus sévère"

VLB Aviez-vous des amis maoïstes? Connaissiez-vous Robert Linhart, par exemple ?

DCB Oui, ma rencontre avec Robert date de la période de folie des maoïstes. Nous étions le 3 ou 4 mai et nous devions passer devant le conseil de discipline. On avait appelé à des manifestations sur place. Quelqu’un est venu me dire : « Robert Linhart veut te parler ». Très bien. Et il me dit : « Dany, il faut absolument décommander les manifestations, c’est un piège, etc. Il faut manifester où se trouve le peuple. » Il voulait nous emmener à Saint-Denis ou je ne sais où. Au bout d’une demi-heure de discussion, je lui ai dit : « Écoute, de toute façon, moi je n’y peux rien maintenant. Les gens vont manifester ou ne vont pas manifester, je n’en sais rien. Moi je vais au conseil de discipline et puis les gens font ce qu’ils veulent. On verra. Et puis ton histoire de piège ça me paraît un peu parano. » Ils étaient vraiment psychorigides. C’est compliqué les maoïstes. Enfin, les trotskistes aussi, c’était pas piqué des vers. D’ailleurs, Mélenchon était trotskiste, de la tendance la plus sévère, la plus folle du trotskisme, les lambertistes. Toute cette smala ensuite a fait de l’entrisme au PS. Il y a des lignes idéologiques qui peuvent expliquer quand même les comportements des uns et des autres…

VBL Avant le mois de mai, il y a un épisode sur lequel je voudrais revenir : c’est le face-à-face avec François Missoffe, ministre de la Jeunesse et des Sports, en janvier 1968. Missoffe vient à Nanterre inaugurer la piscine, il a fait un livre blanc que vous avez lu. Et vous savez que dans ce livre blanc il n’est pas question de sexualité.

DCB Cette histoire est vraiment, dans le sens positif, un détail insignifiant de l’histoire. Insignifiant parce que c’est un hasard pur. Imaginez une vingtaine de copains en train de boire un café, il doit être 16 heures, dans la cafétéria vide de Nanterre et l’un de nous dit : « Oh, il y a Missoffe qui va inaugurer la piscine. On y va. On va voir ». Donc nous y allons, Missoffe arrive, je ne sais pas s’il faisait chaud ou froid et je lui dis « Vous ne parlez pas de sexualité dans votre livre blanc ». Et franchement, ça m’est passé par la tête alors que je ne savais même pas s’il y avait quelque chose sur la sexualité ou non dans son livre. Il me répond : « Si vous avez des problèmes, allez plonger dans la piscine ». Là-dessus, je conclus : « C’est exactement l’idéologie nazie, “si vous avez des problèmes faites du sport, etc.” » Fin de l’épisode. Puis il y a eu l’enquête des Renseignements généraux. Cela été la première procédure : « Mais qui est ce type ? Ah, il n’est même pas français ! Un Allemand qui insulte un ministre français, c’est trop ! » Donc procédure d’expulsion. J’ai pris un avocat gaulliste de gauche qui a fait appel. Là-dessus se greffe le deuxième détail de l’histoire : la fille de Missoffe, Françoise, était étudiante en histoire à Nanterre. Aujourd’hui, c’est une femme politique de droite, mais, à l’époque, ses copains de la fac lui ont demandé d’intervenir auprès de son père. Et d’après ce que j’ai pu apprendre par la suite, le père et la fille en ont parlé : « Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ? » Et lui dit : « Mais je n’en sais rien ». Et Missoffe a donc dit aux autorités : « Arrêtez tout ça. » Et, comme ça, l’histoire s’est déminée. Troisième épiphénomène dans cette histoire terrible et insignifiante : bien après, dans un débat entre Le Pen et Françoise Missoffe, Le Pen l’accuse d’avoir couché avec moi ! Donc, pendant des années, elle a dû vivre avec cette suspicion dans la tête de ses amis politiques de droite, alors qu’on ne se connaissait pas. Bien plus tard, Olivier Duhamel a organisé notre rencontre. Voilà, c’est une histoire assez drôle.
"J’ai peur de la violence mais je n’ai pas peur de dire quelque chose"

VBL Vous avez eu beaucoup de culot en répondant ainsi à François Missoffe. Est-ce qu’il y a des moments où vous avez peur de dire quelque chose ou bien vous faites toujours preuve du même culot ?

DCB J’ai peur de la violence mais je n’ai pas peur de dire quelque chose. Je ne sais pas si c’est du culot ou de l’insouciance. C’était un défi antiautoritaire, pas malin malin, de comparer le livre blanc insignifiant du ministre de la Jeunesse et des Sports à l’idéologie nazie. Disons, avec le recul, qu’il y avait plus intelligent à dire, peut-être. Mais sur le moment ça a fait tilt. C’est ça qui est intéressant.

VBL En 1968, vous êtes expulsé de France, où restent votre frère et vos amis, mais vous ferez une réapparition surprise, en vous cachant sous une perruque. On vous reconnaît lorsque vous ôtez vos lunettes de soleil. Finalement, vous vous plaisez en Allemagne, pays plus perméable que la France à la contre-culture et aux mouvements alternatifs. Comment se passe l’expulsion ? Quand apprenez-vous qu’il faut partir ?
 Discours de Daniel Cohn-Bendit à Berlin en juin 1968• Crédits : KONRAD GIEHR / DPA - AFP

DCB Il y a eu plusieurs périodes, en 68. La Brèche, livre écrit à chaud par Edgar Morin, Cornelius Castoriadis et Claude Lefort, en rend bien compte. C’est une bonne explication du phénomène d’explosion que fut 68. Nous avons en effet ouvert une brèche avec ce mouvement des jeunes antiautoritaires, puis, grâce aux jeunes ouvriers, une grève générale a été déclenchée, qui a paralysé la France entière. Une question de pouvoir s’est alors posée. Entre les deux mouvements, vers le 13 mai, Le Nouvel Observateur m’appelle et me dit : « Sartre voudrait vous interviewer ». C’est comme si l’on annonçait à un catholique : « Le pape veut vous interviewer », j’étais impressionné. Ce qui est formidable, c’est que Sartre était beaucoup plus nerveux que moi. Au cours de la discussion, il me dit : « Alors la révolution, c’est pour quand ? » Je lui explique que le Grand Soir, c’est terminé. C’est une longue suite de convulsions qui provoque des réformes. Après cette grève générale, petit à petit, je perds mes repères. Je deviens une icône pour tous les médias du monde.

VBL En êtes-vous heureux ou pas, sur le moment ?

DCB Les deux. Sur le moment, ça me fait plaisir. Évidemment, à partir du moment où l’on devient célèbre, les gens, les femmes notamment, vous regardent autrement. Ce qui est extraordinaire, c’est que les autres découvrent des choses très bien chez vous qu’ils ne verraient pas si vous n’étiez pas connu, parce qu’ils n’y feraient pas attention. Je sentais aussi que la situation devenait plus difficile. J’ai donc profité d’un voyage où j’étais invité à parler, à Berlin et Amsterdam, pour m’échapper. C’est d’ailleurs dans la voiture de Paris Match que je pars à Berlin. En France, c’est déjà la grève générale, et à Amsterdam ou à Berlin, je fais cette déclaration qui met le feu aux poudres. J’avais trouvé extraordinaire que, dans une manifestation sur les Champs-Élysées, on ait fait du drapeau bleu-blanc-rouge un drapeau rouge, ce qui était pour moi une insulte à la République. C’est à ce moment que la décision fut prise de m’expulser, contre l’avis du préfet de police de l’époque, Maurice Grimaud, qui m’a toujours défendu et qui par la suite a demandé la levée de mon expulsion. Grimaud pensait que, grâce à moi, la violence avait été maîtrisée en 1968. En revenant d’Allemagne, à la frontière à Forbach, on me met dans un fourgon et on me conduit à la préfecture. On me donne mon avis d’expulsion et on me renvoie à la frontière. De retour en Allemagne, j’ai pris contact avec des copains qui, pendant la guerre d’Algérie, avaient facilité le passage d’Algériens. Je suis passé par le Luxembourg avec les cheveux teints, et j’ai passé la frontière à pied. Me voilà entrant à La Sorbonne par derrière, pendant une assemblée générale, dans un amphi plein à craquer. Ils parlaient de je ne sais quoi. J’arrive et je dis : « Voilà, c’est moi, Dany. » « Quoi ? Non, c’est pas toi ! » Je montre mon passeport, ma carte d’identité, etc. Je suis annoncé comme un camarade espagnol qui veut prendre la parole. J’arrive à la tribune avec mes lunettes de soleil. J’enlève mes lunettes, et là c’est l’explosion.

VBL De joie ?

DCB De joie : « Les frontières, on s’en fout ! » Ça m’a fait peur sur le moment. C’est formidable et angoissant à la fois, la ferveur. Et comme les radios étaient toujours présentes à la Sorbonne, en une demi-heure arrivent vingt, trente mille personnes. Ce fut un moment très fort, pendant lequel j’ai senti à quel point le culte de la personnalité est compliqué. J’en jouis et j’en ressens les dangers. Je reste à la Sorbonne et, au bout d’une semaine, j’apparais à une manifestation, mais pas davantage. Tout le monde connaît la suite : Marie-France Pisier, qui avait une petite voiture de sport, fréquentait ces milieux ...

VBL Ces milieux, les milieux féministes ?

DCB Tiers-mondistes. Avec sa sœur Evelyne, elle avait été à Cuba en 1963 ou 1964. Marie-France Pisier me teint de nouveau les cheveux en noir, parce que la teinture, ça part, puis elle me reconduit en voiture au Luxembourg, et nous avons une liaison. Ensuite, nous sommes devenus amis.

VBL En quittant la France, emportez-vous toutes vos affaires ?

DCB Elles restent dans mon appartement à Paris. De toute façon, je suis persuadé que l’expulsion ne durera pas. Un copain journaliste, Jean-Marcel Bouguereau, racontera plus tard que je l’ai appelé en disant : « Tu crois que ça va durer combien de temps : trois jours ? Une semaine ? » J’étais persuadé qu’au bout de deux semaines ce serait fini, que la vie continuerait. J’étais naïf, loin d’imaginer que cela durerait dix ans. Peut-être que mon frère m’apporte des affaires un jour, je ne sais plus, mais je me refais une vie en Allemagne, à Francfort.

VBL Certains se réjouissaient de votre départ. L’antisémitisme motivait ces réactions ?

DCB Oui. L’histoire la plus connue, c’est ce fameux éditorial de Georges Marchais dans L’Humanité, avant le mois de mai, dans lequel il dénonce l’anarchiste allemand qui veut détruire les valeurs de la classe ouvrière française. Il écrit : « l’anarchiste allemand », et c’est tout de suite traduit par « l’anarchiste juif allemand » D’ailleurs, quand mon interdiction est devenue effective, il y a eu une grande manifestation, un moment fort où je n’étais pas présent. Avec ce mot d’ordre : « Nous sommes tous des Juifs allemands ». Il faut le dire, car, à l’époque, c’était black-blanc-beur… Les manifestants étaient plus métissés qu’à la manifestation de Charlie Hebdo. Donc, oui, l’antisémitisme existait, comme le montre le mot d’ordre lancé lors de la manifestation gaulliste sur les Champs, mot d’ordre relevé par Le Monde : « Cohn-Bendit à Dachau ». Oui, dans cette société bien française des années 1960, il y avait un fond antisémite aussi bien à gauche qu’à droite.

VBL Après Mai 68, plusieurs militants ont connu une dépression. Avez-vous connu cela ?

DCB Il y a eu des suicides.

VBL Pourquoi ?

DCB Parce que les gens ont cru que ça y était, qu’on allait changer le monde. Lorsque, après, tout s’arrête, on ne comprend plus rien. L’été commence comme si de rien n’était. À la reprise, en septembre, tout le monde disait : « Vous allez voir ce que vous allez voir. L’automne va être chaud. » Or on n’a rien vu. Certains vivaient sur ce mythe-là : comment ça va-t-il reprendre ? Moi je vivais en Allemagne, je m’étais intégré dans des communautés et j’ai eu une chance incroyable : je suis tombé amoureux. J’avais des difficultés avec le mouvement allemand parce que j’étais une icône et que les petits chefs locaux se sentaient menacés par ma présence. Là aussi, on assistait à l’effondrement du mouvement étudiant et à la création de partis révolutionnaires maoïsto-trotskisto-etc. Mais en Allemagne, le mouvement antiautoritaire, la vie en communauté, la vie collective existent. J’ai dû me redéfinir. L’interdiction de séjour m’a sauvé la vie parce qu’elle m’a obligé à faire pousser de nouvelles racines dans une autre réalité sociale, à ne pas vivre simplement sur cette image d’icône. Je n’étais pas déprimé, au contraire.

VBL Pourquoi y avait-il tant de mouvements antiautoritaires en Allemagne, plus qu’en France ?

DCB Le mouvement antiautoritaire est aussi un mouvement de réveil de la société allemande face à son histoire. Les jeunes ne voulaient plus vivre dans l’enfermement de ces familles qui se cachaient et ne voulaient pas parler de leur histoire. C’est pour cela que la critique de la famille fut plus radicale en Allemagne qu’en France. Tout cela a continué jusqu’à cette série américaine, Holocauste, qui raconte l’histoire d’une famille juive. C’était au milieu des années 1970. Cette série a ébranlé l’Allemagne parce que tout d’un coup, les petits-enfants dans les familles demandaient aux grands-parents : « Mais toi, tu ne pouvais pas ne pas voir ? » On voit là la force que peut avoir le cinéma. Bon, c’était du cinéma hollywoodien, de l’émotion pure. Donc la télévision allemande a dû organiser après chaque épisode un débat pour calmer les gens. Le mouvement antiautoritaire était aussi un mouvement de séparation de la société majoritaire. Avec ses communautés, ses structures, ses propres librairies, ses petites entreprises qui se sont créées, ses imprimeries, ses journaux, etc.
"Après 1968, j’ai vécu une vingtaine d’années en communauté"

VBL En France et ensuite en Allemagne, de quoi viviez-vous ?

DCB Je suis un privilégié : je vous ai raconté que ma mère touchait une pension de fonctionnaire ; quand elle est morte, en tant qu’orphelin, j’ai eu droit à un tiers de sa retraite. Donc je touchais à l’époque 800 ou 700 francs de bourse, et cela jusqu’à l’âge de vingt-sept ans, vers 1973. Je vivais de cette pension et de petits boulots. Mon revenu universel à moi, c’était le tiers de la retraite de ma mère. Après, j’ai travaillé dans un jardin d’enfants.

VBL À quoi ressemblait la vie à Francfort au début des années 1970 ?

DCB Francfort était la ville des banques et aussi une ville au passé intellectuel fort avec l’École de Francfort – Adorno, Horkheimer, Habermas. Elle abritait aussi un mouvement alternatif dynamique. Je dis souvent que l’on ne vit pas dans une ville mais dans une partie de la ville, dans un certain milieu culturel. Je me sentais très bien là où je vivais, j’adorais les communautés. Après 1968, j’ai vécu une vingtaine d’années en communauté. Dans différentes communautés.

VBL Vous ne vivez plus en communauté ?

DCB Non, je vis avec ma femme, dans une maison qu’un ami avocat a achetée. Nous sommes quatre couples amis dans l’immeuble, mais nous ne vivons plus en communauté.

VBL Quels avantages trouviez-vous à la vie en communauté dans les années 1970 ?

DCB C’était passionnant, un échange permanent. On discutait beaucoup. Nous avions envie d’une vie collective. La plupart du temps, d’ailleurs, les couples ne vivaient pas ensemble. Je trouvais que c’était la liberté. On avait des enfants dans cette communauté, c’était une forme de liberté, de sécurité collective. Et il y avait un rythme de vie qui était, non pas effréné, mais quand même : chacun amenait ses expériences avec ses petits problèmes tenant à l’organisation de la vie quotidienne, de la cuisine, etc. La vie en communauté c’est un peu la même tentative que les kibboutz en Israël : si on ne veut pas de la famille traditionnelle bourgeoise fermée, alors la communauté est une alternative qui recrée une autre famille.

VBL L’argent est-il mis en commun ?

DCB Il y a plusieurs stades. J’ai eu une période de deux, trois ans dans une communauté où on mettait tout l’argent en commun. On le répartissait : il y avait de l’argent de poche, un budget pour les voyages, c’était passionnant mais ce n’était pas si facile, tout se discutait : qui faisait quel voyage ? Comment ? Est-ce que c’était équitable ? Cela a fonctionné deux ans avec des tiraillements ; mais quelle situation ne crée pas des tiraillements ?

VBL Dans les années 1970, quand vous étiez interdit de séjour en France, est-ce en Allemagne que vous avez rencontré Carlos ?

DCB Je n’ai pas rencontré Carlos, parce que Carlos a toujours vécu dans la clandestinité. Après l’effondrement du mouvement étudiant, on a assisté à la création de ces partis pseudo-révolutionnaires, à l’évolution de petits groupes vers la guérilla terroriste. Même dans le milieu alternatif de Francfort, une frange a glissé dans le terrorisme. En particulier un jeune homme que je connaissais, qui était d’ailleurs un des rares d’origine ouvrière dans le mouvement, qui a glissé lentement vers les cellules révolutionnaires et qui a rejoint Carlos.

VBL Il s’agit de Hans-Joachim Klein.

DCB Oui. À l’époque, à la fin des années 1970, on faisait un journal alternatif intitulé Pavé plage à Francfort, et Klein a participé avec Carlos à une tentative de prise d’otage à Vienne lors d’une réunion de l’Opec. Là, Klein a été blessé, il a continué avec Carlos au Moyen-Orient. Deux ans après, nous recevons une lettre d’un copain qui explique que Klein a quitté Carlos et les cellules révolutionnaires. D’ailleurs, il a envoyé son pistolet au Spiegel, à qui il avait donné une interview. Il nous demandait de l’exfiltrer, de lui donner un espace de vie, donc nous avons organisé son retour. Il a vécu un moment en France. Pendant dix ans, nous l’avons soutenu jusqu’à ce qu’il se fasse arrêter, en France. Il a été jugé et condamné à neuf ans de prison. Il en a fait quatre et demi. Aujourd’hui il vit en France, il a écrit un livre, La Mort mercenaire, dont j’ai écrit l’introduction. Et pourtant j’ai été une des personnes qui ont mené le combat contre le terrorisme venant de l’extrême-gauche. Pourtant, la frange la plus radicale disait que j’étais un traître.

VBL Étiez-vous menacé par ces terroristes ou l’étiez-vous aussi parce que l’on pensait que vous saviez où Klein se cachait ?

DCB Menacé, c’est beaucoup dire. J’avais écrit que je savais où il était : « Moi je sais où il est, et si vous voulez nous proposer quelque chose pour régler sa situation, je suis prêt à discuter. » Le renseignement allemand a pris contact avec moi et ils m’ont dit : « Nous, on n’est pas les forces de l’ordre. On voudrait parler à Klein ». C’était un officier très sympathique, il a ajouté : « Je comprends, ces gens sont maintenant très malheureux, il faut faire quelque chose pour eux. Je voudrais le rencontrer. » Donc, j’ai organisé une rencontre entre Klein et cet officier en France. Il a essayé de persuader le procureur d’ouvrir une procédure pour essayer de voir ce qu’on pouvait faire, mais le procureur a refusé. Pendant des années, le procureur était donc informé que je savais où se cachait Klein. Quand Klein a été arrêté et que son procès s’est tenu, j’étais député, je bénéficiais de l’immunité parlementaire. Lors du verdict, le juge a dit : « Des gens comme Cohn-Bendit, il en faudrait plus. C’est complètement aberrant de vouloir lui chercher des poux alors qu’il a fait un travail extraordinaire. Il a aidé d’autres personnes pour justement exfiltrer ces gens du terrorisme. » Mais le procureur, qui me haïssait, a fait une demande de levée de mon immunité au Parlement européen. Dans la commission chargée d’examiner la levée d’immunité, une des personnes qui m’ont le plus aidé, c’est Marie-France Garaud [personnalité de droite française, longtemps conseillère de Jacques Chirac]. Elle m’a demandé : « Qu’est-ce que c’est cette histoire ? » Je lui ai tout raconté, elle m’a dit : « Mais vous êtes un héros ! », et mon immunité n’a pas été levée, je n’ai plus été poursuivi.

VBL La vie que vous aviez à Francfort après votre expulsion, dans ces milieux alternatifs, c'était la vie que vous souhaitiez en 1968 ?

DCB J’étais un privilégié en 1968, puisque j’avais repris l’appartement de mes parents, un deux-pièces, j’avais de l’argent, j’avais la liberté, on vivait en tribu, du matin au soir : café, cinéma, politique. C’était une belle vie. Après 68, la vie en communauté était une réponse à cette idée traditionnelle du socialisme : il faut faire la révolution pour que la vie devienne meilleure. Et nous avons dit : nous ne voulons pas attendre la révolution parce que nous ne savons pas si elle viendra. Nous voulions une vie différente de celle de l’époque, ou de celle d’aujourd’hui. C’est pour ça que je vous donne l’exemple du kibboutz, qui correspond à l’idée d’une vie en commun. C’est vrai que j’étais comme un poisson dans l’eau dans ces communautés.
"L’écologie politique, c’est une remise en cause de la pensée politique traditionnelle"
 Daniel Cohn-Bendit en 1986, lors d'un meeting de soutien aux candidats écologistes aux élections législatives.• Crédits : PASCAL GEORGE - AFP

VBL Vous rejoignez les Grünen en 1984 et vous êtes adjoint au maire de Francfort entre 1989 et 1994. Vous avez voté pour la première fois à 39 ans : normal, vous étiez libertaire. Mais une fois que vous avez eu le pied à l’étrier, vous êtes resté vingt ans député européen, entre 1994 et 2014, alternativement pour les Grünen et Les Verts français. Et en avril 2014, vous prononcez votre discours d’adieu au Parlement. Pouvez-vous expliquer, Daniel Cohn-Bendit, le point de raccordement entre l’écologie politique et Mai 68 ?

DCB Mai 68 est une remise en cause de la politique traditionnelle. L’écologie politique, c’est une remise en cause de la pensée politique traditionnelle. C’est donc aussi bien une critique de la gauche productiviste que de la droite productiviste. Dans l’écologie politique, on retrouve une structure d’arguments qui ont émergé à la fin des années 1960. Mais avais-je une conscience écologique en 68 ? Dans les années 1967-1968 j’étais plutôt favorable à l’utilisation pacifique du nucléaire.

VBL Maintenant vous vous y opposez ?

DCB Oui, je suis contre le nucléaire. Je trouve qu’économiquement c’est une folie. Ce qu’on appelle l’indépendance énergétique peut s’obtenir avec les économies d’énergie et l’énergie renouvelable.

VBL Comment avez-vous rencontré les Grünen au début des années 1980 ? Pourquoi cela a-t-il collé entre eux et vous ?

DCB Je ne sais pas si cela a collé, ce n’était pas toujours facile. A la fin des années 1970 a commencé un cycle de mouvements écologiques, en Allemagne. Pacifistes écologiques, lutte contre le nucléaire, puis lutte pour le désarmement. À cette époque aussi commence un débat dans les milieux alternatifs pour savoir comment mobiliser les citoyens. Car les mobilisations sociales, c’est comme les marées, ça monte et ça redescend. Et au moment où c’est marée basse, c’est le désespoir. Donc l’idée était de structurer une évolution politique par des mouvements sociaux – le nucléaire, le pacifisme, ou la lutte contre la déforestation. Mais comment stabiliser une prise de conscience écologique ? Petit à petit, une frange du mouvement écologique en est venue à se demander si l’on ne pouvait pas aussi stabiliser le mouvement en intégrant les structures de la politique traditionnelle. Ne pas se contenter d’une opposition extra-parlementaire, mais être dans les Parlements. À partir de là se sont créés plusieurs courants, en particulier le courant de ce qu’on appelle les réalos. Quitte à aller dans les structures parlementaires, essayons de participer aux majorités et de prendre nos responsabilités. Donc il fallait faire des coalitions. C’est pourquoi à partir d’une position libertaire, j’ai eu cette volonté d’influencer et de prendre des responsabilités dans les structures traditionnelles.

VBL Voter pour la première fois à 39 ans, c’était difficile ?

DCB C’était drôle, bizarre. J’avais les mains moites, parce que pendant longtemps, j’avais dit : « Les élections ne changent rien ». Et tout d’un coup, après l’évolution que j’ai décrite, nous avons voté pour des gens qui étaient proches de nous.

VBL De quoi êtes-vous fier, comme député vert ?

DCB De deux choses ; d’abord, de ce que j’ai fait à Francfort, de la création, en tant qu’adjoint au maire, de l’Office des affaires multiculturelles. Je suis fier aussi d’avoir tenu le choc en tant que député européen, d’avoir défendu la nécessité de l’Europe. D’ailleurs, quand j’ai déclaré que j’arrêtais, après vingt ans de mandat, personne ne m’a dit : « C’est bien que tu arrêtes ». Les gens m’ont dit : « Tu ne peux pas nous faire ça… Tu es quelqu’un dont la voix compte pour expliquer la nécessité de l’Europe ». J’ai trouvé cela rassurant : il vaut mieux partir à temps et ne pas entendre : « Mais enfin pourquoi il n’est pas parti plus tôt celui-ci. Ça nous aurait fait du bien ». Voilà, je suis fier d’avoir incarné quelque chose de positif avec mon combat pour l’Europe.

VBL Pendant que vous étiez chez les Verts, d’autres partis ont-ils essayé de vous attraper ?

DCB Oui, les socio-démocrates et les libéraux. Ils le proposaient en blaguant, mais je sentais que si j’avais été partant, ils m’auraient pris tout de suite, au PS ou ailleurs. Au Parlement européen, j’adorais débattre et discuter avec tout le monde, et tout le monde adorait débattre avec moi. Même certains souverainistes y trouvaient de l’intérêt. Même l’extrême droite ! Un jour, on débat de la demande de levée d’immunité contre Gollnisch [Bruno Gollnisch, vice-président du Front national] – je ne sais plus à quel propos. Je me suis prononcé contre, j’ai dit : « Écoutez, il a dit des bêtises, mais si on ôtait l’immunité à tous ceux qui disent des bêtises, ce Parlement serait vide. Alors ce n’est pas la peine. » Gollnisch m’a dit : « Tiens, c’est drôle, c’est bizarre. » Même lui cherchait la discussion. Mais peut-être est-ce une faiblesse de vouloir parler avec tout le monde. Certains me le reprochent.

VBL Vous aimiez l’atmosphère du Parlement ?

DCB J’adorais. Autant je ne me voyais pas ministre, autant j’ai aimé l’espace parlementaire, le débat. C’était idéal pour moi. Je pouvais aller partout en Europe, parler, discuter. Je pouvais avoir de l’influence en tant que président de groupe des Verts au Parlement européen. Bref, j’étais vraiment comme un poisson dans l’eau. Comme si c’était fait pour moi. Comme si on avait inventé ça en se disant : une fois il y aura un petit Cohn-Bendit à qui il faut donner une maison où il puisse s’exprimer.

VBL Vous disiez que vous étiez fier d’une chose lors de votre passage comme adjoint au maire de Francfort, de 1989 à 1994. Vous aviez créé un Office des affaires multiculturelles à Francfort où il y avait 30 % d’immigrés. Un pourcentage parmi les plus élevés d’Allemagne.

DCB Pendant la campagne électorale, la droite était très dure contre nous, et assez xénophobe. Quand j’ai proposé cet office, nos partenaires potentiels, les socio-démocrates, n’étaient pas contents de cette initiative. L’Allemagne a mis longtemps à accepter l’immigration, à se voir comme un pays d’immigration. Longtemps les Allemands ont reconnu qu’il y avait des travailleurs, mais les ont considérés comme des hôtes qui allaient repartir. Voir que les gens restent et que la structure des villes change n’a pas été simple à admettre. Cet Office des affaires multiculturelles signifiait : l’immigration existe, et il faut que la politique s’occupe de cette affaire dans les écoles, dans les quartiers, partout. Quand j’ai proposé cet office contre la droite, les socio-démocrates n’étaient pas tellement pour, et mes collègues Verts qui voulaient deux postes d’adjoints au maire, n’étaient pas contents non plus. J’ai donc proposé de m’en occuper comme adjoint au maire, mais bénévolement.

VBL Pourquoi était-ce important de le faire bénévolement ?

DCB D’abord cela me donnait ma liberté. Je continuais de faire des choses à côté et cela libérait un poste pour quelqu’un d’autre. Au moment de la création de l’office, il y a eu des grands débats.

VBL L’immigration en Allemagne était-elle essentiellement turque ?

DCB Non, elle était mélangée. À Francfort, cela a commencé par l’immigration yougoslave : Serbes, Bosniaques, Croates. Pendant la guerre de 1992-1993 entre Serbes et Bosniaques, j’ai eu une idée complètement folle : j’ai rassemblé une trentaine ou cinquantaine de jeunes qui avaient commencé à créer des gangs, le gang des Bosniaques, le gang des Serbes, le gang des Croates. Et, après avoir fermé la porte, j’ai dit : « Alors, on ne sort pas avant d’avoir fait un pacte. » Ils ont commencé à répliquer : « Nous, nous sommes serbes », « Nous sommes la nation bosniaque ». Alors j’ai répondu : « Cette jeune fille, tu la connais. Vous avez eu ensemble une affaire. » En effet, ils avaient tous grandi à Francfort. « Arrêtez de me casser les pieds avec vos histoires de Serbes, Bosniaques, Croates. Vous êtes de Francfort, vous avez le droit de soutenir qui vous voulez mais à Francfort, vous êtes de Francfort, point barre. On ne va pas commencer la guerre des Balkans à Francfort. » Et ils ont commencé à parler. C’est vrai que ces jeunes souffraient : d’un côté il y avait la fierté ethnique qui montait en eux, et ils souffraient parce qu’ils se connaissaient tous depuis leur enfance. Voilà ce que j’ai fait : essayer de mettre de l’huile dans les rouages, mettre à plat ces questions d’identité ethnique.

VBL Le nom est étonnant : Office des affaires multiculturelles. Il n’y a pas le mot « immigration ». Était-ce volontaire ?

DCB Ce n’était pas volontaire. Je voulais que ce soit : « l’Office de l’Immigration », mais, lors des négociations en vue d’un accord de gouvernance, les socio-démocrates ne voulaient pas du mot « immigration ». C’est pour ça qu’on a choisi « Affaires multiculturelles », pour éviter « Immigration ». Ce qui est exceptionnel avec cet office, et j’en suis fier, c’est que, de 1989 à 1994, la droite, les chrétiens démocrates, lors de chaque débat sur le budget de la ville proposait comme premier amendement la suppression de l’Office des affaires multiculturelles !

VBL Il coûtait cher ?

DCB Ils s’en foutaient, c’était idéologique. L’Office coûtait un million de marks, avec une vingtaine de fonctionnaires. Et chaque année, c’était le même théâtre d’ombres chinoises. La droite disait : « On n’en a pas besoin ». Et la majorité refusait. En 1994, la droite gagne les élections et lors du premier débat au parlement de la ville, ils disent : « Maintenant on va abolir l’Office des affaires multiculturelles. » Mais là, une élue de droite se lève et dit : « Non, pas question. C’était la bonne décision, on a mis du temps à le comprendre. » Donc l’année d’après, c’est la droite qui a repris la présidence de l’Office, par l’intermédiaire d’un vieux monsieur très sympathique. En cinq ans, on avait imposé l’idée que s’il y a immigration, il doit y avoir une gestion intelligente de l’immigration qui ne se résume pas aux questions de sécurité. Cela concernait aussi les affaires sociales, les écoles, etc. Il y a une spécificité de l’intégration qui doit être incarnée par une personnalité spécifique, et non pas noyée entre la sécurité, le social et l’école.

VBL En 1989, lorsque vous commencez à travailler pour la mairie de Francfort, le mur de Berlin tombe. Êtes-vous allé à Berlin très vite ou êtes-vous resté à Francfort ?

DCB Je suis resté à Francfort, je suis allé à Berlin quelques mois plus tard, parce qu’on a dû s’occuper tout de suite des Allemands de l’Est qui venaient.

VBL Étaient-ils pris en charge par cet Office ?

DCB Par la Ville. On les accueillait, ils avaient même un peu d’argent. Enfin, il y a eu une mobilisation de la société pour accueillir ces Allemands qui découvraient les méchants capitalistes.

VBL Dans ces années 1980, vous fréquentez François Mitterrand. Le voyez-vous quand vous venez en France ?

DCB J’ai rencontré Mitterrand deux ou trois fois.

VBL Qu’est-ce que vous pensiez de lui ?

DCB C’est difficile. François Mitterrand était impressionnant. Le moment où il m’a le plus impressionné, c’était lors de son discours d’adieu au Parlement européen. Le discours fantastique d’un homme malade. On voyait que c’était la fin, il était arcbouté à son pupitre, et quand il a sorti à la fin : « N’oubliez jamais que le nationalisme c’est la guerre », il y avait quelque chose de poignant. D’un autre côté, il avait une froideur, un cynisme, qui n’étaient pas ma tasse de thé. Par exemple, quand il a monté l’affaire du Rainbow Warrior. Gouverner était pour lui quelque chose de très autoritaire.

VBL Et le rapprochement franco-allemand ?

DCB Bon, c’est vrai que la mano a mano à Verdun avec Helmut Kohl, c’était très impressionnant. Quand le Mur tombe, François Mitterrand a peur de l’unification allemande. Il se rend en décembre en Allemagne de l’Est, pour voir s’il ne peut pas se créer deux États démocratiques allemands, mais il voit que les Allemands veulent un seul État, alors il dit à Kohl : « Moi je ne signerai l’unification que s’il y a approfondissement de l’Union européenne. » Il fallait en effet la signature des quatre pays occupants pour autoriser l’unification. Et l’approfondissement, ce sera la monnaie unique. Donc il oblige Helmut Kohl à lâcher le mark pour l’euro. Comme prix à payer pour l’unification allemande. Mitterrand appartient à une génération angoissée de l’histoire. Il est pour le rapprochement mais une grande Allemagne lui fait peur. D’ailleurs, en France, tout le monde aime citer cette boutade de Mauriac : « J’aime tellement l’Allemagne que je préfère qu’il y en ait deux ».

VBL Daniel Cohn-Bendit, dans ces années 1980-1990, alors que vous avez des mandats, quel rapport avez-vous au pouvoir ? Comme député européen vous avez sûrement des assistants parlementaires…

DCB J’étais même responsable du personnel du groupe parlementaire, donc j’étais responsable de cent-trente personnes. Un budget nous était alloué, et c’était à nous de le répartir en salaires et avancements.

VBL Alors, comme responsable, vous êtes comment ?

DCB Franchement : formidable ! Plus sérieusement, comme adjoint au maire de Francfort, j’avais une administration d’une quinzaine de personnes, je savais déléguer. Je suis une autorité non autoritaire, j’écoute. J’ai aidé mes premières collaboratrices à l’Office à travailler ailleurs quand je suis parti. Je leur ai dit : vous ne pouvez pas rester. Tous ceux qui ont travaillé avec moi par la suite ont aimé ce qu’on faisait ensemble. Je crois que personne ne s’est plaint.

VBL Qu’est-ce que vous appréciez chez les gens de pouvoir ? Récemment, un intellectuel qui fut proche de Michel Rocard, m’a dit : « Fréquenter des hommes politiques, c’est formidable parce qu’ils sont hystériques ; c’est très drôle. Alors que les intellectuels sont dépressifs. »

DCB Les hommes politiques sont également dépressifs mais ils font semblant de ne pas l’être. Les gens de pouvoir ne m’ont pas tellement impressionné. Sarkozy, c’était de l’énergie, mais de là à dire qu’il est impressionnant, ce serait exagéré. Je trouve qu’il y a quelque chose de très triste dans la politique. Je n’oublierai jamais ce jour de 1994 après les élections européennes : la liste socialiste, menée par Rocard, n’avait obtenu que 14,5 % des voix. Donc, le premier soir, je vois Michel Rocard dans un hôtel de Strasbourg, seul, avec un bouquin, au bar. Nous avons dîné ensemble, mais je me disais c’est horrible. En politique il y a une méchanceté incroyable. C’est à cause de ça que les politiques, les gens de pouvoir sont des angoissés. Ils peuvent être en haut un jour et, le lendemain, en bas. Joschka Fischer, je l’ai trouvé impressionnant en tant que ministre des Affaires étrangères. Mais c’était un copain, je connaissais ses forces et ses faiblesses. J’ai côtoyé le chancelier Gerhard Schröder et ce qui m’a toujours étonné chez lui, c’est sa capacité à dire une chose et son contraire avec une rapidité incroyable. Schröder, avant d’être chancelier, était eurosceptique, et une fois chancelier, il affirmait que l’euro était la chose la plus extraordinaire que l’on ait créée. Je trouve les intellectuels plus intéressants que les politiques, mais je ne leur demande pas s’ils sont dépressifs ou pas. Ce qu’ils produisent m’intéresse. Les politiques, à cause de leur orgueil, peuvent parfois être dangereux. 
Angela Merkel croise le chemin de Daniel Cohn-Bendit en 1992.• Crédits : ERWIN ELSNER / DPA - AFP

VBL Angela Merkel, vous la connaissez ?

DCB Angela Merkel, c’est assez bizarre, je l’ai connue en 1992-1993, alors que j’étais adjoint au maire. J’ai participé avec elle à un talkshow à la télé. C’était alors une toute jeune ministre de l’Environnement du gouvernement Kohl. Après, nous sommes allés dîner et nous avons discuté toute la soirée pour savoir s’il pourrait y avoir une possibilité en 1993 d’une coalition entre les chrétiens-démocrates et Les Verts. Elle disait que ça l’intéressait. Des années après, en 2005, elle est élue chancelière et elle devient présidente de l’Union européenne pour six mois. Il est d’usage que les présidents de l’Union européenne invitent les présidents de groupe du Parlement européen pour un débat : quel va être notre projet pour les six mois de présidence ? À cette époque, j’étais président de groupe, donc je me rends à la chancellerie à Berlin. On discute, puis je lui dis au revoir :

— Vous savez la dernière fois que nous nous sommes vus, nous avons discuté…

— Ah bon, très bien.
Elle commençait à comprendre.

— Vous savez de quoi ?

— Ah, non pas du tout.

— D’une possibilité d’une coalition entre les chrétiens-démocrates et Les Verts.

Là, elle me lance, l’œil pétillant :
— Ah, jamais je ne discuterais d’une chose pareille !

Tout le monde éclate de rire, elle a vraiment de l’humour. Il y a des tas de choses que je n’aime pas dans sa politique. J’ai trouvé par exemple sa gestion de la crise grecque absolument abominable. Mais il y a deux moments historiques où elle a acquis une dimension incroyable. C’est après Fukushima, lorsqu’elle est allée dire à la télévision : « Je me suis trompée ». Elle avait été élue sur un programme de relance du nucléaire, après la décision de sortie du nucléaire prise par les socio-démocrates et Les Verts. J’ai rarement vu un Premier ministre ou un président dire : « Je me suis trompé ». La même chose, en septembre 2015, quand elle ouvre les frontières aux migrants. Elle savait qu’elle s’était trompée. Elle avait une politique très répressive sur la question migratoire. Quand l’Italie a demandé de l’aide, elle a répondu : « Non, c’est à vous de trouver les solutions ». Alors, qu’elle ouvre les frontières et dise : « On va y arriver », c’était un cri du cœur. Et dans un sommet européen, quand Viktor Orbán lui dit : « Vous devez fermer les frontières comme nous, mettre des barbelés contre les barbares », elle réplique : « Écoutez M. Orbán, j’ai vécu longtemps en Allemagne de l’Est. Tant que je serai chancelière de l’Allemagne, il n’y aura pas de barbelés à la frontière allemande. » Ça, c’est fort. Cela ne veut pas dire qu’elle n’a pas commis d’erreurs, cela ne veut pas dire que je voterais pour elle, cela veut simplement dire qu’elle a une dimension politico-humaine incontestable.
"L'Europe est un espace d’ouverture"

VBL Libéral-libertaire c’est ainsi que vous vous définissez. Vous vous dites aussi radical-réformiste. Vous ne croyez plus en la révolution, vous acceptez l’économie de marché même si vous critiquez la façon dont nos sociétés se débrouillent avec elle. Vous croyez encore à l’éducation antiautoritaire, vous ne vivez plus en communauté mais vous ne reniez pas les changements de mœurs qu’on doit à Mai 68. Pourquoi Mai 68 est-il tellement attaqué ? Pourquoi tant de haine ?

DCB Parce que Mai 68 a déchiré un peu le paysage traditionnel de nos sociétés. Mai 68 a mis en mouvement la société, et par la suite se sont développés les mouvements des femmes, des homosexuels, les mouvements écologistes. Mai 68 est le début d’une remise en cause des traditions dans nos sociétés. Aujourd’hui, on voit à droite un désir, plus ou moins conscient, de revanche sur 68. J’ai l’impression parfois qu’ils veulent revenir à l’avant-68. Ça ne marchera pas, mais c’est un vœu intime, je crois, de cette France catholique de la Manif pour tous.

VBL Mais pourquoi Pascal Bruckner ou Alain Finkielkraut, qui ont aimé 68, font peser tous les maux sur ses épaules ?

DCB Parce que Pascal Bruckner et Alain Finkielkraut considèrent que leur adhésion à mai 68 est un détail de l’histoire, une parenthèse, et ils retrouvent la logique conservatrice qu’ils ont profondément en eux. C’est dommage parce que Le Nouveau désordre amoureux, leur livre sur l’amour, est très intéressant. Mais, voilà, les générations vieillissent. Ce n’est pas comme du vin qui se bonifie. Il y a du vin qui vire mal plus ou moins rapidement.

VBL Parmi vos engagements durables il y a l’Europe. Aimiez-vous autant l’Europe à 30 ans ?

DCB Oui. l’Europe est un espace d’ouverture. Si on veut défendre l’idée de souveraineté politique, civilisationnelle, on passe par l’Europe. Aujourd’hui, c’est vrai, l’Europe ne va pas bien : c’est un espace qui est mal géré politiquement. Mais la France va-t-elle mieux ? La France n’est plus une grande puissance. Les politiques n’ont pas la lucidité de le dire aux Français. La France ne peut avoir de l’influence dans le monde que par l’Europe. Donc en structurant l’Europe.

VBL Avant d’être chez les Verts, accordiez-vous une telle importance à la construction européenne ?

DCB Nous étions européens. On manifestait en France, en Allemagne, en Italie. On avait des copains partout, on bénéficiait de cette ouverture qu’était l’Europe. C’est la vérité.

VBL Qu’est-ce que l’identité européenne en 2016 ?

DCB : C’est une identité qui se structure lentement, difficilement. Mais je vous donne un exemple : avec Erasmus, vous avez une jeune Néerlandaise d’origine turque qui fait des études de droit, et qui passe un an à Montpellier. Elle rencontre un Maghrébin qui fait des études de médecine. Ils tombent amoureux, ils ont des enfants. Ces enfants sont turcs ? néerlandais ? maghrébins ? Non, ils sont tout à la fois. Voilà, si on faisait un ou deux millions d’Erasmus par an et pas seulement pour les étudiants, pour les apprentis, un tiers des jeunes tomberaient amoureux et auraient des enfants. Vous auriez une autre identité. La réalité de l’ouverture vous donne la possibilité, au fil des ans, d’avoir de nouvelles générations presque génétiquement européennes. Qu’on arrête de nous casser les pieds : l’identité européenne, c’est une identité locale, nationale et un plus qui est l’Europe.

VBL L’éducation antiautoritaire, puisque vous parlez d’enfants, vous y croyez encore ?

DCB Ce n’est pas une question de croyance. L’éducation antiautoritaire consiste à dire que le but de l’éducation, c’est l’autonomie des enfants. Qu’ils soient capables de vivre, de gérer leur vie. Donc l’éducation antiautoritaire c’est donner de la force aux enfants pour qu’ils arrivent à s’orienter dans le monde. Ce n’est pas simplement un savoir intellectuel, c’est aussi un savoir-vivre et un savoir-faire. Je crois fortement que l’éducation antiautoritaire n’est pas permissive mais qu’elle renforce les enfants et les jeunes.

VBL C’est ce que vous avez fait avec votre fils, votre femme et vous ?

DCB Oui, nous l’avons fait avec nos fils, puisqu’elle en avait un qui avait deux ans et demi quand nous avons commencé à vivre ensemble. On a tout fait pour qu’ils soient capables de choisir librement, de faire, d’être à l’école. C’est-à-dire les soutenir et leur permettre de sortir du cocon. L’éducation antiautoritaire, c’est aussi un mode de vie. Ma femme s’est séparée de son mari, ils avaient un enfant. Lui s’est remarié, il a eu un enfant. Et tous les dimanches, quand ils étaient petits, nous dînions ensemble. C’était la famille recomposée, parce que pour nous c’était important que les frères et demi-frères et nous aussi, ayons des rapports normaux. Juste après la séparation, ça a été difficile, mais petit à petit ce fut bénéfique pour tout le monde. C’est ça aussi, l’ouverture.

VBL Vos parents avaient-ils aussi ce comportement ?

DCB Oui, mais eux c’était papa, maman. Ils étaient plus traditionnels, quoique très ouverts. Ma mère était spontanément antiautoritaire. Je me rappelle que l’été, elle dirigeait des colonies de vacances en Alsace où j’allais, avec des enfants de la communauté juive alsacienne. Et elle était adorée par les petits. J’en ai un peu souffert d’ailleurs parce que je devais partager ma mère. Ce n’est pas toujours simple quand on a 5, 6, 7 ans.

VBL Il y a quelques mois, sur France 3, Marc-Olivier Fogiel vous a demandé combien d’enfants vous aviez et vous avez dit : « Puisque vous posez la question, j’y vais : j’ai appris récemment que j’avais une fille, que je connais en fait depuis très longtemps. Je ne savais pas que c’était ma fille. » Et vous avez dit : « Et c’est intéressant : maintenant il va falloir passer de rapports d’amitié à des rapports de filiation. » Je trouvais formidable que vous disiez « intéressant » et non pas « compliqué », ou « délicat ».

DCB Cela a été aussi compliqué, et au début, difficile. C’est vrai qu’on se connaissait, on avait même habité ensemble en communauté avec son père social. C’est une histoire un peu complexe. Au début, après le test établissant que j’étais son père biologique, elle a souhaité rattraper le temps perdu. C’est très difficile quand la filiation débute alors que votre fille a quarante ans. Mais depuis ça s’est normalisé de manière positive. C’est intéressant, car les enfants se sont bien entendus. Au début, mon fils me disait : « Je n’ai rien à voir avec ton histoire. C’est ta fille peut-être, mais moi… » C’est vrai qu’il avait un peu peur, mais depuis ils s’entendent bien, ils discutent ensemble, et cela élargit la famille. Il est vrai que l’intensité de mes relations avec ma fille n’est pas la même que celle de ma relation avec mon fils, mais elle augmente. Je trouve intéressant ce parcours initiatique qui commence à quarante ans.

VBL Aimiez-vous le foot avant la politique ?

DCB Ah, le foot, oui, j’ai commencé alors que je devais avoir 6 ou 7 ans. J’ai joué à 11 ans. J’étais au CAP, le Cercle athlétique de Paris, que personne ne connaît à Paris ! Ça n’existe plus. Le foot a été ma passion. À l’âge de 5 ans, au square Léon-Guillot, où j’habitais avec mes parents, un ami de mon frère qui habitait dans l’immeuble me dit : « Mais Dany qu’est-ce que tu fais avec ce journal ? Tu ne sais pas lire. » « Si, c’est L’Équipe, je comprends tout, donc je peux le lire. » J’ai appris pratiquement à lire en déchiffrant L’Équipe, Ou dans France Soir, qui avait six éditions, car à l’époque, il n’y avait pas de télévision, et qui disait où en était le peloton du Tour de France... Voilà mon enfance. Et ça, je l’ai transmis à mon fils. Ce qui est extraordinaire, c’est que ma fille biologique, quand nous étions en communauté, jouait au football. Et son père social, ça ne l’intéressait pas. Alors avec ma femme nous l’accompagnions aux matchs et je trouvais ça formidable : c’était fascinant cette petite fille qui jouait au football. D’ailleurs, plus tard, elle m’a dit : « Mais tu ne pouvais pas voir quand je jouais au foot que j’étais ta fille ? » Donc c’est marrant, aujourd’hui, nous nous entendons sur le football. C’est un lien fort. Ma femme, le foot l’intéresse un peu, mais pas particulièrement.
 Daniel Cohn-Bendit en 2010.• Crédits : JEAN-PHILIPPE KSIAZEK - AFP

VBL Vous regardez beaucoup les matchs ?

DCB Oui, samedi dernier j’étais à Francfort au stade. Il y avait 50 000 personnes pour le match Francfort contre Dortmund. Francfort a gagné. C’était un grand moment. On était tous contents, heureux. C’est marrant, l’histoire du football et de ses tribus. Vous avez la tribu de Francfort et ce qui est extraordinaire, cette tribu est multiethnique. Si vous achetez une écharpe ou un maillot, vous faites partie de la tribu. Et tout le monde chante ensemble la chanson du club. Il y a une émotion collective dans un match de foot, surtout quand votre équipe gagne contre une équipe supposée plus forte… J’ai joué longtemps entre copains. C’est pour ça que j’ai fait un documentaire au Brésil pendant la Coupe du Monde : pour montrer la Mecque du foot. C’était bien.

VBL Et l’argent du foot ne vous dégoûte pas de ce sport ?

DCB Si, ça me dégoûte. Je vais devenir politiquement correct, c’est vrai qu’il y a trop d’argent, que c’est insupportable, que payer 100 millions pour Pogba… tout cela est complètement fou, mais ce qui est extraordinaire, c’est que dès que le ballon roule, eh bien, tout est oublié. Toutes les critiques. Et cela revient dès que le ballon s’arrête. Mais pendant quatre-vingt-dix minutes, ou cent vingt minutes s’il y a des prolongations, quand vous vivez la finale de l’Euro et que la France perd pour un centimètre, c’est-à-dire si le ballon de Gignac entre dans le but, vous ne pensez pas à l’argent que gagne Gignac, Griezmann et les autres. Le football est une émotion. On aime ou on n’aime pas, mais si on aime, pourquoi s’en priver ? Quand j’étais petit, à 13 ou 14 ans, c’était la grande épopée de l’équipe de France, 1958, la Coupe du monde en Suède, etc. Les grands joueurs c’était Kopa, Fontaine, etc. C’est ça mon enfance. Moi j’étais pour le club de Reims... Des années après, pendant l’Euro 84, alors que j’étais consultant sur Europe 1, Just Fontaine, le grand Just Fontaine de mon enfance discute avec Raymond Kopa. Et ils disent, sur Europe 1 : « Écoutez, je vais vous dire une chose : quand j’ai appris que vous preniez Cohn-Bendit comme consultant, vraiment, j’ai dit, ils sont complètement dingues, ils font n’importe quoi. Et puis j’ai écouté ce qu’il dit, et je vous dis bravo. Parce que s’il y en a un qui est vraiment sensé quand il parle de foot, c’est bien lui. » Ah, j’étais aux anges. C’était la consécration de mon identité de journaliste consultant footballeur.

VBL Je ne vous ai jamais écouté comme consultant footballistique ; vous poussez des cris ?

DCB Ah, oui ! Vous auriez dû m’entendre quand Francfort a marqué son deuxième but contre Dortmund. On criait tous.

VBL J’ai lu que, prenant votre retraite du Parlement européen et ayant donc plus de temps vous alliez peut-être écrire un livre sur votre identité juive ?

DCB Oui, le projet avance. C’est compliqué, car beaucoup vont dire : « Il fait son retour à la judéité comme tant de soixante-huitards ». Non, ce n’est pas ça. Je suis athée. Je veux expliquer ce que veut dire être un Juif de la diaspora. Cela va paraître méchant, mais pour moi Israël, c’est la fin des Juifs. Israël ce sont les Israéliens avec la religion juive. Ils ont le droit d’être nationalistes. Mais un Juif de la diaspora, c’est un Juif qui est partout. C’est le contraire de l’identité nationale. Quels sont les Juifs auxquels je m’identifie ? Quelqu’un comme Marek Edelman qui a été un des plus jeunes responsables de la révolte du ghetto de Varsovie, qui est resté en Pologne, qui a été ensuite un des conseillers de Solidarność. Ce genre de personnalité.

VBL Adam Michnik aussi ?

DCB Adam Michnik lui aussi a eu des tas de problèmes avec son identité juive en Pologne. Par exemple, cette histoire du Bund que personne ne connaît, c’est une identité juive révolutionnaire, mais non sioniste. Ce qui est compliqué en tant que Juif, c’est d’expliquer que pour moi, il existait une angoisse prénatale. Quand je vois des images, par exemple l’image de cet enfant qui sort du ghetto de Varsovie les mains en l’air : si j’avais eu cet âge, où aurais-je été ? Voilà l’angoisse prénatale. Même si je ne suis ni croyant, ni circoncis, si ma femme n’est pas juive, mes enfants non plus, j’ai une identité juive d’une certaine manière, oui. C’est ça que je vais essayer d’expliquer. Vous voyez, ce n’est pas gagné d’avance.

VBL Pourquoi vous n’êtes pas circoncis ? Est-ce que vos parents avaient peur ?

DCB Oui. Mon père m’a dit : « Jamais on ne vous définira comme Juifs parce que vous êtes circoncis. » Ni mon frère, qui est né en 1936, ni moi ne sommes circoncis. C’est comme ça.

VBL Cette identité culturelle juive, que détermine-t-elle en vous ?

DCB Difficile de vous répondre. Pour l’instant je cherche, parce que je ne dirai pas que j’ai la même identité culturelle que tout le monde, comme ceux qui ne sont pas juifs. C’est vrai qu’il n’y a pas beaucoup de libertaires franco-allemands non juifs qui vous parleraient de Marek, d’Allemagne et du Bund. Donc il y a quelque chose. En même temps, j’ai une identité culturelle assez radicalement différente de la plupart des Juifs ancrés dans les communautés juives. Je suis hybride.

VBL Le fait que ne soyez pas attaché à un lieu en particulier, que vous soyez bien dans les deux pays, c’est peut-être ça ?

DCB Absolument.
"L’époque actuelle a le potentiel pour surmonter ses difficultés"

VBL Vous n’avez pas un attachement particulier à un coin en France ou à un coin en Allemagne ?

DCB Si. Nous avons maintenant une maison avec des copains dans le Sud de la France et j’y suis attaché, mais je n’ai pas d’attachement à l’identité nationale, sauf en sport où bizarrement, je suis toujours pour la France. Mon fils aussi, qui n’a jamais vécu en France et qui n’est pas bilingue. Lors de la Coupe du monde jouée en Allemagne en 2006, nous allons voir le match France-Brésil. Je le vois arriver avec les cheveux bleu-blanc-rouge, un maillot de l’équipe de France, et quand la Marseillaise résonne, il se lève, met la main sur le cœur. Je me dis : qu’est-ce que c’est cette histoire ? Il n’est pas français du tout, il est allemand, mais il est toujours pour la France. Sa mère est allemande, et elle est pour l’Allemagne.

VBL Qu’aimez-vous de l’époque actuelle ? Vous avez dit au début que vous n’étiez plus très optimiste sur la politique.

DCB Disons que l’époque actuelle a le potentiel pour surmonter ses difficultés. Pendant les années 1930, les sociétés avaient plus de mal pour s’en sortir et elles ne s’en sont pas sorties. Aujourd’hui, malgré l’amoncellement de nuages au dessus de nos têtes, je crois que la société porte en elle des forces de libération et d’émancipation qui nous permettent d’espérer ; ce n’est pas perdu d’avance.

VBL Aimez-vous la littérature et le cinéma contemporains ?

DCB Oui, je vais beaucoup au cinéma, au moins une fois par semaine. Il y a des grands films. Un des derniers films allemands, Toni Erdmann, est un film magnifique. La réalisatrice, Maren Ade, me rappelle Jim Jarmusch : elle attend, avec sa caméra. Le rythme n’est pas lent, mais elle ne bouge pas tout le temps. Il n’y a pas des contrechamps permanents, elle accompagne ses acteurs. Ainsi, on voit la réalité de la vie en Roumanie, par exemple, quand la jeune femme visite une usine. Le film devient un documentaire. Il y a une ironie noire dans ce film, car ce personnage veut réussir mais souffre de sa situation. Et il y a aussi cette relation fille-père qui est émouvante. C’est assez allemand, cela : la recherche de filiation et la recherche de l’émotion paternelle ou fille-père est un thème récurrent en Allemagne. J’ai vu le film de François Ozon : Frantz. Très beau film pacifiste. D’une douceur incroyable, mais, quand on me demande : « Mais alors votre film préféré ? » Il n’y en a qu’un : c’est À bout de souffle. Jean Seberg, Jean-Paul Belmondo dans À bout de souffle, c’est mon enfance, enfin mon adolescence. C’est un film incroyable qui fonctionne pour toutes les générations.

VBL Un jour, vous avez reçu un coup de fil de Jean Seberg ; elle est morte le lendemain.

DCB Oui, j’ai reçu un coup de fil de Jean Seberg que je ne connaissais pas : elle voulait me voir parce qu’elle souhaitait faire un film sur les Palestiniens. Je ne la connaissais pas, donc je croyais que c’était un canular. J’ai téléphoné à Marie-France Pisier et lui ai dit : « Tu n’as pas le numéro de Jean Seberg ? » Elle me dit : « Mais tu n’es pas malade ? Arrête avec ta Jean Seberg. » Je lui explique la situation et elle me dit : « D’accord, je trouve le numéro. » J’appelle, c’est Jean Seberg et je lui dis : « Écoutez, je suis à Francfort, mais je viens à Paris la semaine prochaine. » On se donne rendez-vous le mercredi suivant, et le mardi matin elle est retrouvée morte dans sa voiture. Vous avez un fantasme qui vous appelle et, au moment de rencontrer ce fantasme, plouf. Je ne sais pas ce que ça veut dire, mais c’est comme ça.

VBL Dans la rue, les gens vous sourient ?

DCB Ceux qui ne m’aiment pas passent, les autres me sourient. Beaucoup de jeunes demandent des selfies. Les chauffeurs de taxi maghrébins ont une envie incroyable de discuter avec moi : « Ah, toi tu devrais continuer à parler, ta voix manque. » J’ai un capital de sympathie, Il y a également des tas de gens qui me haïssent, je le sais. Mais les gens sont sympas avec moi. Quand je fais du vélo dans le sud de la France, les gens se retournent, reviennent en arrière et me disent : « Salut, comment ça va ? »

VBL Est-ce pareil à Francfort, dans la ville où vous vivez ?

DCB C’est pareil mais, à Francfort, je connais tellement de gens que ce sont des amis. C’est une plus petite ville, enfin petite, il y a 600.000 habitants. Mais les gens sont gentils avec moi. 
 

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