07 juin 2018

Tout cela dépend de vos valeurs


Cette semaine a été intéressante pour la Russie. Premièrement, et contrairement à mes attentes, Ioulia Skripal a été autorisée à faire une déclaration enregistrée en vidéo où on la voit écrire en anglais et en russe. C’est encore très loin des obligations britanniques qui devrait permettre a l’ambassade [russe] une entrevue avec les deux Skripal, mais c’est un signe que les Britanniques commencent enfin à ressentir la pression. Ce n’est qu’un tout petit pas, mais remercions Dieu pour les petites choses. Maintenant, espérons que la pression pour libérer les deux Skripal ne faiblira pas.

Deuxièmement, le Forum économique de Saint-Pétersbourg a été le point de départ ce qui promet d’être un grand succès : 14 000 participants, y compris de nombreuses entreprises occidentales et même des représentants de l’oligarchie britannique (au grand désespoir de The Times). Maintenant que le « bloc économique » du gouvernement russe est fermement tenu en main par les intégrationnistes atlantistes et que même Alexei Koudrine déclare que l’impact des sanctions économiques ne pèse que pour 0.5% du PIB russe, et dans le contexte de l’arrogance étasunienne devenue folle (voir l’ultimatum en 12 points de Pompeo à l’Iran ou l’annulation subite de Trump de sa rencontre prévue avec Kim), ce qui a profondément effrayé de nombreux investisseurs européens, la Russie semble, en comparaison, être une terre de stabilité et de prévisibilité. Il s’avère qu’il y a des milliards de dollars à faire en Russie. Qui l’eût cru ?

Malgré tous les bruits de sabres de l’OTAN entendus ces dernières années, un ancien commandant suprême des forces alliées en Europe, le général Breedlove, a déclaré que l’OTAN n’est pas en mesure de combattre contre la Russie. Les mini-États baltes et les Suédois peuvent continuer à se préparer à une invasion russe s’ils le veulent, mais cette absurdité perd lentement de son attrait auprès des politiciens de l’UE.

Enfin, le président de la Bulgarie a dû s’envoler pour Moscou pour demander aux Russes de relancer le « Bulgarian Stream ». Oui, le même « stream » [South Stream, NdSF] que la Bulgarie a renié sous la pression de l’UE. La logique des Bulgares est simple et irréfutable : si les Allemands parviennent à ouvrir leur propre gazoduc, pourquoi pas eux aussi. C’est logique.

C’est vrai, il y a eu cette dernière idiotie des Hollandais qui disent maintenant que c’était une unité « russe » qui a abattu le MH-17. Je ne sais pas pourquoi ils se donneraient la peine d’avancer cette dernière absurdité maintenant, ce doit être dans effort désespéré de quelques combattants de la guerre froide purs et durs de l’OTAN, mais dans le climat politique actuel, c’est passé largement inaperçu.

La clé de tout ça ? Vous arrivez à relier les points ?

Comme Roger Waters l’a dit dans sa chanson Perfect Sense : « Ne voyez-vous pas ? Tout cela est parfaitement logique, exprimé en dollars et en cents, en livres, en shillings et en pence. Ne le voyez-vous pas ? Tout cela est parfaitement logique. »

Nul doute que beaucoup se réjouiront de ces développements, après tout, cela pourrait être le commencement d’un rapprochement vraiment nécessaire (pour les deux côtés) entre la Russie et l’Union européenne et où l’amélioration des liens économiques, avec l’augmentation rapide des coûts de l’énergie, pourrait fournir les fonds nécessaire pour mettre en place les réformes internes et le programme de développement ambitieux de Poutine. Alors pourquoi pas s’en réjouir ?

Eh bien, tout cela dépend de vos valeurs

Si vous voulez que l’économie russe s’intègre à la sphère financière et aux marchés européens, si vous croyez que la voie de développement juste pour la Russie est celle du capitalisme libéral de style occidental, si vous croyez que le lobby sioniste en Russie n’existe pas ou n’est pas un problème, alors vous avez raison de vous réjouir et, en effet, beaucoup l’ont fait (y compris mon ami Alexander Mercouris dans The Duran).

Mais si vous croyez que la morale et l’éthique devraient toujours primer sur les considérations dites « pragmatiques », si vous croyez que la voie juste pour la Russie est de suivre son propre modèle civilisationnel, si vous croyez qu’il y a un lobby sioniste très influent et hautement toxique en Russie, vous avez des raisons de vous inquiéter.

Dans un monde idéal ou, du moins, moins mauvais, ce choix ne devrait pas être aussi pénible, mais avec les néocons qui contrôlent totalement les États-Unis et la politique étrangère américaine qui est décidée dans les bureaux du Likoud à Jérusalem, avec Israël et les États-Unis bombardant à tour de rôle la Syrie, il faudra faire ce choix.

Il est vrai qu’à un certain degré, il y a déjà des ententes non officielles entre les États-Unis et la Russie et entre Israël et la Russie sur les opérations militaires en Syrie. Et comme je l’ai expliqué à de nombreuses reprises (même si certains prétendent que non), la Russie n’a aucune obligation d’aucune sorte de combattre au nom de quiconque au Moyen-Orient. Cependant, ce que les Russes devraient faire, du moins à mon avis, est d’évaluer soigneusement les potentielles conséquences de l’inaction, non pas à cause des intérêts syriens ou iraniens, mais à cause des leurs, les intérêts russes.

L’accord non officiel entre la Russie et les Anglosionistes a du sens, mais seulement à court terme. À long terme, il comprend de nombreux dangers possibles :
Tout d’abord, les Israéliens appâtent l’Iran pour qu’il se lance dans une contre-attaque importante. Ils font tout ce qu’ils peuvent pour pousser les États-Unis à attaquer l’Iran. Combien de temps peut durer la patience iranienne ? Pendant combien de temps les esprits rationnels au Pentagone (on espère qu’il en existe encore) pourront-ils contenir les « fous » ? Dites-le moi, je ne sais pas.
Les Israéliens, clairement encouragés par la décision des États-Unis de déplacer leur ambassade à Jérusalem (ainsi que quelques pays vassaux) ont maintenant fondamentalement renoncé à leur image publique, déjà ruinée depuis de nombreuses années, ont décidé de recourir à une violence encore plus grotesque que d’habitude pour faire payer aux Palestiniens l’audace d’exister. Cette montée de la violence crée de grandes tensions dans le monde musulman et le dirigeant suprême iranien, l’Ayatollah Ali Khamenei a déjà appelé tous les pays musulmans à condamner Israël. Il a utilisé un langage très précis (c’est moi qui souligne) : « C’est aux pays musulmans de prendre position contre lui (le massacre des Palestiniens). Les États musulmans sont ceux qui devraient se lever, mais ils ne le font pas parce qu’ils se sont éloignés du Coran et ne croient pas dans le livre saint. La Palestine sera libérée de ses terribles ennemis par la grâce de Dieu. Al-Quds (Beit-ul-Moqaddas) est la capitale de la Palestine et les États-Unis et leurs serviteurs ne peuvent absolument rien faire contre la vérité et la tradition divine en ce qui concerne la Palestine. » L’implication est claire : c’est une obligation islamique mandatée par le Coran lui-même de ne pas collaborer avec l’entité sioniste, ceux qui ignorent cet impératif agissent comme des infidèles. Cela inclut les Saoudiens et tous leurs alliés. Avec ce genre de langage (qui reçoit un soutien énorme dans le monde musulman en général, et non parmi les seuls chiites), combien de temps l’impasse actuelle sera-t-elle limitée à la Syrie ? Dites-moi, je ne sais pas.
Comme je l’ai aussi dit souvent, les Anglosionistes interprètent tout geste de la Russie qui n’est pas une escalade comme un signe de faiblesse, même lorsqu’il est motivé par un désir sincère d’éviter le conflit, lorsqu’il est pragmatique et même mutuellement bénéfique. Les Ukronazis au Donbass ont une tactique qu’ils appellent « saute-mouton », dans laquelle ils prennent généralement quelques maisons ici et là dans la zone neutre en maintenant les Novorusses sous un flot plus ou moins constant de frappes d’artillerie et d’attaques terroristes. Ils le font en essayant de maintenir la fusillade juste en dessous du niveau qui déboucherait sur une attaque à grande échelle de la Novorussie qui, comme eux-mêmes le disent, arrivera dans un avenir assez proche. Ce type de « saute-mouton » sous un « petit feu » est exactement ce que fait l’Empire contre la Russie en Syrie et ailleurs. La différence est seulement que les dirigeants anglosionistes ne promettent pas une attaque finale contre la Russie. Faites-vous confiance à leurs paroles ? Moi certainement pas.

Ce ne sont pas ce que j’appellerais des questions mineures qui peuvent être confortablement ignorées et le but de l’analyse n’est pas le confort mais de comprendre. Le travail de l’intelligence est construit sur trois composantes, le triple A : acquisition, analyse et acceptation. D’abord, vous avez l’info brute, ensuite vous la traitez (principalement en évaluant la source et l’information elle-même), puis vous la soumettez à ceux qui l’utiliseront. Le plus souvent, le problème tient au troisième A, c’est-à-dire lorsque les décideurs sont mécontents de ce qu’ils entendent et font pression sur le second A (l’analyse). Dans les cas extrêmes, cela peut se traduire par le déclassement par le deuxième A d’une source parfaitement fiable.

C’est le genre de choses qui déclenchent des guerres idiotes et provoque des attaques surprises. Aparté
Il y a un désir naturel chez chacun d’entre nous de voir « notre » équipe gagner, et les arguments nuancés sont faciles à déformer. Pour le malhonnête, il n’est pas difficile de présenter toute critique ou préoccupation comme une « trahison » (nous savons tous ce qui est arrivé à Cassandre). Et puis il y a, bien sûr, ceux pour qui tout argument nuancé est trop complexe à traiter et qui ne sont tout simplement pas équipés intellectuellement pour comprendre une thèse équilibrée. C’est plaisant d’applaudir. Faire une analyse honnête demande souvent du courage.
Je recommande d’éviter les deux extrêmes, celui qui mène aux applaudissements et celui du défaitisme, les deux sont également toxiques et les deux sont utilisés par les opérations psychologiques stratégiques des Anglosionistes pour affaiblir la Russie en général et Poutine et ses partisans souverainistes eurasiatiques en particulier. Les paroles du Christ, « Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous affranchira » (Jean 8:32), ont un sens spirituel profond, mais elles peuvent également être prises tout à fait littéralement et il n’a jamais dit que cette vérité serait confortable, ajouterais-je. Dans notre cas, vous, les lecteurs, êtes le troisième A et mon rôle ne se limite qu’à essayer de faire honnêtement le premier et le second A.
Pour les analystes indépendants comme moi, il ne sert à rien de faire ce qu’a fait la CIA à propos de l’Irak : prendre ces paroles du Christ comme slogan puis fournir une « analyse » désespérément politiquement correcte. Certes, contrairement aux gens de la CIA, je ne suis pas payé (par vous, sous la forme de vos dons) pour suivre un programme politique étroit, et je ne dépends pas non plus du soutien financier d’un oligarque. Pour appeler les choses comme je les vois, je sais chaque fois à l’avance quand cela me vaudra une tir de barrage de critiques et de courriels haineux de la part de ceux qui suivent un agenda politique très spécifique (j’ai expliqué cela en détail ici, allez voir !). L’Empire utilise le terme « marginal extrémiste » tandis que dans la blogosphère, ce que vous voyez le plus, c’est « déconnecté », mais le but est le même : un rejet total. La prochaine fois que vous voyez ce langage, demandez-vous non seulement quels arguments effectifs il contient (s’il y en a !), nais aussi cui bono – qui en profite et pourquoi. Puis pensez une fois encore aux paroles du Christ citées ci-dessus :-).

Je pense que Paul Craig Roberts a fondamentalement raison lorsqu’il dit que l’Empire intensifie ses interventions contre la Russie sur tous les fronts, même si je ne partage pas son pessimisme (mais je ne le rejette pas non plus !). Premièrement, avec Trump transformé en un likoudnik enragé, le plan de Poutine d’un « rapprochement » avec l’UE pourrait marcher, malgré l’histrionisme de l’OTAN. Nous le verrons bientôt puisque l’Europe est aujourd’hui confrontée à un choix crucial, rejoindre les États-Unis dans encore plus de sanctions contre l’Iran, ou dire non. Et « non » signifie de facto rejoindre la Russie dans son soutien à l’Iran.

Qu’est-ce qui l’emportera ? La lâcheté et la soumission des Européens ou leur cupidité ?

Tant que tout cela reste dans le domaine de l’économie, la Russie continuera probablement à agir comme actuellement pour équilibrer ses intérêts à court terme en Occident et ceux à long terme dans le monde. Mais si l’Iran est effectivement attaqué de manière importante par un ensemble de pays anglosionistes, la Russie devra choisir. Idéalement, les intégrationnistes atlantiques devront faire ce qu’ils ont fait dans les cas de la Géorgie et de la Crimée, regarder ailleurs et jouer le jeu, tandis que les souverainistes eurasiatiques feront ce qu’ils ont fait en ces deux occasions : agir immédiatement. Cela ne signifie pas mener une guerre au nom des Iraniens ni « protéger » l’Iran, mais cela impliquera une volonté d’aider l’Iran à tous les niveaux, sauf la guerre. C’est ce que la Russie fait en Syrie.

Il y a cependant une grande différence entre l’Iran et la Syrie : l’opinion publique russe soutient l’argument de Poutine selon lequel il vaut mieux combattre les takfiris « là-bas » qu’ « ici ». Mais les Russes ne soutiendront probablement aucun risque de guerre (pour ne rien dire de la guerre elle-même) à moins qu’elle n’affecte directement les intérêts nationaux russes. Les Russes sont divisés sur ce point.

Certains, comme moi, pensent que l’Iran, s’il n’est pas un partenaire vital, est au moins un partenaire essentiel (et, espérons, un allié) de la Russie dans tout le Grand Moyen-Orient. C’est aussi un pays qui, contrairement à la Russie, a atteint une souveraineté réelle et donc, au moins à un certain point, un test pour le reste de la planète (c’est la vraie raison de la haine et de la peur anglosionistes de l’Iran, et non quelque programme d’armement inexistant. D’autres pensent que l’Iran n’est qu’un partenaire utile qui devrait être impliqué, mais que les Iraniens ont un projet trop différent pour devenir vraiment un partenaire fiable pour la Russie (le sentiment à Téhéran est souvent symétrique). Pourtant, indépendamment des doutes des deux côtés, je crois que l’Iran est vital pour la Russie parce qu’il a réalisé ce que la Russie recherche encore : son entière souveraineté. Aucun pays qui veut devenir véritablement souverain ne peut refuser d’aider l’Iran de toutes les manières possibles.

Il y a aussi la question « mineure » du droit international, par lequel ni les États-Unis ni Israël ne se sentent contraints et que les deux violent constamment, très ouvertement et joyeusement. Cela crée un précédent déplorable et très dangereux pour toute la terre et c’est un autre facteur que la Russie ne peut ignorer.

Et puis il y a la Palestine.

Que cela vous plaise ou non (ça ne me plaît pas), en ce moment, la Russie et l’UE ont choisi d’être « spectatrices », pour reprendre les paroles célèbres de Yehuda Bauer. Certains d’entre nous le nieront (bonne chance !), certains le minimiseront, d’autres encore l’expliqueront par des raisons pragmatiques. Qui a raison ?

Eh bien, de nouveau, tout cela dépend de vos valeurs

Si vous croyez que les Palestiniens sont à blâmer, ou si vous pensez que ce qui leur est fait est leur problème, pas le vôtre, ou si vous pensez « laissons les Arabes ou les musulmans résoudre cela », alors tout va bien.

Mais si vous croyez aux notions de base de Bien et de Mal, si vous croyez que le racisme et le génocide (même le génocide lent) devraient être abominables pour tout être humain, alors non, vous ne pouvez pas vous sentir bien avec la position de la Russie sur la Palestine.

L’Iran a choisi d’adopter une position morale sur cette question. La Russie, au moins jusqu’à présent, en a choisi une « pragmatique », pour de nombreuses raisons, y compris de bonnes (comme je l’explique en détail ici). Mais cela ne change rien au fait que le triangle Israël-Palestine-Iran représente un défi spirituel, éthique, moral et civilisationnel crucial pour la Russie, un défi qu’elle ne peut pas ignorer et qui déterminera très probablement son avenir. Tôt ou tard, elle devra choisir, même si ce choix est de rester spectatrice.

On peut en dire autant de la Novorussie. La Russie ne peut pas laisser le Donbass continuer à saigner et, alors que dans le passé la Russie a beaucoup aidé la Novorussie, le fait que le Donbass saigne toujours ne peut pas durer éternellement.

Dans le cas du Donbass, le problème est évident : si la Russie met fin directement aux attaques ukronazies quotidiennes, l’Empire dénoncera à grands cris une « agression russe » (ils ferons semblant d’avoir oublié leur doctrine de la « responsabilité de protéger » (R2P)). Ce qui compromettra les relations entre la Russie et l’UE. D’où l’exercice d’équilibrisme russe actuel.

Ce sont des décisions difficiles et douloureuses pour Poutine. Dans le passé, il a fait preuve d’un courage et d’une volonté immenses lorsque les intérêts vitaux de la Russie étaient en jeu. Et j’espère et je crois qu’il le fera de nouveau. Le temps montrera si Poutine et la Russie décideront si les valeurs morales, éthiques et spirituelles sont des parties intégrantes des « intérêts vitaux russes » et si elles doivent primer sur les considérations « pragmatiques » ou l’inverse. Et peut-être en arriveront-ils, comme moi, à la conclusion que les valeurs morales, éthiques et spirituelles sont des considérations pragmatiques et que le choix apparent entre elles est une illusion.

Ce choix déterminera aussi l’avenir de la Russie et son univers civilisationnel.

The Saker

Cet article a été écrit pour Unz Review

Traduit par Diane, vérifié par Wayan, relu par Cat pour le Saker francophone

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