Entre auto-censure et indignation à géométrie variable, le journaliste André Bercoff partage avec RT France sa critique du journalisme contemporain. Il évoque également ses interrogations sur l'affaire Mamoudou qui ont beaucoup fait réagir.
RT : Vous dénoncez régulièrement la frilosité de nombreux journalistes qui ne s'autorisent pas, selon vous, à penser en dehors des schémas autorisés. A quoi faites-vous référence ?
A l'heure où l'on ne parle que de la loi contre les «fake news», il me semble que le réel problème est bel et bien celui de l'auto-censure. Il s'agit d'une question qui est d'ailleurs loin d'être nouvelle : il suffit de se rappeler Georges Pompidou ou l'ORTF sous contrôle gouvernemental pour s'en convaincre.
La nouveauté réside ailleurs : au problème de la censure gouvernementale s'est ajouté celui de ces nombreux lobbys ou associations qui hurlent à la mort ou attaquent des individus devant la XVIIe Chambre sitôt que des propos leur déplaisent. Certaines unes de Hara Kiri ou les émissions de Michel Polac passeraient aujourd'hui très difficilement, à cause de cela même.
Or, paradoxalement, certains propos ne suscitent aucune indignation chez ceux-là même d'ordinaire si prompts à s'indigner. Je pense par exemple aux fameux «mâles blancs», dont la présence a été jugée trop importante dans l'audiovisuel public par la ministre de la Culture François Nyssen, sans qu'aucune association ne s'en émeuve. Il s'agit pourtant au bas mot d'une discrimination à l'encontre des hommes et des blancs... Songez qu'Emmanuel Macron, le président de la République lui-même, a également employé ce vocable. Que des personnages aussi importants disent cela sans que la presse s'interroge et réagisse, voilà qui pose de nombreuses questions.
RT : Vous regrettez une tendance de l'indignation à tout-va, et pourtant vous regrettez que les journalistes ne s'indignent pas assez...
Les journalistes doivent avant tout être des lanceurs d'alerte. Qu'est-ce que cela signifie ? Tout simplement de «porter la plume dans la plaie», pour paraphraser Albert Londres. Lorsque Emile Zola publie J'accuse, il subit des attaques de tous côtés. On lui reproche bel et bien d'oser remettre en cause la version officielle soutenue par l'armée, celle de la culpabilité du capitaine Dreyfus. On lui reproche d'oser poser des questions. Voilà, pour moi, le plus bel exemple de journalisme : Zola osant défier la version officielle pour poser des questions.
Les journalistes doivent avant tout être des lanceurs d'alerte
C'est parce que des journalistes ont osé remettre en question des faits considérés comme avérés que nous avons appris la vérité sur l'affaire des charniers de Timisoara en Roumanie, sur la profanation du cimetière juif de Carpentras, sur les échantillons de Colin Powell à l'ONU... Je pourrais multiplier les exemples. Ces journalistes ont d'autant plus joué leur rôle qu'il leur a fallu du courage. Remettre en question les versions officielles de ces trois affaires impliquait, à l'époque, de se faire traiter respectivement de pro-dictature, d'antisémite ou de suppôt de Saddam Hussein.
RT : Pensez-vous vraiment que la critique des propos de Françoise Nyssen et Emmanuel Macron, qui relève finalement de l'opinion, soit comparable à une enquête sur des massacres ou des preuves d'armes chimiques, relevant des faits ?
Les déclarations et les faits sont bien évidemment des choses différentes mais les mots sont aussi porteurs de symboles. Ils ne sont pas moins importants que les faits. Et, du point de vue du journaliste, l'attitude à adopter doit être rigoureusement identique, qu'il s'agisse d'une parole ou d'un fait : nommer les choses. Si Françoise Nyssen avait déploré qu'il y ait trop de mâles noirs en équipe de France, ses propos auraient légitimement été qualifiés de racistes par la presse. Et heureusement. En n'appliquant pas le même traitement à sa sortie sur les «mâles blancs», les journalistes ne font plus leur travail.
Il n'y a pour moi rien de plus insupportable que l'indignation à géométrie variable. Il n'y a pas de bonnes victimes et de mauvaises victimes, pas plus qu'il n'y a de bons ou de mauvais coupables. Le journaliste n'a pas à choisir, selon sa préférence politique, qui est autorisé ou non à tenir des propos. Si ces propos sont racistes, ils sont racistes, un point c'est tout.
RT : Comment expliquer cette attitude des journalistes. Vous qui exercez ce métier depuis de nombreuses années, quelles raisons vous semblent expliquer cette mentalité frileuse ?
C'est une vaste question. Commençons déjà par rappeler l'évidence : il ne faut pas généraliser. Certains journalistes font très bien leur métier et ne se posent aucune barrière. Mais le fait que les journaux soient regroupés en gros consortium aux mains de certains milliardaires, autant que des connivences personnelles entre politiques et journalistes, influence très certainement l'indépendance de ces derniers, et pas dans le bon sens.
Il semble en outre que les journalistes contemporains en soient venus à croire qu'ils devaient avoir réponse à tout. Or, leur rôle est d'avoir question à tout. C'est précisément pour cette raison que la loi «fake news» est absurde. Du temps de Galilée, la Terre était plate. En 14-18, les Allemands dévoraient les enfants. Aucune remise en cause n'était admise. De ce point de vue, cette loi, que l'on peut qualifier de partiellement liberticide, aggravera encore davantage la tendance actuelle à l'auto-censure. Ajoutez à cela le mot balise de «racisme» qui plane au-dessus de la tête de tout journaliste traitant de sujets sensibles, comme celui du scandale pédophile de Telford...
Bien évidemment. Certes, les réseaux sociaux charrient le meilleur comme le pire : mais heureusement ! C'est précisément cela qui permet de faire le tri. S'il y a des «fake news», et bien que l'on se batte contre elles, qu'on leur oppose des faits et des arguments ! Là encore, c'est le travail de journaliste qui est en jeu. Aucun journaliste digne de ce nom ne peut souhaiter que l'on interdise à des informations de circuler.
Je vais vous dire le fond de ma pensée : il y a pire que les «fake news», ce sont les «no news», c'est à dire de taire certains sujets. C'est précisément ce que fait la presse lorsqu'elle choisit délibérément d'ignorer certains sujets, parce qu'ils dérangent tel ou tel camp politique. Que les réseaux sociaux poussent les journalistes à faire leur métier, voilà une très bonne chose.
RT : La vidéo de Mamoudou, ce jeune migrant ayant sauvé un enfant suspendu à un balcon, vous a poussé à formuler des interrogations sur plusieurs éléments au sujet desquels vous vous posez des questions. Vous dites qu'on vous reproche d'avoir posé des questions. Mais il y a une différence entre poser des questions et le travail de journaliste, qui consiste à poser des questions... et à fournir des éléments.
Le raisonnement qui consiste à dire : «Vous voulez poser des questions, mais si vous n'avez pas fait l'enquête et n'avez pas les réponses, alors ne posez pas de questions» n'a aucun sens. J'ai posé des questions en ma qualité de journaliste et de citoyen. C'est mon droit, et je le revendique. Je n'ai jamais affirmé quoi que ce soit : ni qu'il s'agisse d'un complot, ni que ce soit un coup monté. Je me suis en revanche interrogé sur des éléments à propos desquels on ne peut pas, à mon sens, se contenter de dire : «Fermez la parenthèse, il n'y a rien à voir !»
Qu'on m'explique qu'il n'y a aucune interrogation à avoir après qu'un enfant soit tombé d'un balcon en se raccrochant à un autre en n'étant que légèrement blessé, qu'il n'y a aucune interrogation à avoir sur le voisin... Cela me dérange. Si tout cela est vrai, alors tant mieux. Je dirai «bravo» et ne regretterai pas une minute d'avoir posé des questions.
Si j'étais rédacteur en chef d'un journal, j'aurais immédiatement mis une équipe sur le coup. Si elle m'avait rapporté des éléments concrets démontrant que les faits se sont produits comme on le raconte, et que tout est logique, j'aurais été le premier à les féliciter pour la qualité de leur travail. Et inversement s'il s'avérait que mes doutes étaient confirmés.
En revanche, que l'on m'accuse de complotisme en me déniant le droit de poser des questions... Cela m'a véritablement étonné. Et lorsque je vois le nombre de gens qui me font part, sur les réseaux sociaux, de leur satisfaction après que j'ai osé m'interroger, cela me conforte dans l'idée que mes questions sont légitimes. Comment de simples questions peuvent-elles susciter de telles réactions de la part des journalistes, dont le métier est précisément de douter et d'enquêter ? Si le journaliste n'est qu'un éditorialiste, alors il ne faut pas s'étonner que la presse soit en train de mourir.
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