Tenzin Gyatso, dit "le dalaï-lama", en compagnie de son ami autrichien Heinrich Harrer
Le mythe de la connexion entre le Tibet et les nazis est une création d'auteurs français : le premier, Teddy Legrand publia en effet en 1933 un roman intitulé les Sept têtes du dragon vert dont un passage fut repris et développé par Louis Pauwels et Jacques Bergier dans leur célébrissime le Matin des magiciens (1960). Ce mythe a été démonté très clairement par Isrun Engelhardt (université de Bonn), reconnue dans le milieu scientifique pour la qualité de ses travaux sur le Tibet et les nazis.
Dès les années 30, toutefois, Himmler, dont les idées mystiques et ésotériques étaient très fortement décriées par Hitler, voulait utiliser des chercheurs allemands pour la propagande nazie et pour prouver ses idées : il pensait en effet que des descendants de l'Atlantide avaient migré pour fonder une grande civilisation en Asie centrale. Il proposa son aide à Ernst Schäfer (1910-1992), chercheur allemand qui désirait monter une expédition scientifique au Tibet. Ce brillant zoologue avait déjà participé à deux expéditions organisées, en 1930-1932 puis en 1934-1936 en Chine et au Tibet, par l'Américain Brooke Dolan, avec des résultats scientifiques particulièrement remarquables. Schäfer refusa les pseudo-chercheurs que Himmler voulut lui imposer et l'expédition ne fut finalement pas financée par les SS. Toutefois, il conserva le soutien de Himmler.
Après plusieurs refus du gouvernement tibétain, l'expédition de Schäfer au Tibet (1938-1939) fut autorisée à pénétrer au Tibet, atteignit Lhassa le 19 janvier 1939 et y resta deux mois. Schäfer ne put pas rencontrer le quatorzième dalaï-lama, alors âgé de 4 ans : en effet, ce dernier n'avait même pas commencé le long voyage qui, de sa région d'origine (Amdo), l'amena à Lhassa seulement le 8 octobre 1939. En revanche, il rencontra le régent, Reting Rinpoché. Sur l'insistance du scientifique allemand qui voulait une preuve de son succès, le régent adressa une simple lettre de courtoisie et quelques présents à Hitler. Malgré cela, il n'y eut jamais de contact officiel entre le gouvernement tibétain et les nazis. Le fait que Schäfer ne put faire parvenir la lettre du régent à Hitler que trois ans après son retour suffit à montrer le manque d'intérêt du gouvernement allemand pour le Tibet.
Il semble que Laurent Dispot, dans le texte publié le 25 avril dans Libération, ait confondu deux personnages : Ernst Schäfer, le scientifique, et Heinrich Harrer, l'alpiniste Ce dernier, ayant rejoint les SS en 1938 dans le cadre sportif, quitta l'Allemagne un an plus tard pour une expédition d'alpinisme au Nanga Parbat (aujourd'hui au Pakistan). Il fut capturé, à Karachi, ainsi que tous ses compagnons par les Britanniques, trois jours avant le début de la guerre. Avec un compagnon de captivité, il s'échappa en 1944 et atteignit Lhassa en janvier 1946. La première entrevue entre Heinrich Harrer et le dalaï-lama n'eut lieu qu'en 1949. Ils se rencontrèrent ensuite durant un an avec l'autorisation du gouvernement tibétain qui encourageait ainsi l'ouverture du jeune hiérarque sur le monde extérieur, et ses dispositions pour les connaissances techniques. Néanmoins, aucune source n'a jamais fait apparaître Harrer chargé d'une mission par Hitler. Heinrich Harrer quitta le Tibet en 1951, à la suite de l'invasion chinoise.
Quoi qu'en dise Laurent Dispot, l'expédition Schäfer fut scientifique et celle de Harrer, une expédition d'alpinisme. Peut-être l'auteur s'inspire-t-il de mythes propagés depuis les années 90 par certains groupuscules néonazis, mythes que le gouvernement chinois aime à relayer (Beijng Review mars 1998, «Nazi authors Seven Years in Tibet») ? Le texte de Dispot, comme tous les autres textes de cette sorte, relève de la théorie du complot. Il n'est pas étonnant qu'au moment des événements tibétains ces idées ressurgissent. Cependant, elles sont infondées scientifiquement.
Sources :
- Isrun Engelhardt, «Tibetan Triangle. German, Tibetan and British relations in the context of E. Schäfer's expedition, 1938-1939», in Asiatische Studien, LVIII.1, 2004.
- Isrun Engelhardt (sous la direction de), Tibet in 1938-1939 : Photographs from the Ernst Schäfer Expedition to Tibet, Serindia, Chicago, 2007.
- Isrun Engelhardt, «Mishandled Mail : The Strange Case of the Reting Regent's Letters to Hitler», in Proceedings of the Tenth Seminar of the International Association for Tibetan Studies 2003, Oxford (sous presse).
- Isrun Engelhardt, «The Nazis of Tibet : A twentieth century myth» , in Monica Esposito (sous la direction de), Images of Tibet in the 19th and 20th Centuries, Ecole française d'Extrême Orient, coll. «Etudes thématiques», 2008, (sous presse).
- Martin Brauen, Dreamworld Tibet, Orchid Press, Bangkok, 2004.
- Thierry Dodin et de Heinz Räther (sous la direction de), Imagining Tibet. Realities, Projections and Fantasies, Wisdom Publication, Boston, 2001.
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