05 mai 2018

Loi n° 2017-1154 du 11 juillet 2017 : Fin des libertés individuelles


La loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure inscrit dans le droit commun de la police administrative cinq mesures de l’état d’urgence. La priorité qu’elle donne à l’ordre public au détriment des libertés individuelles sera t-elle aggravée par les juges, comme cela s’est produit pendant l’état d’urgence ?

Le « tuilage » entre les deux législations est presque parfait.

Le 1er novembre 2017 à minuit, l’état d’urgence de la loi du 3 avril 1955 prendra automatiquement fin, par l’effet de l’article 1er de la loi n° 2017-1154 du 11 juillet 2017.

Mais moins de 24 heures avant cette échéance, ce même 1er novembre à 0h01, par l’effet de la loi n° 2017-1510 du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, adoptée dans « le silence des pantoufles » (v. Edwy Plenel, Quand la liberté s’éteint en silence, 3 octobre 2017), l’équivalent de l’état d’urgence est prolongé pour la 7ème fois, pour trois ans et deux mois, jusqu’au 31 décembre 2020.

Cette loi est la plus attentatoire aux libertés individuelles de l’histoire de la Vème République, hors période où l’article 16 de la Constitution a été appliqué par Charles de Gaulle.

Elle a été publiée au Journal officiel du 31 octobre 2017, après que le président de la République l’a publiquement signée « à l’américaine » avec deux membres du gouvernement, comme il l’avait fait pour les deux lois du 15 septembre 2017 « de moralisation » de la vie politique ou pour les cinq ordonnances du 22 septembre 2017 récrivant le Code du travail dans le sens de la précarisation des droits des salariés, mais toujours en l’absence du Premier ministre – comment supporte t-il la réitération de telles humiliations publiques ? – pourtant contresignataire de ces huit textes.

La loi du 30 octobre 2017 est entrée en vigueur non pas au lendemain de sa signature/promulgation, comme l’a indiqué le président de la République à l’occasion de cette signature (« dès demain, elle entrera en vigueur » ), mais au lendemain de sa publication au Journal officiel, comme le prévoit le premier alinéa de l’article 1er du Code civil (« Les lois(…) entrent en vigueur à la date qu'(elles) fixent ou, à défaut, le lendemain de leur publication »), dès lors qu’il n’a (sauf erreur) pas été fait usage de la possibilité prévue au deuxième alinéa de l’article 1er de ce Code de prendre un décret de promulgation fixant une entrée en vigueur immédiate en cas de nécessité absolue. [ERRATUM DU 4 NOVEMBRE : la loi est bien entrée en vigueur le 31 octobre 2017. V. ci-dessous in fine]

La loi du 30 octobre 2017 illustre que les promesses électorales n’engagent pas leurs auteurs, dans l’ancien comme dans le nouveau monde – si tant est que cette distinction soit pertinente.

Il est nécessaire à cet égard de relire ce qu’écrivait Emmanuel Macron, il y a exactement un an de cela, dans Révolution publié en novembre 2016, pour mesurer l’écart entre une campagne présidentielle et la politique effectivement menée une fois l’élection acquise : « Nous devons collectivement préparer, dès que cela sera possible, une sortie de l’état d’urgence. (…) Sa prolongation sans fin, chacun le sait, pose plus de questions qu’elle ne résout de problèmes. Nous ne pouvons pas vivre en permanence dans un régime d’exception. Il faut donc revenir au droit commun, tel qu’il a été renforcé par le législateur et agir avec les bons instruments. Nous avons tout l’appareil législatif permettant de répondre, dans la durée, à la situation qui est la nôtre » (p. 184 ; non souligné). Et plus loin : « Rien ne serait pire, au contraire (sic), que d’enfermer a priori, dans le soupçon, des pans entiers de la population française, en réponse à la propagande d’une minorité et aux crimes d’un petit nombre. Là encore, nous devons nous désintoxiquer du recours permanent à la loi et de la modification incessante de notre droit criminel » (p. 185 ; non souligné).

Le président Emmanuel Macron a fait exactement le contraire de ce que préconisait le candidat Emmanuel Macron.

Une vraie/fausse sortie de l’état d’urgence

Cette loi a d’abord pour objet d’entretenir ce sentiment de sécurité illusoire que semble rechercher une opinion publique sensible à la surexploitation anxiogène - médiatique et politicienne - du terrorisme, qu’illustre jusqu’à la caricature l’entretien du Premier ministre dans Libération du 4 octobre 2017 (p. 5) : à la question « quelle est aujourd’hui l’intensité de la menace terroriste ? », Edouard Philippe répond par ces lieux communs : « elle reste redoutablement élevée. (…) Il faut être dans le déni ou l’ignorance pour ignorer cette menace. Elle est forte et elle est protéiforme, entre les mouvements organisés à la puissance de feu considérable, et les actions de basse intensité comme à Marseille ». Puis à la question suivante – « Combien d’attentats ont été déjoués ? » –, il répond par cette seule et unique phrase – c’est bien le Premier ministre qui prononce une telle banalité dans un quotidien national : « Beaucoup de choses ont été déjouées ». Passez, muscade…

Quatre des dispositifs de l’état d’urgence (fermetures de lieu de culte, périmètres dits « de protection », assignations à résidence, perquisitions administratives) sont insérés dans le droit commun de la police administrative des préfets et du ministre de l’Intérieur, jusqu’au 31 décembre 2020. Au surplus, c’est sans cette limite temporelle (très fragile : elle peut être supprimée à tout moment par le législateur avant son échéance) que, sur le modèle de ce que permet l’article 8-1 de la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence, les contrôles d’identité sont autorisés de manière quasi-systématique, pendant des plages horaires de douze heures et indépendamment de toute menace de trouble à l’ordre public, dans un rayon de 10 km autour de plusieurs dizaines de point de passages tels que gares, ports et aéroports situés à l’intérieur du territoire français.

Les noms changent, les restrictions demeurent, selon le tableau de concordance suivant : (pdf, 1 B)

Perpétuer l’état d’urgence est un choix politique, qui apparemment ne gêne pas une très grande majorité du peuple français. Il n’y a guère de « rupture » avec « l’ancien monde », au contraire : la loi renforçant la sécurité intérieure est la marque même de la continuité des pratiques et des politiques, quinquennat après quinquennat.

Annoncer cette perpétuation comme une sortie de l’état d’urgence, ainsi que l’a fait de manière récurrente le président de la République, par exemple le 18 octobre 2017 dans un discours aux forces de sécurité intérieure (« j’ai dit très tôt que je voulais sortir de l’état d’urgence. Le 1er novembre, nous en sortirons ») puis lors de la signature de la loi du 30 octobre 2017 (« cette loi nous permettra de sortir de l'état d'urgence à compter du 1er novembre tout en assurant pleinement la sécurité de nos concitoyens »), est une double réécriture du droit (la sortie de l’état d’urgence est automatique le 1er novembre 2017, ainsi que cela a été indiqué ci-dessus ; la loi du 30 octobre 2017 prolonge l’état d’urgence). Sur le plan politique, le président de la République ajoute une contre-vérité supplémentaire lorsqu’il tweete, à l’issue de la signature de la loi du 30 octobre 2017, « engagement tenu » : au regard des passages de Revolution précédemment cités, l'engagement paraît plutôt renié...

D’ailleurs, à rebours de la communication officielle, dans une vidéo postée le 28 octobre 2017 sur le compte twitter du parti En Marche, le député LREM Jean-Michel Fauverge a reconnu que la loi renforçant la sécurité intérieure n’était ni plus, ni moins que la poursuite d’un état d’urgence à peine relooké. Voilà qui correspond exactement à la réalité.

Une dégradation de la qualité de l’État de droit : la priorité donnée à la préservation de l’ordre public sur les libertés individuelles

Formellement limitée à la lutte contre le terrorisme, la loi renforçant la sécurité intérieure s’appliquera évidemment, à l’instar de l’état d’urgence, bien au-delà, en dépit des annonces des décideurs publics (par exemple, celle, assez ambiguë en réalité, du Premier ministre Edouard Philippe dans Libération du 4 octobre 2017 : la loi renforçant la sécurité intérieure est « strictement limitée à la lutte contre le terrorisme : elle ne s’applique pas aux autres hypothèses que l’état d’urgence »). Déjà, la loi elle-même prévoit explicitement que les contrôles d’identité dans les zones frontalières, élargis à « la recherche et la prévention des infractions liées à la criminalité transfrontalière » et non aux seuls crimes et délits terroristes, pourront servir de base à des poursuites lorsqu’ils ont révélé quelque infraction que ce soit commise par la personne contrôlée.

Certes, avant comme après le 1er novembre 2017, la France demeure un Etat de droit : les tribunaux administratifs et le juge pénal peuvent connaître de mesures individuelles de mise en œuvre de cette loi, et sanctionner l’illégalité d’une action administrative disproportionnée au regard de l’objectif de prévention de l’ordre public ; la loi du 30 octobre 2017 organise elle-même des procédures par lesquelles le juge administratif ou le juge judiciaire pourront se prononcer rapidement sur la légalité des mesures prises par les préfets ou le ministre de l'Intérieur ; le Conseil constitutionnel pourra être saisi de questions prioritaires de constitutionnalité contre la loi du 30 octobre 2017.

Mais la qualité de cet Etat de droit se dégrade, année après année, du fait de l’empilement désordonné et frénétique de textes sécuritaires comme de l'omniprésence de la "menace terroriste" en arrière-plan de tout ce qui se rapporte à l'ordre public. Ainsi, jusqu’au 1er novembre 2017, le principe dans le droit commun de la police administrative était celui de la prévalence des libertés individuelles sur les restrictions d’ordre public. Ce n’était que dans l’hypothèse exceptionnelle où l’état d’urgence était déclenché que ce principe s’inversait, en faveur de l’action des préfets et du ministre de l’Intérieur. Aujourd’hui, dans le champ très large de la loi renforçant la sécurité intérieure, l’inversion de la règle protectrice des individus est transposée à l’action quotidienne des préfets et du ministre de l’Intérieur hors état d’urgence : en période normale aussi, la restriction de police est le principe et la liberté individuelle l’exception, lorsque ministre de l’Intérieur et préfets font usage de cette loi.

Cette conception très prédictive (et partant aléatoire) de l’ordre public applicable aux comportements individuels contamine à présent les règles de police régissant les étrangers en situation irrégulière, indépendamment de l’état d’urgence. C’est ainsi qu’une circulaire du 16 octobre 2017 du ministre de l’Intérieur relative à l’éloignement des personnes représentant une menace pour l’ordre public et des sortants de prison indique que « la notion de ‘menace pour l'ordre public’ ne se fonde pas exclusivement sur les troubles à l'ordre public déjà̀ constatés, comme le ferait une sanction, mais constitue une mesure préventive, fondée sur la menace pour l'ordre public, c'est-à-dire sur une évaluation de la dangerosité́ de l'intéressé dans l'avenir. Cette appréciation prend naturellement en considération des faits déjà̀ commis par le passé mais demeure, en droit, indépendante des condamnations pénales prises à l'encontre de l'intéressé́ » (souligné dans le texte). Ce texte se garde bien d’énoncer les critères nécessairement subjectifs à partir desquels les préfets doivent évaluer la dangerosité d’un étranger en situation irrégulière…

Un déséquilibre en faveur de la préservation de l’ordre public aggravé par les juridictions ?

Saisi de contentieux relatifs à la mise en œuvre de l’état d’urgence ou de la loi renforçant la sécurité intérieure, le juge, qu’il soit administratif ou pénal, est et sera tenu de prendre en compte ce choix législatif d’un équilibre différent entre ordre public et libertés individuelles, où la suspicion de dangerosité potentielle détectée par l’administration, indépendamment de toute infraction, sur la base non pas même d’indices mais de vagues comportements, de probabilités ou de soupçons, peut entraîner de lourdes restrictions à la liberté d’aller et de venir, au secret des correspondances, au droit à la vie privée, etc

Qu’il appartienne à l’ordre judiciaire ou administratif, le juge n’est toutefois pas obligé d’aggraver cette primauté que la loi confère à l’ordre public sur les libertés individuelles.

C’est pourtant ce qu’a fait le Conseil d’Etat, par exemple lorsqu’il a admis que des personnes éventuellement susceptibles de manifester durant la COP 21 pouvaient être assignées à résidence au nom de la nécessité pour les forces de l’ordre de se concentrer sur la lutte contre le terrorisme (Conseil d’Etat, 11 décembre 2015, Domendjoud), lorsque, dans la même décision, il a accepté que l'administration puisse produire des « notes blanches » au soutien d'assignations à résidence ou de perquisitions administratives, ou lorsqu’il a donné une interprétation très large de la notion « d’élément nouveau » permettant de prolonger une assignation à résidence de plus de douze mois (v. Qu’est-ce qu’un élément nouveau permettant de prolonger une assignation à résidence ?).

C’est aussi ce qu’a fait la Cour de cassation en permettant que les ordres préfectoraux de perquisition administrative insuffisamment motivés avant la perquisition puissent être mieux motivés après la réalisation de cette opération de police administrative (Cass. crim. 28 mars 2017, n° 16-85.072), ou que les assignations à résidence peu motivées au moment où elles entrent en vigueur puissent être ultérieurement mieux motivées par le ministre de l’Intérieur (Cass. crim. 3 mai 2017, n° 16-86.155). Dans la même veine, la jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation, en étendant la qualification de terrorisme au sens de l’article 421-1 du Code pénal aux actes dépourvus de finalité terroriste ou qui n’ont pas été susceptibles de provoquer des atteintes à l'intégrité physique des personnes, autorise indirectement préfets et ministre de l’Intérieur à appliquer très largement les lois du 3 avril 1955 et du 30 octobre 2017 (Cass. crim. 10 janvier 2017, n° 16-84.596).

C’est enfin ce qu’a fait le Conseil constitutionnel, qui a autorisé qu’un régime législatif présenté comme temporaire (la lettre même de la loi du 3 avril 1955 veut qu’une seule prolongation, et non une succession indéfinie de prolongations, soit permise par le Parlement) puisse, en pratique, être reconduit à la discrétion de l’exécutif et du Parlement. Le Conseil constitutionnel n’a, le plus souvent, prononcé des censures relatives à la loi du 3 avril 1955 que pour l’avenir, en validant les inconstitutionnalités passées (ainsi, les milliers de perquisitions administratives illégalement réalisées entre le 14 novembre 2015 et le 19 février 2016 ont été « sauvées » par le Conseil constitutionnel) et en permettant aux pouvoirs publics d’y remédier à peu de frais, autorisant le cas échéant que les inconstitutionnalités perdurent pendant quelques semaines (v. Interdictions de séjour de l’état d’urgence : censure à la Pyrrhus). Par comparaison, lorsque par sa décision n° 2017-660 QPC du 6 octobre 2017 le Conseil constitutionnel a censuré la désormais fameuse taxe à 3% sur les dividendes, il a permis que les sociétés concernées puissent demander réparation des conséquences passées de cette inconstitutionnalité.

Qu’en sera-t-il désormais, sous l’empire de la loi du 30 octobre 2017 ? L’expérience de l’état d’urgence (v. Etat d’urgence : des travers dans l’état de droit, Libération, 21 juin 2017 ; Conseil d’Etat : quand les recours n’aboutissent pas ou peu, Le Monde, 11 octobre 2017) ne donne guère de motif d’être optimiste pour les libertés individuelles, alors que dans le même temps, « côté sécurité publique », après deux ans d’état d’urgence, les mesures restrictives des libertés telles qu’assignations à résidence, perquisitions administratives, fermetures de lieux de culte, zones dites « de protection » ou contrôle systématique des identités se sont révélées inefficaces contre le terrorisme.

ERRATUM du 4 novembre 2017 à propos de l'entrée en vigueur de la loi du 30 octobre 2017 :

Ce billet a été rédigé sur la base de la "petite loi" définitivement adoptée par le Sénat le 18 octobre 2017, qui est ici ; or, la loi promulguée le 30 octobre 2017 par le président de la République comporte, en son article 21, l'alinéa suivant, qui n'a pas été adopté par le Parlement et qui n'a aucun lien matériel avec les deux alinéas qui précèdent relatifs au Code des transports : "La présente loi entrera en vigueur immédiatement". Cette disposition paraît s'insérer dans le seul chapitre IV de la loi sur "les dispositions relatives aux outre-mer", alors qu'en réalité elle se rapporte à la loi dans son ensemble. Elle est de forme législative, mais de valeur administrative car propre au décret présidentiel de promulgation - et peut à ce titre faire l'objet d'un recours contentieux direct devant le Conseil d'Etat, ce qui n'est pas permis pour une disposition de nature législative. Elle emporte entrée en vigueur de la loi dès le 31 octobre 2017, ainsi que l'a dit le président de la République, sur le modèle de ce qui avait été décidé par son prédécesseur pour la loi du 20 novembre 2015 prorogeant l'état d'urgence (v. après l'article 6). Il aurait été préférable, pour la lisibilité du droit, que cette entrée en vigueur immédiate soit clairement distinguée du seul article 21 de la loi, comme cela avait été fait pour la loi du 20 novembre 2015. Quoi qu'il en soit, pendant deux jours, les 31 octobre et 1er novembre, état d'urgence et loi renforçant la sécurité intérieure ont été mis en oeuvre concomitamment, ce qui a permis au ministre de l'Intérieur de notifier "en temps utiles" des mesures de surveillance individuelle pour prendre le relais de certaines assignations à résidence de l'état d'urgence. Le "tuilage" entre les deux législations est parfait...
 

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