21 avril 2017

Le paradoxe de la puissance et de la peur



Le babouin dominant croit que sa position repose sur son prestige et sa crédibilité et est donc perpétuellement en garde contre les menaces à son honneur… Les États-Unis et ses alliés de l’OTAN peuvent être comparés aux babouins dominants de Morris.
Paul Robinson

Diplomat Magazine, un magasine d’Ottawa, vient de publier sa dernière édition, qui comprend plusieurs articles sur le sujet de la Russie. J’ai écrit l’un des articles, celui intitulé Rétablir de bonnes relations entre le Canada et la Russie. Vous pouvez le lire ici. On y trouve aussi des articles de Pierre Jolicoeur du Royal Military College et de Stephen Saideman de l’Université Carleton. C’est le dernier de ceux-ci, intitulé Trump et Poutine : une relation troublante et à haut risques, dont je veux vous parler ici.

L’article de Saideman est, à bien des égards, un article typique pour alimenter la peur de la Russie, bien qu’il semble un peu dépassé suite à la décision de Donald Trump de bombarder la Syrie, les accusations régulières contre la Russie par l’ambassadeur des États-Unis à l’ONU, Nikki Haley, et le manque apparent de succès de la visite du secrétaire d’État Rex Tillerson à Moscou. En écrivant son article, avant que tout cela ne se produise, Saideman prétend :

« L’admiration de Trump pour Poutine […] est révolutionnaire. Cette relation soulève des doutes sur l’avenir de l’OTAN. […] Autrement dit, la relation de Trump avec Poutine met en danger une grande partie de l’ordre établi à la suite de la deuxième guerre mondiale. Les positions de Trump sur l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord, l’Union européenne et l’Ukraine présentent toutes des menaces graves. Les risques dans les années à venir sont très élevés. »

« L’avenir de l’OTAN est en jeu », poursuit Saideman, « l’alliance est vraiment en danger ». Les États baltes ne savent pas si l’OTAN viendra à leur défense s’ils sont attaqués par la Russie et « si Poutine devait déclencher une crise et que les États-Unis n’agissaient pas comme ils l’ont promis depuis 70 ans, l’alliance pourrait bien s’effondrer ». On peut se demander pourquoi la Russie attaquerait soudainement la Lettonie, mais Saideman avertit que c’est exactement ce que les États agressifs font, quand ils aperçoivent une faiblesse : « L’une des constatations fondamentales, dans l’étude de la guerre, est que les guerres surviennent quand il y a une incertitude quant aux alliances. » Avec Poutine qui effectue actuellement « une attaque contre l’Union européenne », la situation est pleine de danger. À moins que nous ne fassions face avec fermeté, affirme Saideman, l’OTAN, l’UE et l’ensemble du système international vont s’écrouler.

De telles prédictions catastrophiques sont assez répandues de nos jours. Mais elles ne sont pas très exactes. Elles supposent que le monde occidental est un tigre de papier, maintenu ensemble par un léger fil, et qu’il ne nécessite qu’une petite poussée, par une puissance extérieure faible, pour qu’il se désintègre entièrement. Il s’agit d’une description assez bizarre des pays les plus forts et les plus riches du monde, qui ont maintenu les mêmes institutions collectives depuis plusieurs décennies, face à des menaces bien supérieures à celles de la Russie moderne.

Pour donner un bref aperçu du pouvoir relatif de l’OTAN et de la Russie, voici un tableau montrant leurs dépenses de défense, en tant que part du total global :

 
Dépenses mondiales pour la défense

Comme vous pouvez le voir, l’OTAN n’a militairement rien à craindre de la Russie. Elle n’a rien à craindre économiquement. La richesse des États-Unis et de l’Europe occidentale est beaucoup plus grande que celle de la Russie. Par rapport à l’Ouest, la Russie est du menu fretin.

La question que je me pose est pourquoi les Saideman du monde entier en ont aussi peur.

La réponse, je pense, réside dans le domaine de la psychologie, plutôt que de la physique. Deux processus psychologiques sont en jeu. Le premier concerne les questions d’honneur; le second, celui des problèmes de réconfort psychologique.

En ce qui concerne le premier processus, dans son livre de 2011, Why Nations Fight [Pourquoi les nations combattent-elles], Richard Ned Lebow a examiné les causes de toutes les guerres menées à l’ère moderne et a déterminé que la raison la plus commune pour la guerre était ce qu’il appelait « le statut » – dit autrement, les guerres n’étaient pas dues principalement aux ressources matérielles, au territoire, à la sécurité, etc., mais plutôt au statut, à l’image de soi [A un problème d’égo, dirait-on en langage de psychologie populaire, NdT]. Cela correspond certainement à mes propres découvertes, telles qu’elles sont énoncées dans mon livre Military Honour and the Conduct of War [Honneur militaire et la conduite de la guerre]. De manière tout à fait surprenante, les relations internationales portent sur des questions d’honneur. Ce qui pousse les politiciens à l’action sont les inquiétudes au sujet du statut, du prestige, de la crédibilité et les diverses vertus dont ils pensent que leur honneur dépend : la force, la résolution et d’autres du même genre.

C’est particulièrement vrai pour les États et les alliances puissants. Aux yeux des catastrophistes, l’OTAN n’a pas de volonté. Elle est moralement faible. En tant que telle, elle risque de perdre son statut et sa crédibilité, et une fois qu’elle les aura perdus, elle va certainement s’effondrer.

Une clé pour comprendre cette dynamique peut être trouvée dans le classique The Human Zoo [Le zoo humain] de Desmond Morris, écrit en 1969. Dans le chapitre 2 de ce livre, intitulé « Statut et Super Statut », Morris décrit comment les babouins alpha [les mâles dominants, NdT] doivent se comporter, s’ils veulent conserver leur statut dominant. Le problème que rencontrent ces babouins est que leur position de numéro un est toujours menacée. Leur position est intrinsèquement instable, et leur statut ne peut que redescendre. En conséquence, ils doivent être hyper vigilants. Toute menace doit être contrée avec la plus grande violence, pour dissuader les autres. Mais pas seulement les menaces réelles – même la simple menace d’une menace, le moindre signe de rébellion imaginaire, doit être relevé par une réaction agressive.

Paradoxalement, et par conséquent, plus on est fort, plus on a peur. Le babouin dominant croit que sa position repose sur son prestige et sa crédibilité, et est donc perpétuellement en garde contre les menaces à son honneur. Il ne peut pas se reposer. Il doit toujours avoir peur. Et il exagère inévitablement les menaces qui l’entourent. Les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN peuvent être comparés aux babouins dominants de Morris. Leur domination les rend paranoïaques. C’est pourquoi Saideman & Co ont tellement peur.

Les études de la psychologie du risque montrent un deuxième facteur. Selon ces études, les humains ont évolué pour avoir peur des dangers qui se cachaient dans leur habitat naturel. Ils s’attendent à un danger et donc, lorsqu’ils ne peuvent l’identifier, ils sont très nerveux. Leurs instincts leur disent qu’il doit y avoir un danger quelque part, et le fait qu’ils ne puissent pas le repérer est un sujet de grande préoccupation. Ils ne savent pas quoi faire. Trouver une menace est donc rassurant. Une fois que la menace a été trouvée, ils peuvent élaborer un plan pour y faire face. Ils ont une cible pour leur action.

La encore, nous sommes confrontés à un paradoxe. Être fort est une sécurité. Mais la sécurité rend paranoïaque. En revanche, avoir un ennemi fait en sorte que l’on se sente mieux. Et c’est le problème actuel de l’Occident. Selon les normes historiques, il est remarquablement sûr. Il n’y a pas eu de guerre interne majeure depuis 70 ans. Le terrorisme en Occident est proche d’un point bas historique. L’OTAN jouit d’une domination militaire et économique. Et pourtant, beaucoup ne peuvent s’empêcher de penser que tout est sur le point de s’écrouler. Et parce qu’ils le sentent ainsi, ils ressentent également un besoin d’identifier la menace qui causera l’effondrement, afin qu’ils puissent proposer un plan pour y répondre.

C’est, en bref, pourquoi la russophobie bénéficie d’un tel engouement. Cela donne à l’Occident un ennemi. Et en lui donnant un ennemi, même si cela paraît étrange, cela lui donne un sentiment de réconfort, lui permettant de bander ses muscles et de sentir que son statut est sûr, du moins pour l’instant.

Paul Robinson
Source

Traduit par Wayan, relu par nadine pour le Saker Francophone.

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