08 mars 2017

L’obsolescence de l’homme


Voici le dernier billet de notre camarade grec Panagiotis Grigoriou sur son blog Greekcrisis qui nous chronique d’une manière précieuse la manière dont se passe la crise en Grèce dans ses conséquences quotidiennes. C’est précieux à lire car évidemment, cela préfigure d’une certaine façon les difficultés à venir de notre pays.

N’oubliez pas que la vie est dure en Grèce y compris pour Panagiotis qui dispose d’un bouton « dons » sur son site, alors « à votre bon cœur Messieurs-Dames », les petits ruisseaux font les grandes rivières. Vous pouvez aussi aller en Grèce et réserver les services de Panagiotis pour vous servir de guide dans les rues d’Athènes (projet que j’ai pour l’année prochaine 2018 si la situation nous le permet).

Charles SANNAT 
 
 

Athènes, place de la Constitution. Espace public au cœur historique de la ville, lieu de rencontre par excellence et lieu de passage. En surface, ambiance décontractée en ce début mars 2017, et pourtant, trois manifestations symboliques, trois poignées de femmes et d’hommes à bout de leur courage. Une trentaine de chercheurs, contractuels à l’Institut de Recherches Géologiques… stagnantes occupent le trottoir devant le ministère des Finances : “Nous avons la solution, mais nous n’avons pas de travail.” Espoirs usés, vies outrées, joli monde !


Chercheurs, devant le ministère des Finances. Athènes, le 2 mars 2017

Les (rares) manifestations de la période actuelle (2016-2017) ont alors définitivement perdu toute gaieté, contrairement à celles du cycle proto-mémorandaire (sous le régime des mémoranda), de 2010 à 2015. SYRIZA est passé aussi par là, après avoir définitivement enterré l’ensemble de la gauche grecque et par la même occasion, dissipé (enfin) les dernières illusions quant au caractère prétendument démocratique et représentatif du système politique. Les idées mûrissent, les sociétés pourrissent… et les Syrizistes s’enrichissent, dans la plus “grande” tradition des partis clientélistes de la Grèce contemporaine.

Ainsi, les passants baissent la tête, les policiers blasés, observent la scène devant le ministère des Finances. D’ailleurs, il y a à peine quatre jours, ceux des forces de l’ordre avaient manifesté autant sur cette même place, un peu plus souriants même, que les autres manifestants !

Policiers manifestant place de la Constitution. Février 2017 (presse grecque)

Outre les chercheurs en colère du début mars 2017, les passants, et autant certains heureux touristes, ont pu découvrir et photographié cette autre manifestation… quasi folklorique, des habitants de la région du Magne, péninsule comme on sait située au sud du Péloponnèse, entre le golfe de Messénie à l’ouest et le golfe de Laconie à l’est. “La terre de nos ancêtres ne peut pas être contestée.” Espérons-le ! Enfin, dans une quasi-solitude au beau milieu d’une place de la Constitution si bien fréquentée, un employé à la compagnie d’assurances historique “Ethniki Asfalistiki” (“Assurance Nationale”… un euphémisme) hurlait de tout son souffle, dénonçant urbi et orbi la mise en vente de son entreprise à des fonds étrangers (en réalité, elle est destinée à être bradée et elle est toujours rentable). Présente sur le marché depuis plus de 120 ans, il s’agit d’une filiale de la Banque nationale. Cette dernière est déjà bradée, c’est-à-dire “vendue” au prix de… 2 % de sa valeur à des fonds étrangers par le “gouvernement” Tsipras en automne 2015, faisant exactement suite à la signature du mémorandum III, durant l’été 2015.


“La terre de nos ancêtres ne peut pas nous être contestée”. Athènes, le 2 mars 2017


“La terre de nos ancêtres ne peut pas nous être contestée”. Athènes, le 2 mars 2017


Employé de la compagnie “Ethniki Asfalistiki”. Athènes, le 2 mars 2017

À peine trois-cents mètres plus loin, les obsèques de l’ancien ministre Aristidis Kalantzakos (Nouvelle Démocratie – ‘ND’ – Droite) étaient célébrées comme il se le devait à la cathédrale (Métropole) d’Athènes. Toute la crème… brûlée du parti et de son clientélisme les mieux visibles s’y trouvèrent, autres visages que ceux des manifestants, visages cette fois fort significatifs de la pourriture qui parasite le pays depuis si longtemps. Le commissariat avait interdit de circuler rue Mitropoleos, les policiers en civil se montrèrent assez nerveux tandis que les passants observèrent les scènes des obsèques avec distance. “Salopards, ils devraient tous crever”, a tout de même lancé une très vieille femme.

Sur la terrasse du café situé près de la cathédrale et sous un soleil radieux, deux touristes très souriants n’auront remarqué que notre seul animal despote (sans maître) des lieux. La Grèce, joli pays, Athènes, trois millions de touristes attendus cette année. En face d’eux, le second bâtiment de “l’Instituto Cervantes” désormais à louer. La noble institution espagnole a concentré cette année ses activités à Athènes dans son ancien bâtiment sous la colline du Lycabette, économies sans doute… et encore. Le même jour, dans une rame du métro athénien, une autre femme âgée a entamé un tel monologue à haute voix, comme on en a désormais l’habitude ici : “Le système de Santé nous vomit, je suis pour l’instant assurée, sauf que je dois payer mes médicaments ou sinon mourir, j’ai cotisé durant quarante ans et voilà le résultat. Ma fille au chômage n’est pas indemnisée et elle n’est plus assurée. Je lui ai payé la consultation chez le pneumologue hier. Le médecin nous a dit que les migrants et les réfugiés se rendant en hôpital s’en sortent mieux que nous. Ces administrations ont reçu l’ordre de les accueillir et de leur fournir même les médicaments. À nous, ils nous les font payer. Notre monde a complètement chaviré et nos droits avec. Nous ne sommes plus chez nous.”


La crème… brûlée du parti ‘ND’ et de son clientélisme. Athènes, le 2 mars


Aux obsèques de l’ancien ministre Aristidis Kalantzakos. Athènes, le 2 mars


Avant les obsèques de l’ancien ministre. Athènes, le 2 mars


La police avait interdit de circuler rue Mitropoleos. Athènes, le 2 mars


L’ex-second bâtiment de “l’Instituto Cervantes”. Athènes, le 2 mars 2017


Touristes souriants devant le spectacle l’animal despote. Athènes, le 2 mars 2017

Étrange silence, celui en tout cas des usagers du métro. Aucune réaction exprimée par la parole. Les gens avaient d’abord baissé la tête, puis ils la bougèrent légèrement de haut en bas en signe d’acquiescement. La femme âgée a encore répété son monologue durant le laps de temps interminable entre trois stations, puis elle descendit à la quatrième. Soulagement.

La société grecque (dans sa majorité) déjà cannibalisée de l’intérieur ne peut pas et ne veut pas subir une mutation démographique et ethnique alors forcée et pour tout dire, initiée de l’extérieur. C’est tout de même facile à comprendre… avant la probable future explosion.

En réalité, cette question du renversement des droits (d’en haut comme d’en bas car la situation est fort bien orchestrée dans ce sens en Grèce, surtout depuis le temps de la Troïka), elle demeure centrale dans la désarticulation des sociétés actuelles et mondialisées aux forceps, européisme compris. L’européisme tout de même déjà bien pessimiste.

Néanmoins, et comme le remarque très pertinemment sur son blog Bertrand Renouvin, “ce pessimisme publiquement exprimé confirme l’ambiance de désillusion ou de franche déroute qui a gagné divers niveaux de la bureaucratie européiste. Nous pourrions nous en réjouir puisque nous avons depuis longtemps contribué à démontrer les vices de la «construction européenne». Il faut au contraire exprimer de très vives inquiétudes car dans cette phase d’agonie, qui peut être très longue, nous ne cessons de subir les décisions prises par les organes de l’Union et le carcan de l’euro. Je note à ce propos que Jean-Claude Juncker, aussi désabusé soit-il, fait preuve de sa brutalité coutumière : selon lui, la Grèce, martyrisée par la Commission, la Banque centrale européenne et le FMI, se trouve hors de l’ordre juridique européen et du champ d’application de la Charte des droits fondamentaux… La violence, qu’on appelle pudiquement «réformes structurelles», peut donc s’y déchaîner comme jamais.”


Marché hebdomadaire. Athènes, mars 2017


Marché hebdomadaire. Athènes, mars 2017


Marché hebdomadaire. Athènes, mars 2017


Marché hebdomadaire. Athènes, mars 2017

Heureusement enfin, le Printemps grec est de retour en guise de consolation. Le marché hebdomadaire dans les quartiers d’Athènes est autant un lieu de rencontre que les places du centre-ville. On y trouve encore presque tout, du textile à l’alimentaire envahissant les trottoirs. On marchande moins qu’avant, et surtout, on préfère s’y rendre au moment où les prix baissent, c’est-à-dire dans l’après-midi, avant la fermeture. Les gens se bousculent, tout le monde finit par trouver son mot à dire, le marché, c’est aussi une ambiance de quartier… “On y refaisait le monde, plus maintenant”. En effet.

Sous l’Acropole, les marchands du Temple se montrent tant bien préparés… pour un avenir meilleur, en cet avant-goût de la saison touristique. Tout y est également, fausses cuirasses de pacotille et moussaka… de base au prix abordable. De nombreux Athéniens (ceux qui le peuvent déjà) avaient même déserté l’agglomération durant le long week-end du Lundi pur (premier jour du carême, 27 février cette année). Ils ont fêté… le carnaval, puis, Lundi pur, marquant le début du grand carême qui précède Pâques.

Et comme chaque année (mais c’était avant ou seulement après les manifestations), les plats traditionnels de cette journée : tarama, calamars, poissons, olives, petits légumes au vinaigre, halva et l’incontournable pain du jour, la “lagana”, un pain traditionnel sans levain, aux graines de sésame et à la mie légère… vendu parfois 3 euros le kilo ! Grande fête populaire avant tout à travers le pays (ou ce qui en reste), les enfants ont comme de coutume lancé des cerfs-volants dans le ciel, cherchant à aller toujours plus haut. Difficile on dirait.


Sous l’Acropole. Athènes, mars 2017


Sous l’Acropole… Presse brésilienne et presse grecque (2010 et 2017)

Moments si burlesques du temps présent, certains jeunes parmi ceux qui n’avaient pas encore quitté le pays ont… fièrement paradé Place de la Constitution, déguisés en zombies. “Zombie walk” organisé à Athènes pour la deuxième année consécutive, il était peut-être temps (en ce temps mort). Sauf que ce déguisement des participants c’est presque de la réalité (pour les jeunes comme pour les moins jeunes).

Zombies, personnes ayant perdu toute forme de conscience et d’humanité, adoptant un comportement violent envers les êtres humains et dont le mal est terriblement contagieux, ou encore, l’art de détruire la conscience des individus afin de les rendre corvéables à merci. Le philosophe Günther Anders avait déjà annoncé la couleur du temps gris qui est le nôtre : “C’est en tant que morts en sursis que nous existons désormais. Et c’est vraiment la première fois” (dans l’histoire de l’humanité).


Sous l’Acropole, les marchands du Temple. Athènes, février 2017


“Zombie walk” à Athènes. Février 2017 (presse grecque)


“Zombie walk” à Athènes. Février 2017 (presse grecque)

Alexis Tsipras lance son cerf-volant. Presse grecque, février 2017

Dans la série toujours, l’art de détruire la conscience d’abord et aussitôt les individus, en cette fin février 2017, le pays réel (via les médias) s’est… passionné pour un terrible “accident de la circulation” (et autant… de la lutte des classes dans un sens). Au volant de la Porsche paternelle, le fils de l’homme d’affaires multimillionnaire Apóstolos Vakakis a percuté violemment une… simple Honda, garée sur une aire d’autoroute. Le jeune homme et son passager, ainsi qu’une mère et son enfant qui se trouvaient dans la Honda, sont décédés.

Yórgos Vakakis, le conducteur de la Porsche, âgé de 24 ans, conduisait à toute vitesse, plus de 200km/h et il avait visiblement perdu le contrôle de son véhicule. D’après les images vidéo du drame ressenti comme un meurtre aux yeux des mentalités, une déflagration spectaculaire a accompagné le choc entre les deux véhicules. Le fils Vakakis est décédé dans l’accident, de même que l’autre passager de sa voiture, également âgé de 24 ans, qui ne portait pas de ceinture de sécurité, éjecté par la fenêtre de la voiture. Ypatios Patmanoglou employé à la Régie de l’Eau à Athènes, le père tragique, sortant des toilettes de l’aire de l’autoroute n’en croyait pas ses yeux. D’après les premiers éléments de l’enquête, la Porsche était équipée au moment de l’accident de pneus hiver, inadaptés déjà et en plus, vieux de dix ans.

Pour le reste, tous les éléments symboliques et sociologiques y étaient présents. Le père Vakakis est le propriétaire d’une chaîne de grands magasins, et par ce fait… sérieux importateur de chinoiseries comme on le désigne parfois en Grèce. Le fils Vakakis étudiait aux États-Unis et pour son ultime voyage, il projetait de se rendre au village en même station de ski huppée d’Arahova, près de Delphes (on la surnomme parfois… Mykonos des montagnes), évidemment pour s’amuser. Mais en Grèce, ce fut jadis toute une philosophie de vie : “Siga, Siga” (doucement), à savoir, ne rien précipiter, prendre enfin le temps, se détendre. Or le fils Vakakis (et il n’était pas le seul) aimait rouler à plus de 250km/h.


Sous l’Acropole. Mars 2017


Sous l’Acropole, place Monastiráki. Athènes, mars 2017


Sous l’Acropole des touristes. Athènes, mars 2017


Sous l’Acropole des animaux despotes. Mars 2017

Ypatios Patmanoglou, sortant des toilettes… par l’étroit couloir donnant sur l’enfer en direct, aimait aussi les voitures de sport. Sur sa page Facebook, il avait à maintes reprises affiché les photos de ce même modèle Porsche… Il rêvait alors un jour d’en procéder une. Joli monde, pays en crise.

Sous l’Acropole pourtant la vie continue, autre grand espace public historique de la ville, lieu aussi de rencontre par excellence et lieu de passage. En surface, ambiance décontractée, moments burlesques de tout notre temps présent en plus.

Contre l’oubli et contre l’insignifiance, nous avons, par les temps qui courent, grossièrement plutôt voulu rendre hommage au calvaire et à la mémoire des naufragés du SS Oria, bateau à vapeur norvégien construit en 1920 et réquisitionné par l’armée allemande. Il a coulé près de l’île de Pátroklos face au Cap Sounion le 12 février 1944, par nuit de tempête, 4 000 prisonniers italiens ont perdu la vie. Les officiels avaient d’ailleurs aussi rendu leur hommage avant nous. Autre temps, autre guerre, autres naufragés ?

Raison peut-être, sous le Temple de Poséidon, pour que l’oiseau du moment comme des lieux nous considère toujours d’un air méfiant, voire d’un air moqueur.


Hommage à la mémoire des naufragés italiens. Attique, février 2017


L’hommage des officiels. En Attique, février 2017



L’hommage des officiels. Février 2017 (presse grecque)


Sous le Temple de Poséidon, l’oiseau. Février 2017

Athènes, ambiance en surface décontractée et manifestations symboliques. “Aujourd’hui, arriver en avance, c’est encore pire que d’arriver en retard”, écrivait en 1934 le penseur visionnaire Günther Anders, auteur entre autres de L’obsolescence de l’homme.

“Nous avons la solution, mais nous n’avons pas de travail”, seuls… nos animaux despotes scrutent alors encore l’horizon.

 
Nos animaux despotes scrutent l’horizon. En Attique, février 2017

* Photo de couverture: “Nous avons la solution, mais nous n’avons pas de travail”. Athènes, le 2 mars 2017

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