23 janvier 2017

Planche à billets mon amour


ELLE: J'ai vu les actualités. Le deuxième jour, dit le journal, je ne l'ai pas inventé, dès le deuxième jour, des billets de banque ont flotté dans le ciel. Des chiens ont été photographiés en train de les guetter avant de sauter en l'air pour les manger. Pour toujours. Je les ai vus. J'ai vu les actualités. Je les ai vues. Du premier jour. Du deuxième jour. Du troisième jour.

LUI (il lui coupe la parole): Tu n'as rien vu. Rien. Ciel rempli de billets. Gens, enfants. Enfants hurlants courant après les billets de 100 euros...

ELLE: ... du 15e jour aussi. La planche à billets a été recouverte de fleurs. Ce n'étaient partout que bleuets et glaïeuls, et volubilis et belles d'un jour qui renaissaient des cendres avec une extraordinaire vigueur, inconnue jusque-là chez les fleurs.

ELLE: Je n'ai rien inventé.

LUI: Tu as tout inventé.

ELLE: Rien. De même que dans l'amour cette illusion existe, cette illusion de pouvoir fabriquer des billets existe aussi, de même j'ai eu l'illusion devant la planche que jamais je n'oublierai. La Bank of Japan vacille à cause d'un tremblement de terre. Les actualités continuent.

ELLE: J'ai vu aussi les rescapés, les gueux, et ceux qui n'ont pas réussi à en saisir. Un bel enfant se tourne vers nous. Alors nous voyons qu'il est blessé. Une banquière se regarde dans un miroir et compte ses milliards d'argent gratuit. Une autre aux mains tordues joue de la cithare. Une femme prie pour que d'autres billets tombent du ciel. Un homme se meurt d'être au chômage depuis des années. Une fois par semaine, on lui jette un petit faux billet, ha ha ha ha ha ha, que la vie est cruelle avec les pauvres...

ELLE: J'ai vu la patience, l'innocence, la douceur apparente avec lesquelles les banquiers survivants provisoires de l'Hiroshima du 29 septembre 2008 s'accommodaient d'un sort tellement injuste que l'imagination d'habitude pourtant si féconde, devant eux, se ferme. Toujours on revient à l'étreinte si parfaite des liquidités gratuites...

ELLE (bas): Écoute... Je sais... Je sais tout. Ça a continué.

LUI: Rien. Tu ne sais rien

ELLE: Si, je sais. Mario Draghi a été inspiré. Il a acheté pour 24,7 milliards d'euros d'obligations dans la semaine du 15 janvier 2017, un record depuis 2014.

LUI: Je t'aime...

ELLE: Non, tu aimes sa planche à billets de 80 milliards par mois.

LUI: Je veux manger un cassoulet William Saurin. On peut acheter l'usine avec ses faux billets ?

ELLE: Oh... Je vois un helicoptere dans le ciel... Il jette de l'argent aussi... C'est beau...

LUI: Ce que tu vois n'est pas. Rien n'est. Nous ne sommes rien. J'ai faim.

ELLE: Mon esprit est léger, mon corps est lourd, mais mon âme est attachée à cette planche dont l'essence et le parfum me hantent...

LUI: Ohhh tu le sais, le bois de cette planche vient de la guillotine qui a tranché le cou de Louis 16.

ELLE: Oui, le 16... C'est le chiffre le plus poétique, le plus aérien, le chiffre de la Maison Dieu. C'est le symbole de Dieu. Ahhhhh...

LUI: Tu as vu les clés de la Ferrari ?

ELLE: Laurence Ferrari ? Elle est gentille, mais elle ne sait pas qui est l'ennemi... Elle ne veut pas d'ennemi. Elle veut juste composer des bouquets de paroles vides de sens... Si seulement elle comprenait la nature de cette planche à billets...

LUI: C'est une fausse blonde! Elle est comme ces faux billets... Tout finira par déteindre...

ELLE: Oui, oui, il faut éteindre. 

Marguerite Durat

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