« Nous sommes bien évidemment des êtres sociaux, et la sorte d’animal que nous devenons découle essentiellement du contexte social, culturel et institutionnel dans lequel nous vivons. Ce qui m’amène à m’intéresser aux formes d’organisation sociale propices à la reconnaissance des droits, au bien-être et à la satisfaction des aspirations légitimes des gens. Bref, au bien commun.
Je m’en suis aussi tenu pour l’essentiel à ce qui m’apparaît comme des évidences – évidences qui, pourtant, sont généralement considérées comme des invraisemblances. J’aimerais en présenter quelques autres, dont les attributs sont tout aussi singuliers. Ces évidences présumées se rapportent à une catégorie particulière de principes éthiques : des principes qui sont universels non seulement parce qu’à peu près tout le monde les défend, mais aussi parce qu’ils sont presque universellement rejetés dans les faits. Certains d’entre eux sont très généraux, comme ce lieu commun selon lequel on devrait s’imposer les mêmes normes qu’on applique à autrui, voire des normes plus élevées ; d’autres sont plus spécifiques, comme la justice et les droits de la personne, défendus quasi universellement, y compris par les monstres les plus sanguinaires, mais dont la situation réelle est plutôt critique.
De la liberté, le grand classique de John Stuart Mill, constitue un bon point de départ. En exergue de cet ouvrage, on lit ceci : « Le grand principe, le principe dominant auquel aboutissent tous les arguments exposés dans ces pages, est l’importance essentielle et absolue du développement humain dans sa plus riche diversité. » [1] Ces mots sont ceux de Wilhelm von Humboldt, qui fut entre autres philosophe, linguiste et pionnier du libéralisme classique. On peut en conclure que les institutions qui entravent le développement humain sont illégitimes si elles se montrent incapables de justifier leur existence d’une manière ou d’une autre.
Humboldt exprimait ainsi une opinion répandue au siècle des Lumières, opinion également illustrée par la critique sévère de la division du travail formulée par Adam Smith, en particulier par les raisons sur lesquelles elle s’appuyait.
« [L]’intelligence de la plus grande partie des hommes est nécessairement façonnée par leurs emplois ordinaires », écrivait-il. Par conséquent : L’homme qui passe toute sa vie à accomplir un petit nombre d’opérations simples, dont les effets sont peut-être aussi toujours les mêmes ou presque, n’a point d’occasion d’employer son intelligence […] et devient généralement aussi bête et ignorant qu’une créature humaine peut le devenir. […] Mais dans toute société améliorée et policée, c’est là l’état dans lequel tomberont nécessairement les pauvres laborieux, c’est-à-dire la grande masse du peuple, à moins que le gouvernement ne s’efforce de le prévenir [2]
L’attachement au bien commun devrait nous inciter à trouver les moyens de venir à bout des conséquences funestes de politiques désastreuses qui touchent tant le système d’éducation que les conditions de travail, afin d’offrir à l’être humain des occasions d’« employer son intelligence » et de se développer dans toute sa diversité.
Le point de vue critique de Smith sur la division du travail n’a pas acquis la notoriété de son apologie dithyrambique de ses bienfaits. L’édition savante de son ouvrage phare, publiée par les presses de l’université de Chicago à l’occasion de son bicentenaire, n’en fait d’ailleurs même pas mention dans son index. Il n’en constitue pas moins une illustration éclairante des idéaux des Lumières sur lesquels repose le libéralisme classique.
Smith considérait sans doute que de telles politiques humanistes ne seraient pas trop difficiles à mettre en oeuvre. Sa Théorie des sentiments moraux s’ouvre par ce constat : « Aussi égoïste que l’homme puisse être supposé, il y a évidemment certains principes dans sa nature qui le conduisent à s’intéresser à la fortune des autres et qui lui rendent nécessaire leur bonheur, quoi qu’il n’en retire rien d’autre que le plaisir de les voir heureux ». La puissance morbide de la « vile maxime […] des maîtres de l’espèce humaine » (« Tout pour nous, rien pour les autres ») peut sans doute être compensée par « toutes les autres passions originelles de la nature humaine ». [3]
Le libéralisme classique s’est échoué sur les hauts-fonds du capitalisme, mais l’humanisme dont il était porteur n’est pas mort pour autant.
Au cours de la période moderne, ses idéaux ont été reformulés de diverses façons. J’ai par exemple en tête cet important penseur politique du xxe siècle qui a mis en évidence « une tendance distincte dans le développement historique de l’humanité [qui] lutte pour le développement sans entraves dans la vie de toutes les forces intellectuelles et sociales ». Ces propos sont ceux de l’influent intellectuel et militant anarchiste Rudolf Rocker. Il présentait ainsi une tradition anarchiste qui, à ses yeux, culminait alors dans l’anarcho- syndicalisme, ou, selon le vocable européen,
le « socialisme libertaire ». Ce faisant, il ne dépeignait pas « une utopie de parfaite organisation sociale » avec ses réponses définitives aux divers problèmes humains, mais plutôt une tendance persistante allant dans le sens des idéaux des Lumières. [4]
La terminologie politique est loin d’être un modèle de précision. Par conséquent, il est quasi impossible de répondre adéquatement à des questions comme « Qu’est-ce que le socialisme ? » – ou le capitalisme, ou le libre marché, ou d’autres concepts courants. C’est encore plus vrai pour le terme « anarchisme », dont les significations sont des plus variées : tant ses ennemis les plus féroces que ses défenseurs les plus acharnés n’ont pas manqué d’en abuser, à tel point qu’il résiste encore à toute définition univoque. Je crois cependant que la formule de Rocker saisit l’idée fondamentale qui anime certains des principaux courants, souvent opposés, de la pensée et du militantisme anarchistes.
Ainsi envisagé, l’anarchisme est l’héritier du libéralisme classique, issu des Lumières. Il s’inscrit dans le courant plus vaste du socialisme libertaire, qui va de la gauche marxiste antibolchevique, incarnée par Anton Pannekoek, Karl Korsch, Paul Mattick et d’autres militants, à l’anarchosyndicalisme, qui a donné lieu à des expériences concrètes dans l’Espagne de 1936 avant de s’étendre aux coopératives de travail aujourd’hui foisonnantes dans la Rust Belt américaine, dans le nord du Mexique, en Égypte et en beaucoup d’autres pays, notamment au Pays basque. Sans parler des nombreux mouvements coopératifs actifs aux quatre coins du monde, ainsi que d’une bonne partie des milieux féministes et des groupes qui défendent les droits de la personne.
Cette tendance aux contours indéfinis cherche à dévoiler les structures de la hiérarchie, de l’autorité et de la domination qui entravent le développement humain, puis à leur lancer un défi très raisonnable : justifiez votre existence, faites la démonstration de votre légitimité, que ce soit dans des circonstances exceptionnelles, à une étape déterminée de l’histoire ou en principe. Les structures incapables de relever le défi doivent être démantelées. Mais pas seulement démantelées, en fait : elles doivent aussi être reconstruites, ce qui, pour les anarchistes, signifie « remodelées par la base », comme l’indiquait Nathan Schneider dans un article récent. [5]
Une partie de cette démarche peut sembler aller de soi. Pourquoi défendrait-on des structures et des institutions illégitimes ? La perception est juste – ce principe devrait être considéré comme une évidence. Mais les évidences ont pour caractéristique d’être vraies, ce qui les distingue d’une bonne partie du discours politique. Et je crois qu’elles offrent un tremplin commode pour déterminer ce qu’est le bien commun.
Ces évidences-là appartiennent à la catégorie particulière de principes éthiques dont j’ai fait mention plus haut, soit à ceux qui sont universels pour deux raisons. Parmi ces derniers se trouve celui selon lequel on devrait mettre au défi les institutions coercitives et rejeter celles dont la légitimité ne peut être démontrée, puis les démanteler et les reconstruire par la base. On peut difficilement nier ce principe de façon convaincante, mais, comme toujours, agir conformément à un principe n’est pas aussi facile que de le claironner.
Dans le même esprit, pour citer Rocker une fois de plus, l’anarchisme cherche à libérer le travail de l’exploitation économique et à libérer la société de « la tutelle intellectuelle des institutions cléricales et gouvernementales », ce qui ouvrirait la voie à « une alliance entre groupes d’hommes et de femmes libres fondée sur la coopération dans le travail et une administration des choses planifiée dans l’intérêt de la communauté ». En bon militant anarchiste, Rocker appelle les organisations populaires à s’assurer que ce ne soient « pas seulement les idées de l’avenir qui [soient] créées, mais sa réalité elle-même », et ce, dans la société actuelle, suivant en cela le mot d’ordre de Bakounine [6]
Un des slogans classiques de l’anarchisme est Ni dieu ni maître, repris par Daniel Guérin pour intituler sa précieuse anthologie de textes anarchistes.
Je crois qu’il convient d’interpréter la mention « ni dieu » comme Rocker le faisait : il s’agit d’un refus de la tutelle de l’Église et du clergé, et non des croyances personnelles, qui constituent une question distincte. Ce faisant, on reste ouvert à la dynamique et remarquable tradition de l’anarchisme chrétien, dont le Catholic Workers Movement de Dorothy Day offre un bon exemple, ainsi qu’aux nombreux acquis de la théologie de la libération, lancée il y a plus de 50 ans dans la foulée du concile Vatican II par des membres du clergé latino-américain qui souhaitaient revenir au message pacifiste des Évangiles – une hérésie qui a incité les États-Unis à leur mener une guerre sanglante. Selon la US Army School of the Americas (rebaptisé depuis Western Hemisphere Institute for Security Cooperation), qui a formé d’innombrables assassins et tortionnaires latino-américains, cet effort militaire a été un franc succès ; ses responsables se sont d’ailleurs félicités de la contribution de l’armée de terre des États-Unis à la défaite de la théologie de la libération. [7]
Effectivement, la campagne a fait de nombreux martyrs religieux dont les assassinats s’inscrivaient dans l’épouvantable fléau de la répression qui terrassait alors l’Amérique latine.
La plupart de ces crimes ne font pas partie de l’histoire officielle, car ils n’ont pas été commis par des ennemis. Si tel avait été le cas, on en connaîtrait tous les détails. Voilà qui illustre une fois de plus l’hypocrisie de ces fascinants principes universels. Évidemment, les chercheurs honnêtes savent bien que, de 1960 à « l’effondrement du régime soviétique en 1990, le nombre de prisonniers politiques, de victimes de torture et de dissidents assassinés a été beaucoup plus élevé en Amérique latine qu’en Union soviétique et dans ses satellites européens. Autrement dit, de 1960 à 1990, le bloc de l’Est s’est avéré nettement moins répressif en ce qui a trait au nombre de victimes que bon nombre de pays latino-américains ». La seule Amérique centrale a été le théâtre d’une « catastrophe humaine sans précédent », en particulier sous l’administration Reagan. [8]
Parmi les personnes exécutées se trouvaient de nombreux religieux. Des massacres de masse ont également eu lieu, invariablement soutenus ou orchestrés par Washington. En allant plus loin que le discours habituel, on constate que les causes de cette répression sanglante n’ont pas grand-chose à voir avec la guerre froide. On souhaitait plutôt punir des sujets qui osaient se tenir debout, motivés en partie par le retour de l’Église à une « option préférentielle pour les pauvres » inspirée des Évangiles. Voilà qui rappelle la parabole du Grand Inquisiteur de Dostoïevski.
La mention « ni maître », elle, s’interprète autrement : elle ne se rapporte pas à la croyance individuelle, mais à un rapport social, au rapport de domination et de soumission que l’anarchisme souhaite éradiquer en vue de rebâtir un nouvel ordre social par la base, à moins que la légitimité dudit rapport puisse être démontrée, ce qui est loin d’aller de soi.
Je m’éloigne ici de ce qui relève de l’évidence pour aborder un thème controversé. À cet égard en particulier, le libertarianisme à l’américaine se distingue nettement de la tradition libertaire, car il accepte, voire promeut la subordination des travailleurs aux maîtres de l’économie ainsi que la soumission de tous à la stricte discipline du marché et à sa logique destructrice. Je pourrais m’étendre sur le sujet, mais je ne le ferai pas ici. J’ajouterais simplement qu’il est sans doute possible de rassembler les énergies de la gauche libertaire et de la droite libertarienne, comme en font foi les intéressants travaux théoriques et pratiques de l’économiste David Ellerman. [9]
Réputé pour son opposition à l’État, l’anarchisme défend « une administration des choses planifiée dans l’intérêt de la communauté », pour reprendre la formule de Rocker, et, au niveau supérieur, l’établissement de vastes fédérations de collectivités autonomes et de groupes de travailleurs autogérés. Aujourd’hui, les anarchistes qui défendent ces idéaux en appellent souvent à la puissance de l’État pour assurer la protection des personnes, de la société et de la Terre elle même contre les ravages d’un capital privé très concentré. Prenons par exemple le vénérable périodique britannique Freedom, fondé en 1886 par Pierre Kropotkine et d’autres anarchosocialistes. En le feuilletant, on y trouve bon nombre d’articles consacrés à la défense de ces droits qui prônent une intervention de l’État dans des domaines comme la réglementation en matière de sécurité au travail, de santé ou de protection de l’environnement. Il n’y a là aucune contradiction. Dans le monde réel, dans la société telle qu’elle existe, des gens souffrent et luttent pour leur survie. Quiconque est animé d’un minimum de compassion devrait souhaiter que tous les moyens disponibles soient mis en œuvre pour améliorer la sécurité et le bien-être de ces personnes et de ces collectivités, et ce, même si son objectif à long terme consiste à en finir avec l’État et à bâtir un ordre meilleur. Quand j’aborde ce sujet, j’emprunte parfois une image au mouvement des travailleurs ruraux du Brésil : ses membres affirment que leur tâche consiste à « agrandir le plancher de la cage » en menant des luttes populaires, ce qu’ils sont parvenus à faire avec succès pendant de nombreuses années. On peut élargir le sens de cette image et affirmer que la cage, ce sont les institutions coercitives de l’État qui protègent des prédateurs rôdant à l’extérieur : les organisations capitalistes – elles aussi soutenues par l’État – dont la « vile maxime » est celle des maîtres, à savoir l’accumulation du profit et du pouvoir.
Des organisations capitalistes qui, dans leur discours, ne respectent les intérêts de la collectivité et de ses membres que pour mieux les bafouer dans les faits, par principe ou au nom de la loi. [10]
Il importe également de souligner que les anarchistes condamnent les États tels qu’ils sont, et non pas les chimères démocratiques dont ceux-ci se réclament, comme « le gouvernement par et pour le peuple », toujours célébrées mais jamais concrétisées. Ils se sont âprement opposés à ce que Bakounine appelait la « bureaucratie rouge »,
qui, comme celui-ci l’avait trop bien prédit, deviendrait une des plus impitoyables créations humaines. Ils ont aussi dénoncé les régimes parlementaires, qui, comme en font foi les États-Unis contemporains, sont des instruments de domination de classe. Des politologues parmi les plus éminents ont consulté les résultats de sondages rigoureux, qui se sont avérés assez constants, en vue de comparer l’opinion de la population et les politiques des gouvernements. Leurs travaux les plus récents ont révélé que la majorité de la population est sans voix. Les 70 % les plus pauvres n’ont aucune influence sur le processus politique. [11]
Plus haut dans l’échelle des revenus, l’influence augmente progressivement ; au sommet se trouvent les personnes qui déterminent l’essentiel des politiques par des moyens qui n’ont rien d’obscur. Un tel régime ne peut être qualifié de démocratique : il s’agit d’une ploutocratie.
On a tellement intériorisé cette réalité qu’elle est devenue pratiquement invisible. Prenons l’exemple des soins de santé, qui, depuis de nombreuses années, constitue l’une des plus grandes préoccupations des Américains, avec raison. Le système de soins des États-Unis est un véritable scandale. Malgré ses résultats relativement médiocres, son coût par habitant est environ deux fois plus élevé que celui des systèmes des autres pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), et il représente un poids économique considérable. Il s’agit également d’un système largement privé et déréglementé.
Les faits consignés en disent long. Selon une analyse du fiasco des soins de santé publiée dans le New York Times, les États-Unis « sont fondamentalement handicapés dans leur volonté d’obtenir des soins de santé à meilleur coût : dans tous les autres pays développés, l’ensemble des citoyens peuvent compter sur un État qui encadre le système et négocie ou détermine les tarifs en vue d’offrir des soins médicaux à faible coût. Chez nous, de telles mesures seraient politiquement inacceptables ». L’article cite un expert qui attribue la complexité de la Patient Protection and Affordable Care Act(loi sur la protection des patients et les soins abordables, dite « Obamacare ») à « la nécessité politique de faire reposer l’accès des Américains aux soins de santé sur le marché et le secteur privé ». Il en résulte « de lourdes factures et des dilemmes kafkaïens »pour les patients. « Même Medicare n’est pas autorisé à négocier les prix des médicaments pour ses dizaines de millions de bénéficiaires. »
Ce n’est pas d’hier qu’on a conscience de cette « impossibilité politique ». Ainsi, le New York Times rapporte que, pendant la campagne présidentielle de 2004, le candidat John Kerry « s’est donné un mal fou […] pour assurer que son plan d’amélioration de l’accès à l’assurance-maladie n’entraîne pas la mise sur pied d’un nouveau programme gouvernemental », car « le soutien politique à une intervention de l’État dans le marché de la santé est pratiquement inexistant aux États-Unis ». [12]
Pourquoi l’intervention de l’État, y compris la négociation des prix des médicaments, est-elle « politiquement inacceptable » aux États-Unis ?
Pourquoi « le soutien politique » à une telle intervention y est-il « pratiquement inexistant » ?
Comme le montrent les sondages depuis nombre d’années, ce n’est pas à cause de l’opinion publique. Bien au contraire. Ainsi, 85 % des Américains se disent d’accord avec l’idée d’« autoriser l’État fédéral à négocier avec les sociétés pharmaceutiques en vue de réduire les coûts des médicaments destinés aux personnes âgées ». Quand l’option d’un régime public a été rejetée par le président Barack Obama, elle avait la faveur d’environ 60 % de la population. Depuis quelques décennies, le soutien populaire à l’instauration d’un système de santé comparable à ceux des autres pays développés (et même de certains pays moins riches) est très élevé : déjà, à la fin des années Reagan, « plus de 70 % des Américains “estimaient que les soins médicaux devraient être un droit constitutionnel”, et 40 % “pensaient qu’ils l’étaient déjà” ». Kaiser Health Tracking Poll, avril 2009. [13]
On doit comprendre que le terme « soutien politique » signifie en fait « soutien des sociétés pharmaceutiques et des institutions financières ».
Ce sont elles qui déterminent ce qui est « politiquement acceptable ». En résumé, on est en présence d’une ploutocratie dont les privilèges sont quasiment sacralisés.
Ou, pour dire les choses moins crûment, nous vivons dans ce que le professeur de droit britannique Conor Gearty appelle une « néodémocratie », un complément du néolibéralisme où seule l’élite jouit de la liberté et de la sécurité au sens fort, avec pour seule limite un cadre juridique formel. [14]
Une telle société est libre au sens hobbesien du terme : l’individu « n’est pas empêché de faire ce qu’il a la volonté de faire » ; ainsi, « si je choisis de ne pas faire quelque chose parce que j’en crains les conséquences, cela ne signifie pas que je ne suis pas libre de le faire ; cela signifie simplement que je ne veux pas le faire, si bien que je reste libre ». [15]
Si je choisis la faim ou la servitude et que rien ne m’empêche de faire ce choix, je suis libre ; si je décide de ne pas les choisir, c’est simplement parce que j’en crains les conséquences. À l’inverse, un système véritablement démocratique chercherait à concrétiser l’idéal humboldtien. Il pourrait prendre la forme d’« une alliance entre groupes d’hommes et de femmes libres fondée sur la coopération dans le travail et une administration des choses planifiée dans l’intérêt de la communauté », pour reprendre une fois de plus la formule de Rocker. Un tel régime ne serait pas très éloigné d’au moins une variante de l’idéal démocratique. Une variante. Je reviendrai sur les autres.
Prenons le cas de John Dewey, qui, sur le plan social et politique, se préoccupait avant tout de la démocratie et de l’éducation. Nul n’a jamais considéré ce philosophe comme un anarchiste.
Mais penchons-nous un moment sur ses idées. Selon sa conception de la démocratie, les structures coercitives illégitimes méritent d’être démantelées.
Élément décisif, celles-ci incluent à ses yeux « l’activité économique visant le profit personnel, rendue possible par le contrôle privé des banques, des terres et de l’industrie, et renforcée par une emprise sur la presse, les attachés de presse et d’autres outils de publicité et de propagande ». Il reconnaissait que « le pouvoir réside aujourd’hui dans le contrôle des moyens de production, des échanges, de la publicité, des transports et des communications. Quiconque les possède domine la vie d’un pays », même si ce dernier conserve sa forme démocratique. Tant que ces
institutions ne seront pas entre les mains de la population, écrivait-il, la politique restera l’« ombre de la grande entreprise sur la société ». Les choses n’ont pas tellement changé depuis ce temps. [16]
Mais Dewey ne se limitait pas à prôner une forme ou une autre de contrôle public de l’économie. Dans une société libre et démocratique, écrivait-il, les travailleurs devraient être les « maîtres de leur propre sort industriel », et non des outils loués par des employeurs ou maniés par l’État. Sa position trouve sa source dans les idées les plus nobles du libéralisme classique, d’abord formulées par Humboldt, Smith et d’autres penseurs, puis développées par les anarchistes.
En matière d’éducation, Dewey considérait comme « illibéral et immoral »le fait d’instruire les enfants à travailler « non pas librement et intelligemment, mais en vue d’atteindre un rendement » (avoir de bonnes notes, par exemple) : une telle activité « n’a rien de libre, car on n’y participe pas librement ». Pour citer une image qui remonte aux Lumières, l’éducation ne devrait pas consister à verser de l’eau dans un navire (navire qui fuit passablement, comme nous en avons tous fait l’expérience), mais plutôt, pour citer Humboldt, à tendre une ficelle le long de laquelle l’élève peut agir à sa manière, en exerçant et en améliorant ses capacités créatives et son imagination tout en goûtant les plaisirs de la découverte.
Dans cette optique, Dewey souhaitait que l’industrie passe « d’un ordre social féodal à un régime démocratique », et que la pratique éducative vise à encourager la créativité, l’exploration, l’indépendance et la coopération – ce qui est assez éloigné de ce que l’on constate aujourd’hui. De ces idées découle tout naturellement une conception de la société où les travailleurs contrôlent les moyens de production, telle qu’imaginée par des penseurs du xixe siècle, notamment Karl Marx, mais aussi John Stuart Mill, figure moins illustre à cet égard.« Mais si l’humanité a fait des progrès, écrivait-il, la forme d’association que l’on doit espérer voir prévaloir à la fin [est] l’association d’ouvriers placés dans les conditions d’égalité, possédant en commun le capital au moyen duquel ils font leurs opérations et travaillant sous la direction de gérants élus par eux et qu’ils peuvent révoquer. » [17] Bien que libre, celle-ci devrait aussi être soumise au contrôle de la collectivité dans un cadre fédéral. Cette vision s’inscrit dans un courant de pensée qui, outre diverses variantes de l’anarchisme, inclut le socialisme de guilde de G.D.H. Cole, le marxisme de la gauche antibolchevique ainsi que des tendances contemporaines comme l’économie participative, théorisée par Michael Albert, Robert Hahnel, Steven Shalom et d’autres penseurs, et les incontournables travaux théoriques et pratiques de feu Seymour Melman et de ses collaborateurs, de même que les contributions récentes de Gar Alperowitz sur l’essor des coopératives de travailleurs dans la Rust Belt américaine et ailleurs.
Dewey est une figure intellectuelle typique de la pensée américaine. Les idées comme les siennes sont profondément enracinées dans notre tradition.
En les examinant de plus près, on entre sur « le terrain des luttes exemplaires et souvent âpres » que les travailleurs ont menées depuis l’aube de la révolution industrielle. La première étude savante digne de ce nom sur les travailleurs industriels de cette époque a été réalisée par Norman Ware dans les années 1920 ; encore sur les idées de Mill et celles qui leur sont proches [18] aujourd’hui, elle reste très pertinente. [19]
Il y décrivait les conditions de travail atroces imposées aux anciens artisans et paysans indépendants ainsi qu’aux jeunes ouvrières d’origine rurale des usines textiles de la région de Boston. Mais il insistait avant tout sur l’« humiliation ressentie par le travailleur industriel » et sur la perte de « son statut et de son autonomie », des préjudices que même une amélioration des conditions matérielles ne pouvait réparer. Il soulignait également la « révolution sociale » radicale qu’a été l’avènement du capitalisme, « par laquelle la souveraineté économique est passée de la collectivité dans son ensemble aux mains d’une classe particulière » de maîtres, souvent éloignés des lieux de production, un groupe « étranger aux producteurs ». Ware a montré que, « pour chaque manifestation contre le machinisme, il s’en déroulait des centaines contre le nouveau pouvoir du capitalisme et la discipline qu’il imposait ».
Les ouvriers ne faisaient pas la grève uniquement pour le pain, mais aussi pour les roses : pour leur dignité et leur indépendance, pour leurs droits d’hommes et de femmes libres. Dans leurs périodiques, ils condamnaient« l’influence dévastatrice des principes monarchiques en terre démocratique », laquelle ne serait pas éradiquée tant que « les usines n’appartiendr[aient] pas à ceux qui y travaillent » et que les producteurs libres ne recouvreraient pas leur souveraineté. Ce faisant, ils cesseraient d’être « les sous-fifres ou les humbles sujets d’un despote étranger [les propriétaires absents], des esclaves au sens le plus strict du terme, qui peinent […] pour leurs maîtres ». Ils retrouveraient leur statut de « citoyens américains libres ».
La révolution capitaliste a entraîné une mutation fondamentale en remplaçant le prix par le salaire. Le producteur qui vendait son produit moyennant un prix « conservait sa personne ; quand il s’est vu contraint de vendre son travail, il s’est vendu lui-même » et a perdu sa dignité en devenant un esclave, un « esclave salarié », pour employer un terme usuel. Il y a quelque 170 ans de cela, un groupe d’ouvriers qualifiés de New York a condamné le salariat en le comparant à une forme d’esclavage et en disant craindre, non sans clairvoyance, le jour où les esclaves salariés « auront oublié le respect et l’honneur qu’ils méritent en tant qu’êtres humains, dans un système qu’on leur a imposé au mépris de leur autonomie et de leur estime de soi » – un jour qu’ils espéraient « très éloigné ».
Les militants syndicaux déploraient le nouvel « esprit du temps », qui consistait à « s’enrichir au mépris de tout sauf de soi-même ». Aux antipodes de cette mentalité avilissante, les groupements naissants de travailleurs et d’agriculteurs constitueraient le plus important mouvement populaire démocratique de l’histoire des États-Unis en luttant pour la solidarité et l’entraide [20] – leur bataille est d’ailleurs loin d’être perdue, malgré les échecs et la répression souvent violente. Les révolutionnaires qui prônaient le rejet de l’esclavage salarié affirmaient que l’ouvrier devrait bénéficier d’un système de contrats libres auxquels il souscrirait volontairement. Il y a deux siècles, le poète romantique Percy Bysshe Shelley leur a offert un grand poème intitulé La mascarade de l’anarchie, écrit dans la foulée du massacre de Peterloo, où la cavalerie britannique avait sauvagement chargé un rassemblement pacifique de dizaines de milliers de personnes qui réclamaient une réforme parlementaire :
Ce qu’est l’esclavage, vous pouvez trop bien le dire
[…]
C’est travailler et en recueillir un salaire suffisant,
tout juste pour retenir jour par jour la vie dans vos membres, comme dans une cellule destinée à l’usage de vos tyrans.
[…]
C’est être des esclaves dans l’âme, n’exercer aucun contrôle sévère sur vos propres volontés, mais être tout ce que les autres veulent faire de vous ! [21]
Les artisans et les ouvrières qui luttaient alors pour la dignité, l’autonomie et la liberté pourraient très bien avoir lu ou entendu ces vers de Shelley. Selon des témoins de l’époque, ils avaient accès à de bonnes bibliothèques et connaissaient les classiques de la littérature anglaise. Avant que la mécanisation et le salariat ne viennent compromettre leur autonomie et leur culture, raconte Ware, leurs ateliers étaient aussi des lieux d’apprentissage. Les compagnons pouvaient embaucher des garçons qui leur faisaient la lecture pendant qu’ils travaillaient. Ces espaces étaient des « entreprises à vocation sociale » souvent propices à la lecture, à la discussion et au partage de savoir-faire. Artisans et ouvrières ont vivement déploré les assauts menés contre leur culture. L’historien Jonathan Rose a publié un ouvrage monumental consacré aux habitudes de lecture de la classe ouvrière britannique au début de l’industrialisation. Il y met en contraste « la soif passionnée de connaissance des prolétaires autodidactes » avec « le philistinisme généralisé de l’aristocratie britannique ». [22]
Je suis assez vieux pour avoir vu les traces de cette mentalité chez ces ouvriers new-yorkais qui, au coeur de la Grande Dépression, s’imprégnaient de haute culture.
J’ai indiqué ci-dessus que Dewey et le mouvement ouvrier américain étaient animés par une variante de l’idéal démocratique aux forts accents libertaires. Son courant dominant est cependant tout autre : il se trouve plutôt à l’extrémité progressiste du spectre intellectuel dominant, avec les intellectuels libéraux de la lignée Wilson Roosevelt-Kennedy. En voici quelques citations éloquentes.
Selon ces intellectuels libéraux, le grand public est constitué d’« observateurs ignorants et indiscrets qu’on doit remettre à leur place ». La prise de décisions doit être confiée à la « minorité intelligente »des « gens vraiment responsables », qu’on doit protéger « du piétinement et des beuglements d’un troupeau en déroute ». Le troupeau a certes une fonction. Celle-ci consiste à prendre part, tous les quatre ans, au choix des « gens vraiment responsables » ; pour le reste, ses membres ont pour rôle d’être « des spectateurs, et non des participants » ; tout cela pour leur bien. Nous devons prendre garde de succomber au « dogme démocratique voulant que les humains soient les meilleurs juges de leurs propres intérêts », car ils ne le sont pas. C’est nous qui le sommes – nous, les « gens vraiment responsables ». Par conséquent, nous devons façonner les mentalités et les opinions, « enrégimenter l’opinion publique, exactement comme une armée enrégimente les corps de ses soldats ». Nous devons nous efforcer en particulier d’instaurer une discipline plus rigoureuse dans les institutions chargées d’« endoctriner la jeunesse ». Si nous y parvenons, il deviendra possible d’éviter des situations comme celle qui avait cours dans les années 1960, une « époque troublée ». Nous pourrons ainsi imposer une plus grande « modération à la démocratie » et revenir à ces jours meilleurs où « Truman pouvait gouverner le pays avec le concours d’un nombre relativement restreint d’avocats et de banquiers de Wall Street ».
Toutes ces citations sont attribuables à des figures de l’élite libérale ou progressiste : Walter Lippmann, Edward Bernays, Harold Lasswell, Samuel Huntington et la Commission trilatérale, d’où étaient issus plusieurs membres de l’administration Carter. [23]
Cette conception restreinte de la démocratie a des racines profondes. Les Pères fondateurs des États-Unis s’inquiétaient vivement des dangers de la démocratie. Lors des débats de la convention constitutionnelle, le rédacteur principal, James Madison, a mis ses pairs en garde contre ces périls. Prenant tout naturellement la Grande-Bretagne pour modèle, il avait constaté que, « si toutes les classes de la population britannique pouvaient participer aux élections, les propriétaires terriens verraient leurs possessions menacées ; une réforme agraire serait vite adoptée » et porterait atteinte au droit à la propriété. Pour parer à une telle injustice, affirmait-il, « notre
gouvernement se doit de protéger les intérêts permanents du pays contre l’innovation » en définissant les modalités des scrutins et l’équilibre des pouvoirs de manière à « protéger la minorité des riches contre la majorité », tâche première de tout gouvernement digne de ce nom. [24]
La menace démocratique est devenue plus imminente en raison de l’augmentation, anticipée par Madison, de « la proportion de gens qui travaillent
dans l’adversité et rêvent secrètement d’une répartition plus équitable des bienfaits de la vie ». Sans doute encore sous le choc de la révolte de Shays, celui-ci a mis ses pairs en garde contre « les lois du suffrage universel », qui risquaient à terme de faire passer le pouvoir entre les mains des ouvriers : « Nulle réforme agraire n’a encore été tentée en ce pays, mais les signes d’un esprit égalisateur […] sont assez nombreux dans certains quartiers pour s’inquiéter d’un danger prochain. »
Pour ces raisons, Madison était d’avis que le Sénat, principal siège du pouvoir dans le système constitutionnel, se devait « de représenter la richesse de la nation », le « groupe des hommes les plus compétents », et qu’il fallait fixer davantage de limites à la démocratie.
Le problème soulevé par Madison continuerait de hanter les dirigeants américains.
En 1958, par exemple, le secrétaire d’État John FosterDulles, qui s’interrogeait sur les difficultés rencontrées par les États-Unis en Amérique latine, a exprimé son inquiétude de voir les communistes « prendre le contrôle des mouvements de masse », ce que « nous ne sommes pas en mesure de reproduire ». Ceux-ci profitent du fait qu’« ils cherchent à séduire les pauvres et ont toujours
voulu piller les riches ». [25]
Il serait donc difficile de rallier les démunis à l’idée voulant que le rôle du gouvernement soit de « protéger la minorité des riches contre la majorité ». Autrement dit : nous le regrettons sincèrement, l’impossibilité de faire passer le message des États-Unis nous contraint de recourir à la violence, même si c’est contraire à nos principes les plus nobles.
Pour parvenir à « établir un système que nous voulons éternel », affirmait Madison, les Pères fondateurs devaient voir à ce que ses dirigeants soient issus de la minorité opulente. Dès lors, il devenait possible « de protéger les droits de propriété
contre la menace du suffrage universel, qui conférerait un pouvoir absolu sur la propriété à des mains qui n’en possèdent aucune ». L’expression « droits de propriété » était usuellement employée au sens de « droits des propriétaires ».
Des années plus tard, en 1829, Madison approfondirait sa pensée en affirmant qu’on ne pouvait « s’attendre à ce que les personnes qui ne possèdent rien ou n’ont aucun espoir d’acquérir quelque patrimoine soient suffisamment attachées aux droits de propriété pour détenir le pouvoir d’établir ou de révoquer ces droits ». La solution
consistait à veiller à ce que la société soit fragmentée et à ce que le public participe le moins possible au débat politique, qui devait rester l’apanage des riches et de leurs agents. La plupart des spécialistes s’entendent pour dire que « la Constitution était par nature un document aristocratique destiné à réfréner les tendances démocratiques qui se développaient à cette époque » et à confier le pouvoir politique aux « gens de la meilleure sorte » en prenant soin d’en exclure « ceux qui n’étaient pas riches, bien nés ou célèbres ». [26]
À la défense de Madison, on doit rappeler qu’« il était, à un point qu’on pourrait difficilement imaginer de nos jours, un pur gentleman d’honneur du xviiie siècle ». Il était convaincu que les rênes du pouvoir seraient tenues par des « hommes d’État éclairés » et des « philosophes bienveillants ». Idéalement « purs et nobles », ces
« hommes intelligents, patriotes, propriétaires et prémunis contre les aléas » constitueraient « un corps choisi de citoyens, dont la sagesse saura distinguer le véritable intérêt de leur patrie, et qui, par leur patriotisme et leur amour de la justice, seront moins disposés à sacrifier cet intérêt à des considérations momentanées ou partiales ». Ils seraient ainsi en mesure « d’épurer et d’élargir l’esprit public » et de protéger l’intérêt public contre les « méfaits » des majorités démocratiques.
Mais les choses n’ont pas évolué exactement de cette façon.
Le problème de la démocratie constaté par Madison avait été reconnu longtemps auparavant par Aristote dans un texte fondateur de la politologie, Politique.
Après avoir passé en revue divers régimes politiques, le philosophe y concluait que la démocratie est le meilleur d’entre eux (ou en tout cas le moins mauvais). Il y décelait
cependant une faille : la grande masse des pauvres pourrait utiliser son droit de vote pour dérober aux riches leur propriété, ce qui serait injuste.
Devant le même problème, Madison et Aristote ont cependant opté pour des solutions
opposées : le philosophe grec recommandait une diminution des inégalités (qu’on appellerait aujourd’hui l’État-providence), tandis que le père fondateur américain recommandait une diminution de la démocratie.
Le conflit opposant ces variantes de la démocratie remonte à la première révolution démocratique, dans l’Angleterre du xviie siècle, où une guerre faisait rage entre les partisans du roi et ceux du Parlement. Les membres de la petite noblesse, c’est-à-dire « les hommes de qualité de ce royaume », comme ils aimaient s’appeler, étaient consternés par une populace qui ne voulait être dirigée ni par le roi ni par le Parlement, mais plutôt par des « paysans comme nous, qui sauront comprendre nos besoins ». Dans les écrits qui prenaient la défense des classes populaires, on pouvait lire qu’« il ne fera jamais bon vivre en ce monde tant que les chevaliers et les gentilshommes nous feront des lois pour inspirer la crainte, qui ne servent qu’à nous opprimer et ignorent le sort douloureux du peuple ». [27]
À la fin de sa vie, alors qu’il s’inquiétait sérieusement de la qualité et de l’avenir de l’expérience démocratique, Thomas Jefferson a bien résumé l’essence du conflit (qui est d’ailleurs loin d’être terminé) en établissant une distinction entre « aristocrates et démocrates ».
Les aristocrates, écrivait-il, sont « ceux qui craignent le peuple, qui s’en méfient et qui sont portés à vouloir lui retirer tous les pouvoirs pour les placer entre les mains
des classes supérieures », tandis que les démocrates sont « ceux qui s’identifient avec le peuple, qui ont confiance en lui, qui l’estiment le dépositaire le plus honnête et le plus sûr, sinon le plus sage, des intérêts publics ». [28]
Les intellectuels progressistes d’aujourd’hui qui cherchent à « remettre le public à sa place » et résistent au « dogme démocratique » voulant que les« observateurs ignorants et indiscrets » puissent se lancer dans l’arène politique sont les « aristocrates » de Jefferson. Sur le fond, leurs idées sont largement répandues, bien qu’elles divergent quant à l’instance devant être investie de l’autorité : « les intellectuels de la technocratie chargée d’élaborer les politiques » issues de la « société savante »progressiste, ou les banquiers et les cadres des grandes entreprises ; dans d’autres régimes, il pourrait s’agir du comité central du parti ou du Conseil des gardiens de la Constitution.
Tous ces exemples illustrent « la tutelle intellectuelle des institutions […] gouvernementales » à laquelle une tradition libertaire authentique souhaite mettre fin en vue de rebâtir un nouvel ordre social par la base. Ce courant cherche aussi à transformer l’industrie en la faisant passer « d’un ordre social féodal à un régime démocratique » contrôlé par les travailleurs, un ordre qui respecterait la dignité du producteur en tant que personne à part entière, et non en tant qu’instrument utilisé par autrui. Les racines de cette tradition libertaire sont profondes, telle la vieille taupe
de Marx « qui sait si bien travailler sous terre pour apparaître brusquement », [29] souvent de façon étonnante et inattendue, en cherchant à faire triompher ce que je considère à tout le moins comme une approximation raisonnable du bien commun.
Un nouvel essai de NOAM CHOMSKY à lire cet été.
QUELLE SORTE DE CREATURE SOMMES-NOUS ?
Aux éditions LUX
Je cherche toujours quelqu’un pour m’aider à organiser la publication des textes de Chomsky et à faire une veille… Me contacter
Source : Là-Bas, 31-07-2016
Source : Là-Bas, 31-07-2016
Notes
[1] Wilhelm von Humboldt, De la sphère et des devoirs du gouvernement, cité dans John Stuart Mill, De la liberté, Paris, Guillaumin, 1864, p.v.
[2] Adam Smith, Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations, t. 2, Paris, Presses universitaires de France, 1995, p. 877 et 879.
[3] Adam Smith, Théorie des sentiments moraux, Paris,
Presses universitaires de France, 2003, p. 23 et 24 ; « vile
maxime » : Smith, Enquête sur la nature et les causes de la
richesse des nations, op. cit., t. 1, p. 471.
[4] Rudolf Rocker, Théorie et pratique de l’anarchosyndicalisme,
Bruxelles, Aden, 2011, p. 52-53 et 181.
[5] Nathan Schneider, « Introduction : Anarcho-Curious ? Or, Anarchist America », dans Noam Chomsky, On Anarchism, New York, New Press, 2013, p. xi.
[6] Rocker, Théorie et pratique de l’anarchosyndicalisme, op. cit., p. 31 et 108 ; Michel Bakounine, cité dans ibid., p.103.
[7] United States Army, School of the Americas, mai 1999, cité dans Adam Isacson et Joy Olson, Just the Facts : A Civilian’s Guide to U.S. Defense and Security Assistance to Latin America and the Caribbean, Washington (DC), Latin America Working Group, 1999.
[8] John H. Coatsworth, « The Cold War in Central America, 1975-1991 », dans Melvyn P. Leffl er et Odd Arne Westad (dir.), The Cambridge History of the Cold War, t. 3, Endings, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, p. 221.
[9] David Ellerman, Property and Contract in Economics : The Case for Economic Democracy, Cambridge
(MA), Blackwell, 1992.
[10] Biorn Maybury-Lewis, The Politics of the Possible :
The Brazilian Rural Workers’ Trade Union Movement,
1964-1985, Philadelphie (PA), Temple University Press,
1994.
[11] Martin Gilens, Affl uence and Infl uence : Economic Inequality and Political Power in America, Princeton (NJ), Princeton University Press, 2012 ; Larry M. Bartels, Unequal Democracy : The Political Economy of the New Gilded Age, Princeton (NJ), Princeton University Press, 2010.
[12] Elizabeth Rosenthal, « Health Care’s Road to Ruin », The New York Times, 21 décembre 2013 ; Gardiner Harris, « In American Health Care, Drug Shortages Are
Chronic », The New York Times, 31 octobre 2004.
[13] À propos de ces sondages, voir Noam Chomsky, Les États manqués. Abus de puissance et défi cit démocratique, Paris, Fayard, 2007, p. 305.
Sur les soins de santé considérés comme un droit garanti par la Constitution, voir Robert H. Wiebe, Self-Rule : A Cultural History of American Democracy,
Chicago (IL), University of Chicago Press, 1995, p. 239.
[14] Conor Gearty, Liberty and Security, Malden (MA), Polity, 2013.
[15] Thomas Hobbes, Léviathan, Montréal, CEC, 2009, p. 110 ; Conor Gearty, « Escaping Hobbes : Liberty and Security for our Democratic (not Anti- Terrorist) Age », dans Esther D. Reed et Michael Dumper (dir.), Civil Liberties, National Security ans Prospects for Consensus, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, p. 41.
[16] Les citations de Dewey dans ce paragraphe et les
deux suivants sont tirées de Robert B. Westbrook, John Dewey and American Democracy, Ithaca (NY), Cornell University Press, 1991 ; Noam Chomsky, Futurs proches. Liberté, indépendance et impérialisme au xxie siècle, Montréal, Lux, 2011, p. 123-124 ; Noam Chomsky, Le bien commun, Montréal, Écosociété, 2013, p. 170.
[17] John Stuart Mill, Principes d’économie politique, t. 2, Paris, Guillaumin, 1861, p. 316
[18] Voir David Ellerman, « Workplace Democracy and Human Development : The Example of the Postsocialist Transition Debate », Journal of Speculative Philosophy, vol. 24, no 4, 2010, p. 333-353.
[19] Norman Ware, The Industrial Worker, 1840-1860 : The Reaction of the American Industrial Society to the Advance of the Industrial Revolution, Chicago, Quadrangle, 1964 [1924].
[20] Voir entre autres Lawrence Goodwyn, The Populist Moment : A Short History of the Agrarian Revolt in America, New York, Oxford University Press, 1978.
[21] Percy Bysshe Shelley, « La mascarade de l’anarchie », Oeuvres poétiques complètes, Paris, Nouvelle Librairie parisienne, 1877, p. 77-87.
[22] Jonathan Rose, The Intellectual Life of the British Working Classes, New Haven (CT), Yale University Press, 2001.
[23] Walter Lippmann, Le public fantôme, Paris, Demopolis, 2008, p. 138, 143 et 169 ; Edward Bernays, Propaganda, Montréal, Lux, 2008, p. 16 ; Harold Lasswell, « Propaganda », dans Edwin Seligman (dir.), Encyclopedia of the Social Sciences, New York, Macmillan, 1937 ; Michel J. Crozier, Samuel P. Huntington et Joji Watanuki, The
Crisis of Democracy : Report on the Governability of Democracies to the Trilaterial Commission, New York, New York University Press, 1975 ; Chomsky, Futurs proches, op. cit., p. 154.
[24] Jonathan Elliot (dir.), The Debates in the Several
State Conventions on the Adoption of the Federal Constitution, Philadelphie (PA), Lippicott & Co., 1787, http://oll.libertyfund.org/titles/1904. Pour d’autres références et
sources sur Madison, voir Noam Chomsky, « “Consent Without Consent” : Refl ections on the Theory and Practice of Democracy », Cleveland State Law Review,
vol. 44, no 4, 1996, p. 415-437.
[25] John Foster Dulles, appel téléphonique à Allen Dulles, 19 juin 1958, « Minutes of Telephone Conversations of John Foster Dulles and Christian Herter », Abilene (KS), Eisenhower Presidential Library, Museum
[26] James Madison, The Records of the Federal Convention of 1787, t. 1, New Haven (CT), Yale University Press, 1911, p. x-xi ; ibid., p. xiv ;
Gordon S. Wood, La création de la république américaine, 1776-1787, Paris, Belin, 1991, p. 589 et 594 ; lettre de James Madison à Thomas Jefferson, 9 décembre 1787, citée dans Charles S. Bird, The Supreme Court and the Constitution, New York, Dover, 2006.
[27] Christopher Hill, Le monde à l’envers. Les idées radicales au cours de la révolution anglaise, Paris, Payot, 1977, p. 62 et 50.
[28] Thomas Jefferson, lettre à W. Lee, 10 août 1824, cité dans Cornelis De Witt, Thomas Jefferson. Étude historique sur la démocratie américaine, Paris, Didier et Co Libraires-éditeurs, 1861, p. 186-187.
[29] Karl Marx, « Les révolutions de 1848 et le prolétariat », dans David Riazanov (dir.), La confession de Karl Marx, Paris, Spartacus, 1969, p. 27.
Source
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.