Que nous le voulions ou non, que nous soyions conscients ou abrutis, sceptique ou enthousiastes, nous sommes tous embarqués dans cet étrange navire qu’est la civilisation planétaire de ce troisième tiers du XX° siècle. Nous sommes libre d’en parcourir les coursives, d’y hanter le bar ou la piscine, la salle de danse ou la bibliothèque, la salle de jeu ou la chapelle, de nous entretuer, de nous accoupler, d’y prier ou d’y observer les étoiles lorsque dorment les autres passagers; mais quelque inquiétude ne laisse pas de nous étreindre lorsque par de trop fréquentes clameurs nous sommes informés que plusieurs officiers s’en disputent le commandement, qu’un certain nombre de ceux-ci semblent ivres ou aliénés, et qu’en fait personne à bord, malgré les communiqués rassurants dispensés aux passagers, ne semble vraiment informé de notre route et de la configuration véritable des côtes hostiles que nous longeons…
Car on a brûlé les cartes. Car il y a eu mutinerie à bord. Les chefs anciens ont été jetées aux requins: ils avaient démérité paraît-il. (Mais ceux qui les ont remplacés nous les feraient plutôt regretter…) Les nouveaux maîtres du bord ont proclamé (la proclamation est leur fort: ce navire est un navire-à-discours: voir la Nef des fous d’un certain Hyéronimus Bosch…), ils ont donc proclamé que ceux qui commandaient avant eux étaient des imbéciles nourris d’idées fausses et qui ne pouvaient nous conduire qu’en des ports très anciens et très nauséeux: eux, forts de leur brutalité et de la très bonne opinion qu’ils ont d’eux-mêmes, nous promettent de nous conduire au jardin des Hespérides: c’est pourquoi sans doute ils voguent à peu près vers le soleil couchant… Sans carte, car les documents les plus précieux, ceux qui autrefois étaient l’objet de soins et de vénération, ont été détruits comme entachés d' »obscurantisme ». On a remplacé les antiques portulans de la Tradition (un mot qu’il ne faut plus prononcer à bord!) par une quantité prodigieuse d’appareils subtils et compliqués qui ne cessent de nous renseigner sur les particularités les plus inattendues du morceau d’univers où nous voguons; mais un renseignement s’obstine à demeurer inconnaissable: le cap que nous suivons.
« Où sommes-nous? Où allons-nous? » s’obstinent à se demander à voix basse certains passagers inquiets, paraît-il rétrogrades et « réactionnaires », que l’optimisme délirant du journal officiel du bord semble ne pas convaincre… Autour de ces « attardés », l’ensemble de la cargaison humaine s’avère frappée d’amnésie. Personne ne se rappelle que plusieurs fois déjà le navire a subi des « échouages hideux » et n’a été remis à flot qu’à grand peine. D’ailleurs l’optimisme est obligatoire à bord. Récemment un fou, un poète (espèce dangereuse et inutile en voie de disparition) a récité devant un groupe de passagers une pièce en vers d’un certain Rimbaud Arthur. Les officiers du bord ont aussitôt décelé dans cet acte une attitude d’intolérable anticonformisme et d’insubordination larvée. On a mis le poète aux fers. Le poème s’appelait « Le Bateau ivre ».
Extrait d’un article écrit par Jean Phaure en 1968, tiré de la revue Atlantis de Janvier/Février 68.
A propos du hasard, Cocteau nous dit: « Le hasard est la forme que prend Dieu pour passer incognito. »
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