13 février 2016

Des hommes, des chevaux et des vaches...

 
« Le droit du sol est l’absur­dité qui consiste à dire qu’un che­val est une vache parce qu’il est né dans une étable »

Non, bien sûr, un che­val n’est pas une vache, fût-il né dans une étable ; et Montesquieu n’est pas Le Pen !

Dans le loi­sir d’une lon­gue retraite bien oné­reuse à notre République je rumi­nais vague­ment d’autres évidences de cette sorte quand je fus invité à m’expri­mer sur un événement lit­té­raire dont j’ignore com­ment l’impor­tance capi­tale avait pu m’échapper.En août 2013 – m’était-il rap­porté – une dépu­tée UMP des Bouches-du-Rhône (ten­dance « Droite popu­laire »), lan­cée dans une dia­tribe contre le « droit du sol », enri­chis­sait ce thème obses­sion­nel d’une cita­tion qu’elle attri­buait à Montesquieu :

« Le droit du sol est l’absur­dité qui consiste à dire qu’un che­val est une vache parce qu’il est né dans une étable »

Il n’a pas man­qué de lec­teurs érudits pour s’étonner de l’attri­bu­tion et rétor­quer, via Internet, ce que cha­cun peut véri­fier : rien de tel dans L’Esprit des lois. En toute jus­tice, ajou­tent cer­tains, la phrase citée doit être ren­due à son véri­ta­ble auteur, Jean-Marie Le Pen (La Baule, sep­tem­bre 2012). Sensible à ce res­pect scru­pu­leux des sour­ces, j’avoue pour ma part ne pas l’avoir poussé jusqu’à contrô­ler l’inexis­tence de la pré­ten­due cita­tion de Montesquieu dans ses autres écrits : même pas dans les treize volu­mes parus à ce jour de ses Œuvres com­plè­tes en cours de publi­ca­tion (Oxford, The Voltaire Foundation, puis Paris, Classiques Garnier). Car je savais cette recher­che inu­tile : Montesquieu n’avait pas écrit cela, tout sim­ple­ment parce qu’il lui était impos­si­ble de le pen­ser.

Le droit du sol aujourd’hui contesté, ouver­te­ment ou non, par beau­coup de nos poli­ti­ciens est selon ses par­ti­sans une com­po­sante de notre pacte répu­bli­cain. J’ajou­te­rais qu’il est en réa­lité encore plus ancien en France que la répu­bli­que.

Modalités et condi­tions ont varié, mais le prin­cipe énoncé par la cons­ti­tu­tion mon­ta­gnarde de 1793 (art. 4), par la cons­ti­tu­tion ther­mi­do­rienne de l’an III (art. 8) et, au len­de­main du 18 Brumaire, par celle de Frimaire an VIII (art. 2) fai­sait écho à l’arti­cle 2 de la cons­ti­tu­tion de 1791, tou­jours monar­chi­que.

Encore faut-il pré­ci­ser que dans tous les cas le pro­blème auquel répond l’affir­ma­tion du droit du sol n’est pas celui de la natio­na­lité , mais le pro­blème de la citoyen­neté : dis­tinc­tion impor­tante puis­que ces mêmes tex­tes cons­ti­tu­tion­nels pré­voient les cas où la citoyen­neté fran­çaise pourra être attri­buée à un étranger. Or si nova­trice qu’ait été la Révolution, elle n’a pas tout inventé. Le droit du sol – jus soli – la pré­cède de près de trois siè­cles, puisqu’il est intro­duit dans le droit fran­çais, pour les enfants nés en France de parents étrangers, par un arrêt du par­le­ment de Paris du 23 février 1515, soit quel­ques semai­nes après l’avè­ne­ment de François Ier. Cet arrêt avait été pré­cédé deux siè­cles plus tôt par un édit de Louis X le Hutin (3 juillet 1315) décla­rant libre tout esclave tou­chant le sol de France. Au xviiie siè­cle, sous la monar­chie abso­lue, le lieu de nais­sance déter­mine de même, sinon la natio­na­lité (le concept n’appa­raî­tra qu’après l’inven­tion révo­lu­tion­naire de la Nation), du moins la qua­lité de sujet du roi de France : on ne voit pas quel­les rai­sons for­tes auraient pu pous­ser Montesquieu, par ailleurs si pru­dent devant toute idée de réforme et qui se refuse à « cen­su­rer ce qui est établi » (L’Esprit des lois, Préface), à se dépar­tir sur ce sujet consen­suel de son habi­tuelle réserve.

Peu vrai­sem­bla­ble de sa part, la contes­ta­tion d’un droit ins­crit dans la tra­di­tion juri­di­que fran­çaise serait sur­tout contraire aux lignes direc­tri­ces de sa pro­pre pen­sée. La popu­la­tion du royaume de France, il la voit for­mée, sur un même sol, de deux com­po­san­tes dont l’une est l’héri­tière des conqué­rants francs, l’autre celle des « Gaulois » ou Gallo-Romains sub­mer­gés par les bar­ba­res. C’est de ceux-ci que, selon l’opi­nion com­mune de son époque, la noblesse d’épée tire­rait son ori­gine : une noblesse à laquelle sa pro­pre famille appar­tient, écrit-il avec fierté, depuis au moins trois cent cin­quante ans (Mes pen­sées, n° 350). Or c’est à pro­pos de la noblesse, et d’elle seule, qu’il invo­que le sang, notam­ment quand il repro­che à l’abbé Dubos un sys­tème « inju­rieux au sang de nos pre­miè­res famil­les » (L’Esprit des lois, XXX, 25). Le sang dis­tin­gue un gen­til­homme d’un rotu­rier ; le sang, sauf dans le cas de l’adop­tion, déter­mine les règles de l’héri­tage, selon la filia­tion. Mais en aucun cas Montesquieu ne l’invo­que pour défi­nir le carac­tère d’un peu­ple, et l’on doit en remar­quer l’absence dans l’énumération des fac­teurs qui for­ment ensem­ble, par leur dosage varia­ble, « l’esprit géné­ral » de cha­que nation (L’Esprit des lois, XIX, 4).

La phy­sio­lo­gie a son rôle dans cette affaire, en rai­son de l’inci­dence de la variété des cli­mats sur le corps et l’esprit des hom­mes. La phy­sio­lo­gie, mais non la bio­lo­gie. Et en der­nière ana­lyse, des don­nées exté­rieu­res à la nature humaine, non des fac­teurs inter­nes. Montesquieu n’a aucune notion de ce que nous appe­lons des gènes : il ne peut donc être tenté par une expli­ca­tion géné­ti­que des par­ti­cu­la­ri­tés de cha­que groupe humain, et aucune dérive raciste ne le menace. Lui-même le dit sans amba­ges : il n’est Français que par sa nais­sance et par les consé­quen­ces qu’elle a eues pour sa for­ma­tion, sa culture, sa vie. S’il était né ailleurs que dans une pro­vince du royaume de France, tout pour lui aurait été dif­fé­rent. Allemand, Russe, Chinois, il aurait pour­tant conservé sa qua­lité essen­tielle d’être humain. Réfléchissant à ce qu’il est, le pré­si­dent de Montesquieu, baron de La Brède, droit dans ses bot­tes sur la terre de Guyenne, invite cha­cun de nous à dis­tin­guer en lui l’uni­ver­sel et le par­ti­cu­lier, l’essen­tiel et l’acci­den­tel :

« Si je savais une chose utile à ma nation qui fût rui­neuse à une autre, je ne la pro­po­se­rais pas à mon prince, parce que je suis homme avant d’être Français, (ou bien) parce que je suis néces­sai­re­ment homme, et que je ne suis Français que par hasard » (Mes pen­sées, n° 350).

Le sol de France, même par hasard, fait le Français…

Et vous, Madame Lepéniste, vous avez misé sur un mau­vais che­val. Je vous laisse à votre maî­tre en vous invi­tant à le ras­su­rer : il n’a vrai­ment aucune concur­rence à crain­dre de la part de l’auteur de L’Esprit des lois. Jamais, ni pour la pen­sée ni pour l’écriture, Montesquieu ne pré­ten­drait à l’élégance de Jean-Marie Le Pen. 
 
Jean Ehrard
Président d’hon­neur de la Société Montesquieu.

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