12 décembre 2015

"Voilà cinquante ans, les rues de Leningrad m’ont appris une leçon, si le combat est inévitable, frappez le premier"

 
Neuvième semaine de l’intervention russe en Syrie : l’Empire contre-attaque

«Voilà cinquante ans, les rues de Leningrad m’ont appris une leçon, si le combat est inévitable, frappez le premier»

Vladimir Poutine

 
Vu le succès remarquable de l’intervention russe en Syrie, du moins jusqu’à présent, ce n’aurait pas dû être une surprise que l’Empire anglosioniste contre-attaque. La seule question était de savoir comment et quand. Nous connaissons aujourd’hui la réponse.

Le 24 novembre, l’Armée de l’air turque a fait quelque chose de totalement sans précédent dans l’histoire récente : elle a délibérément abattu un avion de combat d’un autre pays même s’il était absolument évident que cet avion ne représentait aucune menace pour la Turquie et pour le peuple turc. L’internet russe regorge de fuites plus ou moins officielles sur la manière dont cela s’est passé. Selon ces versions, les Turcs ont maintenu 12 F-16 en patrouille le long de la frontière, prêts à attaquer, ils étaient guidés par des avions AWACS et couverts par des F-15 de l’US Air Force dans le cas d’une contre-attaque russe immédiate. Peut-être. Peut-être pas. Mais cela importe peu parce que ce qui est tout à fait indéniable est que les États-Unis et l’Otan se sont immédiatement appropriés cette attaque en apportant leur plein soutien à la Turquie. L’Otan a été jusqu’à déclarer qu’elle enverrait des avions et des bateaux pour protéger la Turquie comme si c’était la Russie qui l’avait attaquée. Quant aux États-Unis, non seulement ils ont totalement soutenu la Turquie, mais maintenant ils nient aussi catégoriquement qu’il y a une preuve quelconque que celle-ci achète du pétrole à Daesh. Enfin, comme on s’y attendait, les États-Unis envoient maintenant le groupe aéronaval du porte-avion Harry S. Truman en Méditerranée orientale, officiellement pour combattre Daesh mais, en réalité, pour soutenir la Turquie et menacer la Russie. Même les Allemands envoient maintenant leurs propres avions, mais avec des ordres spécifiques de ne partager aucune information avec les Russes.

Alors que se passe-t-il vraiment ?

C’est simple : l’Empire a correctement identifié la faiblesse des forces russes en Syrie, et il a décidé d’utiliser la Turquie pour se doter d’un élément de déni plausible. Cette attaque n’est probablement que la première étape d’une campagne beaucoup plus vaste pour repousser la Russie loin de la frontière turque. La prochaine étape, apparemment, comprend l’envoi de troupes occidentales en Syrie, d’abord comme conseillers, mais finalement comme forces spéciales et contrôleurs aériens avancés. Les armées aériennes américaines et turques joueront le premier rôle ici, avec des avions allemands et britanniques assurant suffisamment de diversité pour parler d’une coalition internationale. Quant aux Français, coincés entre leurs partenaires russes et leurs alliés de l’Otan, ils resteront aussi insignifiants qu’avant : Hollande s’est dégonflé, de nouveau (ça vous étonne ?). Finalement, l’Otan créera un havre de facto pour ses terroristes modérés au nord de la Syrie et l’utilisera comme base pour diriger une attaque contre Raqqa. Puisque toute intervention de ce genre sera totalement illégale, l’argument du besoin de défendre la minorité turkmène sera invoqué, au nom de la R2P [responsabilité de protéger, NdT] et tout et tout. La création d’un havre de l’Otan pour les terroristes modérés pourrait être la première étape de l’éclatement de la Syrie entre plusieurs mini-États.

Si tel est vraiment le plan, alors abattre le SU-24 envoie un message puissant à la Russie : nous sommes prêts à risquer une guerre pour vous repousser, êtes-vous prêts à entrer en guerre ? La réponse douloureuse sera que non, la Russie n’est pas préparée à mener une guerre contre l’Empire tout entier à propos de la Syrie, simplement parce qu’elle n’en a pas les capacités.

Comme je l’ai déjà mentionné à plusieurs reprises, la Syrie est au-delà de la capacité de projection de forces de la Russie (grosso modo 1000 km), spécialement si cette projection de puissance doit être pratiquée en territoire hostile (ce que la Turquie est très certainement). Jusqu’ici, les Russes ont réussi, brillamment, à organiser et à soutenir leur petite force en Syrie, mais cela n’indique en rien une capacité russe à soutenir une opération aérienne majeure au-dessus de la Syrie ou, encore moins, une intervention au sol. Le fait est que l’intervention russe en Syrie a toujours été risquée et difficile, et il n’a pas fallu beaucoup de temps à l’Empire pour capitaliser sur celle-ci. Bien que je reçoive beaucoup de critiques de la part des nationalistes russes et des patriotes hourrah pour avoir dit cela, le fait est que la Russie ne peut pas protéger la Syrie des États-Unis, de l’Otan ou même du CENTCOM [centre de commandement, NdT]. Du moins en termes purement militaires. Cela ne signifie pas que la Russie n’a pas de choix en termes de représailles. La Russie a déjà entrepris ce qui suit :

Des sanctions économiques : la Russie a décrété un certain nombre de sanctions contre la Turquie, incluant le gel du projet du Turkish Stream. En outre, le tourisme en Turquie – une énorme source de revenus – est très susceptible de se réduire à un niveau insignifiant par rapport à ce qu’il était d’habitude : les Russes ne seront pas empêchés de se rendre en Turquie, mais les agences de voyage russes ne proposeront pas de visites ou d’offres touristiques. Certaines marchandises turques seront interdites en Russie et les Turcs ne seront pas invités à soumissionner pour certains types de contrats. Dans l’ensemble, ces sanctions atteindront la Turquie, mais pas gravement.

Sanctions politique : ici, la Russie utilisera l’une de ses armes les plus terrifiantes : la vérité. L’armée russe a présenté une série dévastatrice de photos et de vidéos prises par des moyens aériens et spatiaux russes prouvant que la Turquie, en effet, achète du pétrole à Daesh. Ce qui était particulièrement choquant dans cette preuve est qu’elle montrait l’échelle vraiment immense de cette contrebande : une photo a montré 1 722 camions-citernes [une file de vingt kilomètres] dans la région de Deir Ez-Zor tandis qu’une autre démontrait que 8 500 navires pétroliers sont utilisés par Daesh pour transporter jusqu’à 200 000 barils de pétrole par jour. Ce que ces images signifient est que non seulement cette contrebande est organisée au niveau de l’État turc, mais qu’il est absolument évident que les États-Unis savent tout sur elle.

De manière prévisible, les médias occidentaux n’ont pas mentionné la preuve effective, ils ont seulement parlé d’«images que les Russes affirment montrées», mais le mal est fait, en particulier pour le long terme. Maintenant, quiconque jouit d’un minimum d’intelligence sait que Erdogan est un lâche escroc. Plus important, il est maintenant devenu indéniable que la Turquie n’est pas seulement un allié mais un parrain et un financier de Daesh. Enfin, à la lumière de cette preuve, la raison pour laquelle la Turquie a décidé d’abattre le SU-24 russe devient également assez évidente : parce que les Russes bombardaient les itinéraires de contrebande de Daesh vers la Turquie.

Le coup final au prestige et à la crédibilité de Erdogan et de la Turquie est venu de Vladimir Poutine lui-même qui a dit, lors de son adresse annuelle au Parlement :


Nous savons qui se remplit les poches en Turquie et permet aux terroristes de prospérer grâce à la vente du pétrole qu’ils ont volé en Syrie. Les terroristes utilisent ces fonds pour recruter des mercenaires, acheter des armes et planifier des attaques terroristes inhumaines contre des citoyens russes et contre des civils en France, au Liban, au Mali et dans d’autres pays. Nous nous souvenons que les extrémistes armés qui opéraient dans le Caucase du Nord dans les années 1990 et 2000 ont trouvé refuge et ont reçu une aide morale et matérielle en Turquie. Ils s’y trouvent toujours.

Cependant, le peuple turc est généreux, travailleur et capable. Nous avons beaucoup de bons amis dignes de confiance en Turquie. Permettez-moi de souligner qu’ils doivent savoir que nous ne les assimilons pas à la partie de l’élite dirigeante actuelle qui est directement responsable de la mort de nos soldats en Syrie.

Nous n’oublierons jamais leur collusion avec les terroristes. Nous avons toujours considéré la trahison comme l’acte le plus grave et le plus honteux qui puisse être commis, et cela ne changera jamais. Je voudrais qu’ils se souviennent de cela – ceux en Turquie qui ont tiré sur nos pilotes dans le dos, ces hypocrites qui ont tenté de justifier leurs actions et de couvrir les terroristes.

Je ne comprends même pas pourquoi ils l’ont fait. Tout différend qu’ils pouvaient avoir, tout problème, tout désaccord au sujet desquels nous ne savions rien auraient pu être réglés d’une manière différente. De plus, nous étions prêts à coopérer avec la Turquie sur toutes les questions les plus sensibles qu’elle avait soulevées ; nous étions prêts à aller encore plus loin, là où ses alliés mêmes ont refusé d’aller. Allah seul sait, je suppose, pourquoi ils ont fait ça. Et sans doute, Allah a décidé de punir la clique au pouvoir en Turquie en les privant de leur discernement et de leur raison.

Mais s’ils s’attendaient à une réaction nerveuse ou hystérique de notre part, s’ils voulaient nous voir devenir un danger pour nous-mêmes autant que pour le monde, ils n’obtiendront rien de tel. Ils ne recevront aucune réponse visant à impressionner la galerie ou même à obtenir quelque gain politique immédiat. Ils ne l’obtiendront pas.

Nos actions seront toujours guidées principalement par la responsabilité – envers nous-mêmes, envers notre pays, envers notre peuple. Nous n’allons pas faire cliqueter les sabres. Mais si quelqu’un s’imagine qu’ils peuvent commettre un crime de guerre odieux, tuer nos citoyens et s’en tirer, sans rien subir à part un embargo sur les importations de tomates ou quelques restrictions dans la construction ou d’autres industries, il se fait vraiment des illusions. Nous leur rappellerons ce qu’ils ont fait, plus d’une fois. Ils vont le regretter. Nous savons ce qu’il faut faire.

Bien sûr, dans une société profondément habituée au mensonge, à la malhonnêteté et à l’hypocrisie, ce sont là seulement des mots, et ils doivent être ignorés. Mais au Moyen-Orient et dans le reste du monde, ce sont des mots puissants qui disent que les Turcs auront une longue période difficile à passer pour laver leur réputation.

Mesures militaires : celles-ci sont limitées, évidemment, mais pas sans importance. Premièrement, la Russie a maintenant admis qu’elle a des S-400 en Syrie (je soupçonne qu’ils y étaient depuis longtemps). Deuxièmement, la Russie a commencé à construire une seconde base aérienne, cette fois à Shaayrat, au centre de la Syrie. Si cette base est effectivement construite, alors amener quelques AWACS russes et/ou des MiG-31 aurait du sens. Troisièmement, la Russie utilisera maintenant davantage de SU-34 modernes équipés de missiles air-air avancés au nord de la Syrie et des avions d’attaque russes seront escortés par des chasseurs SU-30SN dédiés. Cette combinaison de mesures rendra beaucoup plus difficile aux Turcs la répétition d’une telle attaque, mais je doute personnellement qu’ils aient de telles intentions, du moins pas dans un futur proche.

Évaluation

Afin de vraiment comprendre ce qu’il se passe actuellement, nous devons regarder le tableau d’ensemble. La première conséquence importante du tir contre le SU-24 est que l’Otan est devenue une alliance d’impunité. Maintenant que le précédent a été posé par l’acte de guerre de la Turquie contre la Russie, parce que c’est indéniablement ce qu’était cet attentat contre l’avion, n’importe quel membre de l’Otan peut aujourd’hui faire la même chose en se sentant protégé par l’alliance. Si demain les Lettons – par exemple – décident de mitrailler un navire de la Marine russe en mer Baltique ou si les Polonais abattent un avion russe au-dessus de Kaliningrad, ils obtiendront immédiatement la protection de l’Otan, exactement comme la Turquie vient d’en bénéficier : les États-Unis avaliseront totalement la version lettone/polonaise des événements, le Secrétaire général de l’Otan proposera d’envoyer davantage de forces en Lettonie/Pologne pour protéger ces pays de toute menace venant de l’Est et les médias vendus occidentaux fermeront les yeux devant toute preuve de l’agression lettone/polonaise. C’est une évolution extrêmement dangereuse en tant qu’elle incite fortement n’importe quel petit pays à remédier à son complexe d’infériorité en ayant le courage et la détermination d’affronter la Russie même si, bien sûr, il le fait en se cachant derrière l’Otan.

L’Otan accroît aussi délibérément sa guerre contre la Russie en admettant le Monténégro dans l’alliance et en reprenant des discussions sur l’admission de la Géorgie. Dans un sens purement militaire, l’incorporation du Monténégro dans l’Otan ne fait absolument aucune différence, mais en termes politiques c’est encore une autre manière pour l’Ouest de faire un pied de nez à la Russie et de dire : «Regardez, nous allons même incorporer vos alliés historiques dans notre Empire et vous ne pouvez rien faire contre ça.» Quant à la Géorgie, le but principal derrière la discussion de son entrée dans l’Otan est de justifier la ligne Saakachvili, c’est-à-dire récompenser son agression contre la Russie. Là encore, La Russie ne peut rien faire.

Nous sommes par conséquent confrontés à une situation extrêmement dangereuse : 
 
Les forces russes en Syrie sont relativement faibles et isolées
La Turquie peut, et veut, poursuivre ses provocations sous le couvert de l’Otan
L’Occident prépare aujourd’hui une intervention (illégale) en Syrie
L’intervention occidentale sera dirigée contre la Syrie et la Russie
Les politiciens de l’Otan disposent maintenant d’un moyen facile de marquer des points patriotiques en provoquant la Russie.


Si nous ôtons tout le verbiage de l’Otan sur la défense de nos membres, ce qui arrive maintenant est que l’Empire a apparemment décidé que s’engager sur le chemin de la guerre est sans danger parce que la Russie n’osera pas démarrer une guerre. En d’autres termes, c’est un jeu à qui est le plus fort dans lequel un côté met l’autre au défi de faire quelque chose. C’est exactement de cela que Poutine parlait lorsqu’il a dit :

Mais s’ils s’attendaient à une réaction nerveuse ou hystérique de notre part, s’ils voulaient nous voir devenir un danger pour nous-mêmes autant que pour le monde, ils n’obtiendront rien de tel. Ils ne recevront aucune réponse visant à impressionner la galerie ou même à obtenir quelque gain politique immédiat. Ils ne l’obtiendront pas. Nos actions seront toujours guidées principalement par la responsabilité – envers nous-mêmes, envers notre pays, envers notre peuple.

Ce que l’État profond de l’Empire omet est le fait que la Russie pourrait ne pas avoir d’autre choix que de se confronter à l’Empire. Oui, les Russes ne veulent pas la guerre, mais le problème ici est que, vu l’arrogance et l’orgueil impérial absolument irresponsables des élites occidentales, tout effort russe pour éviter la guerre est interprété par l’État profond occidental comme un signe de faiblesse. Autrement dit, en agissant de manière responsable, les Russes fournissent aujourd’hui à l’Occident une incitation à agir de manière encore plus irresponsable. C’est une dynamique très, très dangereuse que le Kremlin devra affronter. Poutine, apparemment, a quelque chose en tête, du moins c’est ainsi que je comprends son avertissement :

Mais si quelqu’un s’imagine qu’ils peut commettre un crime de guerre odieux, tuer nos citoyens et s’en tirer, sans rien subir à part un embargo sur les importations de tomates ou quelques restrictions dans la construction ou d’autres industries, il se fait vraiment des illusions. Nous leur rappellerons ce qu’ils ont fait, plus d’une fois. Ils vont le regretter. Nous savons ce qu’il faut faire.

Je n’ai aucune idée de ce à quoi il pourrait faire allusion, mais j’ai confiance que ce n’est pas de la fanfaronnade : ce n’était pas une menace aux ennemis de la Russie, mais une promesse au peuple russe. J’espère vraiment qu’il y a un plan parce que, juste maintenant, nous sommes dans une course de collision menant à la guerre. En conclusion, voici une courte citation de Poutine à laquelle les dirigeants occidentaux pourraient vouloir réfléchir :

"Voilà cinquante ans, les rues de Leningrad m’ont appris une leçon, si le combat est inévitable, frappez le premier."

The Saker 

L’article original est paru dans Unz Review:
Traduit par Diane, édité par jj, relu par Diane pour la Saker Francophone
Vu ici


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