«Cet état d’esprit fantastique, d’une humanité qui n’a plus d’idées, est compensé par une mise en scène politique grotesque, qui utilise les techniques de l’Armée du Salut : alléluias, tintements de cloche et répétition de slogans monotones à la manière des derviches, jusqu’à ce que tout le monde ait l’écume à la bouche. Le fanatisme se transforme en une source de salut, l’enthousiasme en extase épileptique… et le visage de la raison disparaît sous un voile.»
L’appel a échoué. Hitler est devenu chancelier en 1933, et peu de temps après l’incendie du Reichstag, il a fait passer un Décret d’habilitation qui suspendait les libertés individuelles, la liberté d’opinion, y compris la liberté de la presse, la liberté de s’organiser et de se rassembler, la confidentialité des communications postales, télégraphiques et téléphoniques. Bien que soumis à des perquisitions, des restrictions sur la propriété et des confiscations, les Allemands se sentaient libres tant qu’ils se comportaient comme de bons Allemands et obéissaient à la loi.
On dirait qu’en Europe, on est revenu aux années 1930, bien que les idéologies soient censées avoir disparu avec la chute de l’Union soviétique. Heureusement, le parti de droite radicale de Marine Le Pen, le Front National, vient de perdre les élections régionales en France, mais on n’a pas coupé à la crise d’épilepsie des médias sur son éventuelle victoire. Et la France est toujours maintenue dans l’état d’urgence instauré par le gouvernement socialiste après les attaques sur Paris.
L’Europe d’aujourd’hui me rappelle la ville du roman d’Albert Camus, La Peste (1947). Dans le roman, l’Oran des années 1940, à l’époque de la colonisation française de l’Algérie, était dépeinte comme une ville commerçante, sans arbres, ni jardins, ni pigeons, où les fleurs importées d’ailleurs annonçaient la venue du printemps. Une ville artificielle avec une vie artificielle et une conscience inerte. Dans un premier temps, les colons industrieux d’Oran ont refusé de voir rôder les rats infestés de la peste dont les corps s’entassaient à la périphérie de la ville. «Ils se croyaient libres [mais] personne ne sera jamais libre tant qu’il y aura des fléaux». Comme métaphore d’un mal sournois soigneusement ignoré, le livre La Peste est indépassable.
Aujourd’hui, les rats infestés de la peste sont de retour en Europe. L’Ukraine est en proie à un délire convulsif de retour en arrière historique. Le 14 octobre, elle a célébré la première Journée des défenseurs, une fête nationale légalement créée par le Parlement ukrainien. La date est importante, car c’est ce jour-là que l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) a été créée, il y a soixante-trois ans. Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’UPA a collaboré avec les nazis en leur fournissant une division SS de volontaires, la SS-Freiwilligen-Division Galizien, l’infâme Division de Galicie.
Que se passerait-il si un de nos dignes alliés de l’Otan en Europe – l’Allemagne, par exemple – instituait, de la même manière, un Jour des défenseurs de la patrie, en l’honneur de la Schutzstaffel (la SS nazie), l’escadron de protection paramilitaire ou le corps de défense de l’armée de la mort industrielle de Heinrich Himmler, condamnée à Nuremberg comme organisation criminelle en même temps que le parti nazi et ses élites ? Israël s’accorderait-il une pause dans son dernier épisode de folie meurtrière pour évoquer à juste titre la colère des fantômes de la Shoah ? Les États-Unis, très sensibilisés à l’Holocauste, feraient-ils entendre leur voix indignée pour dénoncer la profanation du sacrifice de la Génération la plus Glorieuse ? Les membres de l’Union européenne, lauréats du prix Nobel de la paix, arrêteraient-ils la construction frénétique de murs destinés à endiguer le raz de marée de réfugiés, et verseraient-ils des larmes de repentir en criant «Jamais plus !» ?
Peut-être pas. Si l’on en juge par le silence des médias et des officiels sur la bouffonnerie ukrainienne, il semble que le retour du fascisme ne provoque même pas un froncement de sourcil. Après tout, «la Russie n’a-t-elle pas envahi l’Ukraine» ? Comment les néo-nazis pourraient-ils circuler dans le pays alors qu’il est soi-disant rempli de soldats russes, déterminés à restaurer «l’empire soviétique de Poutine» ?
La nostalgie de l’anti-communisme ajoute un élément surréaliste à l’acceptation tacite des réveils fascistes. On ne peut tout simplement pas se déchaîner contre les nazis lorsqu’une épouvantable menace soviétique imaginaire se profile à nouveau aux frontières de l’Otan. Comme les sables mouvants, ces frontières se déplacent de plus en plus inexorablement vers l’est pour encercler la Russie, de sorte que la carte de l’Europe de l’Otan ressemble aujourd’hui à s’y méprendre à celle de l’Europe sous l’occupation nazie en 1941, quand Hitler a lancé sa maudite invasion de l’Union soviétique en juin, l’opération Barbarossa.
Le défilé à Kiev du Jour des défenseurs ne comptait que 3 500 participants, membres des partis Svoboda et Secteur droit, du Congrès des nationalistes ukrainiens et de l’infâme bataillon Azov. Le politicien le plus important présent à l’événement était Oleh Tyahnybok, une personnalité d’extrême-droite qui, en avril 2005, a écrit au président Iouchtchenko, pour demander une enquête parlementaire sur «les activités criminelles de la communauté juive en Ukraine». Il a parlé en ces termes des collaborateurs UPA nazis :
Ils n’avaient pas peur et nous ne devrions pas avoir peur. Ils ont accroché leurs armes automatiques à leurs cous et sont partis dans les bois, et se sont battus contre les Moscovites, les Allemands, les juifs et d’autres racailles qui voulaient nous prendre notre État ukrainien.
C’est la vérité. L’UPA et ses suzerains nazis ont réellement délivré l’Ukraine d’une quantité considérable de racailles : ils ont tué trois millions de non-juifs ukrainiens et d’autres nationalités et un million de juifs ; ils ont déporté 2,3 millions d’Ukrainiens vers les camps de travail allemands. Si l’Armée rouge n’avait pas remporté la victoire, les nazis auraient sans doute exterminé 65% des 23,2 millions d’Ukrainiens et germanisé ou réduit en esclavage les 35% restants, comme ils l’avaient programmé.
Partout ailleurs en Europe, l’ennemi intérieur officiel – une composante essentielle de la foi fasciste – a été remis au goût du jour en passant du juif ou du communiste au musulman.
L’ancien Premier ministre de la Pologne, Jaroslaw Kaczynski, l’éminence grise du parti Droit et Justice, a utilisé des mots qui font écho à la propagande nazie lorsqu’il a dit que les réfugiés musulmans apportaient «le choléra dans les îles grecques, la dysenterie à Vienne et divers types de parasites au reste de l’Europe». Russophobe, violemment nationaliste, le parti Droit et Justice a remporté les élections et tient maintenant la barre en Pologne. En Hongrie, Viktor Orban est au pouvoir depuis 2010 et y restera jusqu’en 2018. Sa seule opposition est le mouvement Jobbik néo-nazi, mais sa xénophobie est typiquement fasciste. Il a dit ouvertement qu’il n’y a pas de place en Hongrie pour les musulmans et que lui, en tant que chrétien, devait défendre les frontières de l’Europe contre une invasion musulmane. Orban est très populaire, les deux tiers des électeurs le soutiennent. En Allemagne, un porte-parole du parti des Européens patriotes contre l’islamisation de l’Occident (PEGIDA), a lancé un appel voilé à renouer avec la politique des camps de concentration.
Comme dans le roman de Thomas Mann, Mario et le magicien (1929), Le mal a atteint à nouveau, en Europe un degré de perversité qui hypnotise et envoûte. Il est porté par un vent d’Ouest réactionnaire qui vient de centres situés des deux côtés de l’Atlantique.
Ce vent-là engendre un état de stupeur opiacée et une complicité passive avec les magiciens démagogues, en exploitant et détournant les peurs, les désirs et les frustrations des masses. Ce qui aujourd’hui se rapproche le plus du plus tortueux, du plus envoûtant des manipulateurs, le Cavaliere Cipolla, le magicien boiteux de Mann, ce sont les médias occidentaux.
L’Europe d’aujourd’hui me rappelle la ville du roman d’Albert Camus, La Peste (1947). Dans le roman, l’Oran des années 1940, à l’époque de la colonisation française de l’Algérie, était dépeinte comme une ville commerçante, sans arbres, ni jardins, ni pigeons, où les fleurs importées d’ailleurs annonçaient la venue du printemps. Une ville artificielle avec une vie artificielle et une conscience inerte. Dans un premier temps, les colons industrieux d’Oran ont refusé de voir rôder les rats infestés de la peste dont les corps s’entassaient à la périphérie de la ville. «Ils se croyaient libres [mais] personne ne sera jamais libre tant qu’il y aura des fléaux». Comme métaphore d’un mal sournois soigneusement ignoré, le livre La Peste est indépassable.
Aujourd’hui, les rats infestés de la peste sont de retour en Europe. L’Ukraine est en proie à un délire convulsif de retour en arrière historique. Le 14 octobre, elle a célébré la première Journée des défenseurs, une fête nationale légalement créée par le Parlement ukrainien. La date est importante, car c’est ce jour-là que l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) a été créée, il y a soixante-trois ans. Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’UPA a collaboré avec les nazis en leur fournissant une division SS de volontaires, la SS-Freiwilligen-Division Galizien, l’infâme Division de Galicie.
Que se passerait-il si un de nos dignes alliés de l’Otan en Europe – l’Allemagne, par exemple – instituait, de la même manière, un Jour des défenseurs de la patrie, en l’honneur de la Schutzstaffel (la SS nazie), l’escadron de protection paramilitaire ou le corps de défense de l’armée de la mort industrielle de Heinrich Himmler, condamnée à Nuremberg comme organisation criminelle en même temps que le parti nazi et ses élites ? Israël s’accorderait-il une pause dans son dernier épisode de folie meurtrière pour évoquer à juste titre la colère des fantômes de la Shoah ? Les États-Unis, très sensibilisés à l’Holocauste, feraient-ils entendre leur voix indignée pour dénoncer la profanation du sacrifice de la Génération la plus Glorieuse ? Les membres de l’Union européenne, lauréats du prix Nobel de la paix, arrêteraient-ils la construction frénétique de murs destinés à endiguer le raz de marée de réfugiés, et verseraient-ils des larmes de repentir en criant «Jamais plus !» ?
Peut-être pas. Si l’on en juge par le silence des médias et des officiels sur la bouffonnerie ukrainienne, il semble que le retour du fascisme ne provoque même pas un froncement de sourcil. Après tout, «la Russie n’a-t-elle pas envahi l’Ukraine» ? Comment les néo-nazis pourraient-ils circuler dans le pays alors qu’il est soi-disant rempli de soldats russes, déterminés à restaurer «l’empire soviétique de Poutine» ?
La nostalgie de l’anti-communisme ajoute un élément surréaliste à l’acceptation tacite des réveils fascistes. On ne peut tout simplement pas se déchaîner contre les nazis lorsqu’une épouvantable menace soviétique imaginaire se profile à nouveau aux frontières de l’Otan. Comme les sables mouvants, ces frontières se déplacent de plus en plus inexorablement vers l’est pour encercler la Russie, de sorte que la carte de l’Europe de l’Otan ressemble aujourd’hui à s’y méprendre à celle de l’Europe sous l’occupation nazie en 1941, quand Hitler a lancé sa maudite invasion de l’Union soviétique en juin, l’opération Barbarossa.
Le défilé à Kiev du Jour des défenseurs ne comptait que 3 500 participants, membres des partis Svoboda et Secteur droit, du Congrès des nationalistes ukrainiens et de l’infâme bataillon Azov. Le politicien le plus important présent à l’événement était Oleh Tyahnybok, une personnalité d’extrême-droite qui, en avril 2005, a écrit au président Iouchtchenko, pour demander une enquête parlementaire sur «les activités criminelles de la communauté juive en Ukraine». Il a parlé en ces termes des collaborateurs UPA nazis :
Ils n’avaient pas peur et nous ne devrions pas avoir peur. Ils ont accroché leurs armes automatiques à leurs cous et sont partis dans les bois, et se sont battus contre les Moscovites, les Allemands, les juifs et d’autres racailles qui voulaient nous prendre notre État ukrainien.
C’est la vérité. L’UPA et ses suzerains nazis ont réellement délivré l’Ukraine d’une quantité considérable de racailles : ils ont tué trois millions de non-juifs ukrainiens et d’autres nationalités et un million de juifs ; ils ont déporté 2,3 millions d’Ukrainiens vers les camps de travail allemands. Si l’Armée rouge n’avait pas remporté la victoire, les nazis auraient sans doute exterminé 65% des 23,2 millions d’Ukrainiens et germanisé ou réduit en esclavage les 35% restants, comme ils l’avaient programmé.
Partout ailleurs en Europe, l’ennemi intérieur officiel – une composante essentielle de la foi fasciste – a été remis au goût du jour en passant du juif ou du communiste au musulman.
L’ancien Premier ministre de la Pologne, Jaroslaw Kaczynski, l’éminence grise du parti Droit et Justice, a utilisé des mots qui font écho à la propagande nazie lorsqu’il a dit que les réfugiés musulmans apportaient «le choléra dans les îles grecques, la dysenterie à Vienne et divers types de parasites au reste de l’Europe». Russophobe, violemment nationaliste, le parti Droit et Justice a remporté les élections et tient maintenant la barre en Pologne. En Hongrie, Viktor Orban est au pouvoir depuis 2010 et y restera jusqu’en 2018. Sa seule opposition est le mouvement Jobbik néo-nazi, mais sa xénophobie est typiquement fasciste. Il a dit ouvertement qu’il n’y a pas de place en Hongrie pour les musulmans et que lui, en tant que chrétien, devait défendre les frontières de l’Europe contre une invasion musulmane. Orban est très populaire, les deux tiers des électeurs le soutiennent. En Allemagne, un porte-parole du parti des Européens patriotes contre l’islamisation de l’Occident (PEGIDA), a lancé un appel voilé à renouer avec la politique des camps de concentration.
Comme dans le roman de Thomas Mann, Mario et le magicien (1929), Le mal a atteint à nouveau, en Europe un degré de perversité qui hypnotise et envoûte. Il est porté par un vent d’Ouest réactionnaire qui vient de centres situés des deux côtés de l’Atlantique.
Ce vent-là engendre un état de stupeur opiacée et une complicité passive avec les magiciens démagogues, en exploitant et détournant les peurs, les désirs et les frustrations des masses. Ce qui aujourd’hui se rapproche le plus du plus tortueux, du plus envoûtant des manipulateurs, le Cavaliere Cipolla, le magicien boiteux de Mann, ce sont les médias occidentaux.
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