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Le capitalisme de libre marché, les marchés non régulés, ont disloqué les relations sociales et détruit les communautés en soumettant les individus, arrachés de leurs peuples, à la faim et l’humiliation. Le fait de clôturer les champs – commencement de ce processus – a été une révolution des riches contre les pauvres, dit Polanyi. Après la Paix de Cent Ans s’est produite la désintégration de l’économie mondiale et « l’État libéral s’est vu remplacé dans de nombreux pays par des dictatures totalitaires » (Le Pic, 1997, p. 62).
La transformation que nous vivons dans les dernières décennies a été analysée comme l’hégémonie de l’accumulation par la dépossession (ou dépouillement), comme le remarque David Harvey dans « Le nouvel impérialisme » (Akal, 2004). Les racines de ce processus, en suivant les pas d’Immanuel Wallerstein et de Giovanni Arrighi, il faut les chercher dans les luttes ouvrières de la décennie 1960 (et 1970 en Amérique Latine), qui ont disloqué la discipline manufacturière en neutralisant le fordisme-taylorisme, l’une des bases des états-providence. La classe dominante a décidé de passer de l’hégémonie de l’accumulation par une reproduction agrandie à la domination grâce à l’accumulation par pillage.
Cependant, le concept d’accumulation par dépossession ne s’arrête pas dans le type de l’État approprié à cette étape. Le régime politique pour imposer le vol/spoliation ne peut pas être le même que durant la période pendant laquelle on a parié sur l’intégration des travailleurs comme citoyens. Ceci est, selon moi, le noyau de l’enseignement des crises grecques (et des crises dans divers processus latinoaméricains).
Nous sommes devant la fin d’une période. Une nouvelle grande transformation systémique, qu’inclut au moins trois changements transcendants, qui devraient avoir son corrélat dans l’ajustement des tactiques et les stratégies des mouvements anti systémiques.
Le premier a été déjà mentionné : la fin de l’état-providence. Même en Amérique Latine dans la deuxième après-guerre nous avons assisté à un développement industriel relatif, l’attribution de droits aux classes laborieuses et à leur insertion incomplète et progressive comme citoyens. La désindustrialisation et le financiarisation des économies, à cheval sur le Consensus de Washington, ont enterré ce développementisme.
La deuxième transformation est la fin de la souveraineté nationale. Les décisions importantes, tant économiques que politiques, ont été prises dans des enceintes en dehors du contrôle des états nationaux. La récente « négociation » entre le gouvernement grec et l’eurogroupe montre clairement la fin de la souveraineté. Il est certain que beaucoup de gouvernants, de droite et de gauche, font naufrage entre le manque de scrupules et le manque de projet. Mais il n’est pas moins certain que la marge d’action de l’État-nation est minimale, tant est qu’elle existe.
Le troisième est la fin de la démocratie, étroitement liée à la fin de la souveraineté nationale. On ne veut pas parler de cela. Peut-être parce que nombreux sont ceux qui vivent des miettes des charges publiques. Mais c’est l’un des noyaux de nos problèmes. Quand un pour cent a séquestré la volonté populaire et 62 pour cent est soumis au 1 pour cent ; quand cela survient à plusieurs reprises dans l’un ou l’ autre pays, c’est parce que quelque chose ne fonctionne pas. Et ce qui ne fonctionne pas s’appelle démocratie.
Croire à la démocratie, ce qui n’est pas synonyme de se rendre aux élections, est une grave erreur stratégique. Parce que croire à la démocratie c’est désarmer nos pouvoirs de classe (tous ceux d’en bas , travailleurs, femmes pauvres , indiens, noirs et métis, classes populaires et paysans sans terre, habitants de périphéries, enfin,). Parce que sans ces pouvoirs, les soi-disant « droits démocratiques » sont du papier mouillé.
La démocratie fonctionne en désarmant nos pouvoirs. Et ici, il est nécessaire d’introduire quelques considérations.
Une démocratie n’est pas l’opposé d’une dictature. Nous vivons la dictature du capital financier, de petits groupes que personne n’ a élu (comme le troika) et qui imposent des politiques économiques contre les majorités, entre autres choses parce que ceux qui arrivent au gouvernement sont achetés ou menacés de mort, comme nous le rappelle bien Paul Craig Roberts : « Il est très possible que les grecs savent qu’ils ne peuvent pas déclarer une suspension de paiements et dons que s’ils le font ils seront assassinés. Certainement on leur a fait très bien comprendre » (http://goo.gl/rAoXbG). Il sait ce qu’il dit, parce qu’il vient de là-haut lui.
Depuis que la bourgeoisie a appris à manier le désir et la volonté de la population au moyen du marketing, en imposant la consommation d’articles absurdes et superflus, la démocratie est soumise aux techniques de commercialisation. La volonté populaire n’arrive jamais à s’exprimer dans les institutions étatiques, dans les termes et les codes que les classes populaires emploient dans leurs espaces-temps, mais amoindrie et tamisée jusqu’à être neutralisée.
Les pouvoirs de classe ont été codifiés dans des droits. Ce n’est pas la même chose de se réunir, publier des brochures ou créer mutuelles basés sur ses propres forces et en évitant la répression, que permettre que les états règlent et disciplinent ces façons de faire au moyen d’ allocations. La répression est souvent le premier pas pour obtenir la « légalisation ».
Maintenant le problème est le nôtre. Nous pouvons suivre, comme jusqu’à présent, mettant tout sur les élections, sur les manifestations et dans les rassemblements, sur des grèves régulées et comme cela. Rien de cela n’est rejetable pour une question de principes. Le problème est de construire une stratégie centrée sur ces outils, régulés par ceux d’en haut. « Les outils du maître ne démontent jamais la maison du maître » a écrit la féministe noire Audre Lorde.
Raúl Zibechi pour La Jornada
La Jornada. Mexique, le 24 juillet 2015.
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