31 mars 2015

Les aventures du pélérin érrant, un témoignage sur la puissance de la priére

 
Car c'est tout ce qui nous restera quand on aura tout perdu...

L’auteur anonyme de ces Récits est probablement un moine du mont Athos, qui nota les confidences d’un pèlerin vers le milieu du XIXe siècle.

On y retrouvera tous les personnages des grands romanciers russes : nobles, paysans, soldats, forçats, sédentaires et vagabonds, tout un monde, encore médiéval, pénétré de charité et
profondément chrétien.

Mais le pèlerin mendiant s’exerce à une méthode d’ascèse spirituelle très particulière. Lisant d’une part des
extraits des Pères de l’Église, pratiquant d’autre part la prière perpétuelle, il progresse dans la voie contemplative.

On suit avec intérêt, au milieu d’un monde de très humaines aventures, les progrès de cette âme qui s’applique à régler sa prière sur les battements du cœur.

Engagé dans la chaîne monotone des générations, le pèlerin rencontre la doctrine hésychaste telle que l’ont
déformée de longs siècles d’histoire. Mais sa spiritualité est pure.

Si, par instants, il semble croire que la seule pratique de la prière peut l’amener à connaître « combien
bon est le Seigneur », son amour de Dieu est trop grand pour ne pas être d’origine surnaturelle. L’ascétisme presque spontané de sa vie est aussi pour lui un gardien.

Errant toujours de lieu en lieu, n’ayant pas même une pierre où reposer sa tête, la prière perpétuelle est avant tout pour lui le moyen de fixer l’attention sur le mystère de la foi, et de ramener l’âme vers elle-même. Son esprit demeure toujours actif et sa foi s’illumine par une recherche ardente et sincère.

La foi du pèlerin n’est pas une émotion respectueuse devant des mystères poétiques, elle est nourrie d’enseignements théologiques.

A ceux qui s’adressent à lui, il offre des conseils techniques et des explications doctrinales, non des exhortations généreuses et imprécises.

Connaissant l’homme à la lumière de Dieu, il sait aussi sa place et son rôle dans l’univers.
La morale du pèlerin n’est pas un ensemble de règles apprises ; elle n’est pas non plus une hygiène intérieure.
Toutes ses actions sont guidées par le désir de la perfection spirituelle. L’ascétisme est la condition de la
contemplation.

Il n’a pas de sens par lui-même. La vie spirituelle est ainsi rendue à l’unité. De la foi viennent les œuvres, mais sans œuvres, il n’y a pas de foi. Venu du monde de la chute, de l’ignorance et de la faiblesse, le pèlerin fait route vers la Jérusalem nouvelle, dans laquelle il entrera tout entier, corps et âme, à la consommation des temps.

Rassemblant toutes les forces de son esprit pour contempler l’Être absolu, il reçoit parfois du Christ, le nouvel Adam, quelques-uns des privilèges du premier Adam.
Il parvient à ignorer le froid, la faim, la douleur ; la nature elle-même lui apparaît transfigurée :
« Arbres, herbes, oiseaux, terre, air, lumière, tous me disaient qu’ils existent pour l’homme, qu’ils témoignent de l’amour de Dieu pour l’homme, tout priait, tout chantait gloire à Dieu ».

Singulier exemple de participation du corps à la vie de l’esprit, ce livre est l’un des documents les plus
extraordinaires qui soient sur la vieille Russie.

Premier récit : La quête

Par la grâce de Dieu je suis homme et chrétien, par actions grand pécheur, par état pèlerin sans abri, de la plus basse condition, toujours errant de lieu en lieu. Pour avoir, j’ai sur le dos un sac avec du pain sec, dans ma blouse la sainte Bible et c’est tout.

Le vingt-quatrième dimanche après la Trinité, j’entrai à l’église pour y prier pendant l’office ; on lisait l’Épître de l’Apôtre aux Thessaloniciens, au passage dans lequel il est dit : Priez sans cesse.

Cette parole pénétra profondément dans mon esprit et je me demandai comment il est possible de prier
sans cesse alors que chacun doit s’occuper à de nombreux travaux pour subvenir à sa propre vie.

Je cherchai dans la Bible et j’y lus de mes yeux exactement ce que j’avais entendu – il faut prier sans cesse, prier par l’esprit en toute occasion, élever en tout lieu des mains suppliantes. J’avais beau réfléchir, je ne savais que décider.

Que faire – pensai-je – où trouver quelqu’un qui puisse m’expliquer ces paroles ?
J’irai par les églises où prêchent des hommes en renom, et, là peut-être, je trouverai ce que je cherche. Et je me mis en route. J’ai entendu beaucoup d’excellents sermons sur la prière.

Mais ils étaient tous des instructions sur la prière en général : ce qu’est la prière, pourquoi il est nécessaire de prier, quels sont les fruits de la prière.

Mais comment arriver à prier véritablement – là-dessus on ne disait rien. J’entendis un sermon sur la prière en esprit et sur la prière perpétuelle ; mais on n’indiquait pas comment parvenir à cette prière. Ainsi la fréquentation des sermons ne m’avait pas donné ce que je désirais.

Je cessai donc d’aller aux prêches et je décidai de chercher avec l’aide de Dieu un homme savant et expérimenté qui m’expliquerait ce mystère puisque c’était là que mon esprit était invinciblement attiré.

Longtemps je cheminai ; je lisais la Bible et je demandais s’il ne se trouvait pas quelque part un maître
spirituel ou un guide sage et plein d’expérience...

Deuxième récit : la prière du cœur

Longtemps je voyageai par toutes sortes de lieux, accompagné de la prière de Jésus, qui me fortifiait et me consolait sur tous les chemins, en toute occasion et à toute rencontre. A la fin, il me sembla que je ferais bien de m’arrêter quelque part pour trouver une plus grande solitude et pour étudier la Philocalie, que je ne pouvais lire que le soir à l’étape ou pendant le repos de midi ; j’avais un grand désir de m’y plonger longuement pour y puiser avec foi la doctrine véritable du salut de l’âme par la prière du cœur.

Malheureusement, pour satisfaire ce désir, je ne pouvais m’employer à aucun travail manuel puisque j’avais perdu l’usage de mon bras gauche dès ma petite enfance ; aussi, dans l’impossibilité de me fixer quelque part, je me dirigeai vers les pays sibériens, vers Saint-Innocent d’Irkoutsk, pensant que, par les plaines et les forêts de Sibérie, je trouverais plus de silence et pourrais me livrer plus commodément à la lecture et à la prière. Je m’en allai ainsi, récitant sans cesse la prière.

Au bout de quelque temps, je sentis que la prière passait d’elle-même dans mon cœur, c’est-à-dire que mon cœur, en battant régulièrement, se mettait en quelque sorte à réciter en lui-même les paroles saintes sur chaque battement, par exemple 1-Seigneur, 2-Jésus, 3-Christ, et ainsi de suite...

Je cessai de remuer les lèvres et j’écoutai attentivement ce que disait mon cœur, me rappelant
combien c’était agréable, au dire de mon défunt starets.

Puis, je ressentis une légère douleur au cœur et dans mon esprit un tel amour pour Jésus-Christ qu’il me semblait que, si je L’avais vu, je me serais jeté à Ses pieds, je les aurais saisis, embrassés et baignés de mes larmes en le remerciant pour la consolation qu’il nous donne avec Son nom, dans Sa bonté et Son amour pour sa créature indigne et coupable.

Bientôt apparut dans mon cœur une bienfaisante chaleur qui gagna toute ma poitrine. Cela me conduisit en particulier à une lecture attentive de la Philocalie pour y vérifier ces sensations et y étudier le développement de la prière intérieure du cœur ; sans ce contrôle, j’aurais craint de tomber dans l’illusion, de prendre les actions de la nature pour celles de la grâce et de m’enorgueillir de cette acquisition rapide de la prière, selon ce que m’avait expliqué mon défunt starets. C’est pourquoi je marchais surtout la nuit et je passais mes journées à lire la Philocalie assis dans la forêt sous les arbres.

Ah ! combien de choses nouvelles, de choses profondes et ignorées je découvris par cette lecture ! Dans cette occupation, je goûtais une béatitude plus parfaite que tout ce que j’avais pu imaginer jusque-là.

Sans doute, certains passages restaient incompréhensibles à mon esprit borné, mais les effets de la prière du cœur éclaircissaient ce que je ne comprenais pas ; de plus, je voyais parfois en songe mon défunt starets qui m’expliquait beaucoup de difficultés et inclinait toujours plus mon âme incompréhensive à l’humilité. Je passai deux grands mois d’été dans ce bonheur parfait. Je voyageais surtout par les bois et les chemins de campagne ; lorsque j’arrivais dans un village, je demandais un sac de pain, une poignée de sel, je remplissais d’eau ma gourde et je repartais...

Troisième récit : Le pèlerin est attaqué par des brigands.

Sans doute à cause des péchés de mon âme endurcie,ou pour le progrès de ma vie spirituelle, les tentations apparurent à la fin de l’été. Voici comment : un soir que j’avais débouché sur la grand’route, je rencontrai deux hommes qui avaient des têtes de soldats ; ils me demandèrent de l’argent. Quand je leur dis que je n’avais pas un sou, ils ne voulurent pas me croire et crièrent brutalement :

— Tu mens ! Les pèlerins ramassent beaucoup d’argent ! L’un des deux ajouta : – Inutile de parler ongtemps avec lui ! et il me frappa à la tête avec son gourdin ; je tombai sans connaissance.Je ne sais si je restai longtemps ainsi, mais lorsque je revins à moi, je vis que j’étais dans la forêt près de la route ; j’étais tout déchiré et mon sac avait disparu ; il n’y
avait plus que les bouts des ficelles par lesquelles il tenait. Dieu merci, ils n’avaient pas emporté mon passeport que je gardais dans ma vieille toque pour pouvoir le montrer rapidement quand c’était nécessaire.

M’étant mis debout, je pleurai amèrement non tant à cause de la douleur que pour mes livres, ma Bible et ma Philocalie, qui étaient dans le sac volé. Toute la journée, toute la nuit, je m’affligeai et je pleurai. Où est ma Bible que je lisais depuis que j’étais petit et que j’avais toujours avec moi ?

Où est ma Philocalie de laquelle je tirais enseignement et consolation ? Malheureux, j’ai perdu l’unique trésor de ma vie, sans avoir pu m’en rassasier. Il aurait mieux valu mourir que de vivre ainsi sans nourriture spirituelle. Jamais je ne pourrai les racheter.

Deux jours durant, je pus à peine marcher tant j’étais affligé ; le troisième jour, je tombai à bout de forces près d’un buisson et m’endormis. Voilà qu’en songe, je me vois à la solitude, dans la cellule de mon starets et je lui pleure mon chagrin. Le starets, après m’avoir consolé, me dit :

— Que ce te soit une leçon de détachement des choses terrestres pour aller plus librement vers le ciel. Cette
épreuve t’a été envoyée pour que tu ne tombes pas dans la volupté spirituelle. Dieu veut que le chrétien renonce à sa volonté propre et à tout attachement pour elle, afin de se remettre entièrement à la volonté divine. Tout ce qu’il fait est pour le bien et le salut de l’homme. Il veut que
tous soient sauvés.
Aussi reprends courage et crois qu’avec la tentation, le Seigneur prépare aussi l’heureuse
issue . Bientôt tu recevras une consolation plus grande que toute ta peine.

A ces mots, je me réveillai, je sentis dans mon corps des forces fraîches, et dans mon âme comme une aurore et un calme nouveau. Que la volonté du Seigneur soit faite ! dis-je. Je me levai, me signai et partis.
La prière agissait de nouveau dans mon cœur comme auparavant et pendant trois jours je cheminai...

Quatrième récit : Le saut du loup

Un soir d’hiver, je passais seul par une forêt, je voulais coucher à deux verstes de là, dans un village qu’on apercevait déjà. Soudain un grand loup sauta sur moi.

Je tenais à la main le rosaire de laine de mon starets (je l’avais toujours avec moi). Je repoussai le loup avec ce rosaire. Et croyez-vous ? Le rosaire me sortit des mains et s’entortilla autour du cou de la bête.

Le loup se rejeta en arrière et, sautant à travers les ronces, se prit les pattes de derrière dans les épines, tandis que le rosaire s’accrochait à la branche d’un arbre mort ; le loup se débattait de toutes ses forces, mais n’arrivait pas à se dégager car le rosaire lui serrait la gorge. Je me signai avec foi et m’avançai pour dégager le loup ; c’était surtout parce que je craignais qu’il n’arrachât le rosaire et ne s’enfuît en emportant cet objet si précieux.

A peine m’étais-je approché et avais-je mis la main sur le rosaire que le loup le rompit en effet et se sauva sans plus de manières. Ainsi, remerciant le Seigneur et faisant mémoire de mon bienheureux starets, j’arrivai sans mémoire de mon bienheureux starets, j’arrivai sans encombre au village...

Cinquième récit : Guérison miraculeuse

Un jour, le 24 mars, je sentis un besoin insurmontable de communier aux Saints Mystères du Christ le jour consacré à la Mère de Dieu en souvenir de son Annonciation divine. Je demandai s’il y avait une église par là : on me dit qu’il y en avait une à trente verstes.

Je marchai le reste du jour et toute la nuit pour arriver à l’heure de matines. Le temps était des plus vilains, tantôt de la neige, tantôt de la pluie et de plus un fort vent et le froid. La route traversait un ruisseau et je n’avais pas fait quelques pas que la glace se brisa sous mes pieds, je tombai dans l’eau jusqu’à la ceinture.

J’arrivai tout trempé aux matines, que j’écoutai, ainsi que la messe, pendant laquelle Dieu me permit de communier.

Pour passer ce jour dans la paix, sans rien qui troublât la joie spirituelle, je demandai au gardien de me laisser jusqu’au lendemain dans la logette de garde. Je passai toute cette journée dans une joie indicible et dans la paix du cœur ; j’étais étendu sur un banc dans cette cabane non chauffée comme si je reposais sur le sein d’Abraham : la prière agissait avec force. L’amour pour Jésus-Christ et pour la Mère de Dieu traversait mon cœur en vagues bienfaisantes, et il plongeait mon âme dans une extase consolante.

Comme la nuit tombait, je sentis soudain une violente douleur dans les jambes et je me rappelai qu’elles étaient mouillées. Mais, repoussant cette distraction, je me replongeai dans la prière et je ne sentis plus le mal. Lorsqu’au matin, je voulus me lever, je ne pouvais plus remuer les jambes. Elles étaient sans force et aussi molles qu’une mèche de fouet ; le garde me tira en bas du banc et je restai ainsi deux jours sans bouger.

Le troisième jour, le garde me chassa de la baraque en disant : – Si tu meurs ici, il faudra encore courir et s’occuper de toi. J’arrivai à me traîner sur les mains jusqu’au perron de l’église où je restai couché. Je demeurai là environ deux jours. Les gens qui passaient ne faisaient pas la moindre attention ni à moi ni à mes demandes.

Enfin, un paysan s’approcha de moi et commença la causette. Au bout de quelque temps, il dit : – Que me donneras-tu ? Je vais te guérir. J’ai eu exactement la même chose et je connais un remède. – Je n’ai rien à te donner, lui répondis-je. – Et qu’est-ce qu’il y a dans ton sac ? – Rien que du pain sec et des livres. – Eh bien, tu travailleras chez moi pendant un été si je te guéris. – Je ne peux pas non plus travailler. Tu vois que je n’ai qu’un bras de valide. – Alors que sais-tu donc faire ? – Rien, sinon lire et écrire. – Ah ! écrire ! Eh bien, tu apprendras à écrire à mon garçon, il sait un peu lire et je voudrais qu’il
écrive.

Mais les maîtres demandent cher, vingt roubles pour savoir toute l’écriture. Je m’arrangeai donc avec lui et, avec l’aide du gardien, ils me transportèrent chez le paysan où l’on me mit dans un vieux bain au fond de l’enclos.

Il commença alors à me soigner : il ramassa dans les champs, dans les cours et dans les trous à ordures une pleine mesure de vieux os de bêtes, d’oiseaux et de toutes sortes ; il les lava, les brisa en petits morceaux avec une pierre et les mit dans une grande marmite ; il la coiffa d’un couvercle avec un trou et retourna le tout au-dessus d’un vase qu’il avait enfoncé en terre. Il enduisit soigneusement le fond de la marmite d’une couche épaisse de terre glaise et la couvrit de bûches qu’il laissa brûler pendant plus de vingt-quatre heures. En installant les bûches, il disait : – Tout ça va faire un goudron d’os.

Le lendemain, il déterra le pot, dans lequel avait coulé par l’orifice du couvercle environ un litre d’un liquide épais, rougeâtre, huileux et sentant comme la viande fraîche ; les os restés dans la marmite, de noirs et pourris qu’ils étaient, avaient maintenant une couleur aussi blanche et transparente que la nacre ou les perles. Cinq fois par jour je me frictionnai les jambes avec ce liquide.
Et croyezvous ? Le lendemain, je sentis que je pouvais remuer les doigts ; le troisième jour, je pouvais plier les jambes, et le cinquième, je me tenais debout et marchais dans la cour appuyé sur un bâton.

En une semaine, mes jambes étaient redevenues normales. J’en remerciai Dieu et me disais en moi-même : la sagesse de Dieu apparaît dans ses créatures ! Des os desséchés, ou pourris, déjà presque revenus à la terre, gardent en eux la force vitale, une couleur et une odeur ; ils exercent une action sur les corps vivants, auxquels ils peuvent rendre la vie ! C’est un gage de la Résurrection future...

http://www.db-prods.net/blog/wp-content/uploads/2011/10/Recits-dun-pelerin-russe-Inconnue.pdf

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