01 février 2015

L'alcoolique de service : « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens », J-C Juncker, président de la Commission européenne




Encore l’Europe ? Plus que jamais. Si le monde ne va pas bien (1), l’Europe, rongée par ses contradictions, ne peut plus tenir le couvercle sur ses dysfonctionnements – et d’abord sur le premier et le plus grave de tous, manquement à ses propres règles, le respect de la démocratie, régime politique dans lequel le pouvoir est exercé par l’ensemble des citoyens qui se déterminent dans les urnes, selon la constitution de leur pays. Or le nouveau président de la Commission, le luxembourgeois Jean-Claude Juncker, a osé une affirmation extraordinaire dans un entretien accordé au Figaro (édition abonnés) le 29 janvier dernier (2) :
« Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens ». Déni proprement scandaleux et absurde à tous égards, y compris précisément parce que le Traité sur l’Union européenne en cours précise dans son article 50, paragraphe 1 (3) : « Tout État membre peut décider, conformément à ses règles constitutionnelles, de se retirer de l’Union ». Ce sont justement les électeurs et eux seuls qui peuvent en décider, faute de quoi nous serions en dictature, régime politique dans lequel le pouvoir est entre les mains d’un seul homme ou d’un groupe restreint qui en use de manière discrétionnaire.

Faut-il voir dans ce dérapage le fait d’un seul homme ?

Nous avions relevé ici même, à plusieurs reprises, les ambiguïtés initiales de la construction européenne (4). Puis, plus récemment, nous revenions sur la parution, dans l’indifférence générale, de publications qui nous avaient parues étranges signalées par un confrère allemand : l’ouvrage « Oser moins de démocratie », de Laszlo Trankovits qui faisait écho à d’autres travaux sur la « post démocratie », qui serait comme « un commonwealth où, bien qu’il y ait encore des élections, des groupes experts de communicants professionnels ont un tel contrôle sur le débat public pendant les campagnes électorales, que l’ensemble du processus se réduit à un spectacle (…) ». Dans ce contexte de « décomposition interne des démocraties occidentales », s’installerait progressivement un régime où « ce qui doit être décidé est ce que l’administration a décidé » (5). Mais, malgré les déclarations contraires essentiellement venues de la Commission (la luxembourgeoise Viviane Reding, alors vice-présidente de la Commission européenne : « Il n’y a plus de politiques intérieures nationales, il n’y a plus que des politiques européennes, le 15 octobre 2012, Assemblée nationale française), le résultat des élections nationales était, nous semblait-il respecté – à l’exception notable et peut-être essentielle des référendums sur le Traité constitutionnel aux Pays-Bas et en France.

C’est notre confrère helvétique le Temps, sous la plume très retenue d’Olivier Truc (Le Monde), qui nous apprenait le 30 décembre dernier le dernier avatar concernant la très vertueuse Suède : « La droite et la gauche ont signé un pacte de non-agression jusqu’en 2022 destiné à neutraliser les populistes. Le premier ministre Stefan Löfven a ainsi pu annuler les élections législatives extraordinaires prévues le 22 mars 2015 (…) ». Cette annulation est accompagnée d’un « accord qualifié d’historique avec l’opposition de droite, qui devrait permettre à un gouvernement minoritaire de gérer le pays de façon stable, une solution dont le principal objectif est d’annihiler le pouvoir de nuisance parlementaire de l’extrême droite (les Démocrates de Suède, SD). Baptisé « accord de décembre », cet arrangement entrera en vigueur lors du collectif budgétaire de printemps. Il s’étendra sur deux législatures, c’est-à-dire jusqu’en 2022, au terme de la législature actuelle puis de celle qui démarrera en 2018 ». Et Olivier Truc, qui pratique à merveille l’euphémisme d’ajouter : « Cet accord, qui n’est pas sans poser problème d’un point de vue démocratique selon certains, est le fruit de la situation chaotique née au lendemain du scrutin législatif de septembre » (6).

En bref : aux élections législatives de septembre dernier (proportionnelle intégrale), un parti d’opposition de droite (hostile à l’immigration), les Démocrates de Suède (SD) a obtenu 13% des voix (venu de 6% quatre ans plus tôt). Votant avec le centre-droit, le SD met le gouvernement en minorité lors du vote du budget. Le premier ministre social-démocrate Stefan Löfven convoque, comme il est normal, des élections législatives anticipées pour le 22 mars 2015. « Mais », écrivent la journaliste suédoise Ingrid Carlqvist et l’historien danois Lars Hedegaard (7), « malheureusement pour le gouvernement et l’opposition, plusieurs sondages d’opinion n’ont laissé aucun doute sur la progression des Démocrates suédois. Certains sondage leurs donnaient 18% (contre les 12% précédents), ce qui signifiait que ni les ex-communistes, Verts et socialistes ensemble ni l’opposition de centre-droit ne pourraient obtenir de majorité dans le nouveau parlement ». Le 27 décembre 2014, le premier ministre annonce qu’il annule les élections prévues. « Ainsi, plus du million de Suédois qui avaient l’intention de voter pour SD devront attendre quatre ans de plus, et même alors leur vote ne comptera pas, puisque l’Agrément de décembre courra jusqu’en 2022 ».

Il faut relire deux fois pour comprendre qu’il s’agit là d’un coup d’Etat, le pouvoir étant, contre la volonté des électeurs, entre les mains d’un groupe restreint qui en use de manière discrétionnaire – une caste. Ce qui est contraire aux Traités européens (article 2 : L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités). Le silence des dirigeants européens, Commission et pays membres, est, comme celui de la presse, sidéral. D’autres songeraient-ils à imiter la Suède ? Parce que le Parti du peuple Danois a obtenu 27% aux européennes, le FrP norvégien (celui auquel appartenait Anders Breivik, auteur des 77 morts de la tuerie de juillet 2011) plus de 16% des voix aux dernières législatives (il participe au gouvernement), pendant que Podemos est crédité de 20 à 25% des voix aux prochaines législatives espagnoles et que la gauche de la gauche portugaise a récolté plus de 17% des voix aux européennes – pour ne pas évoquer la Grande Bretagne (avec l’UKIP de Nigel Farage) ou la France, où Marine Le Pen arriverait largement en tête au premier tour des présidentielles (près de 30% des voix) si elles avaient lieu dimanche, selon l’IFOP (8).

Donnerait-on du grain à moudre à ceux qui prêtent aux institutions européennes un fonctionnement apaisé, consensuel ?

Que non. Le (nouveau) président du Conseil européen Donald Tusk, un polonais, a lancé, au nom de vingt-huit membres de l’UE, un appel à durcir les sanctions contre la Russie. « Mais, selon des diplomates à Bruxelles, Donald Tusk serait allé un peu vite en besogne. Avant de lancer son appel en faveur des sanctions, il n’aurait même pas consulté Federica Mogherini (italienne, elle a remplacé Catherine Ashton). La cheffe de la diplomatie européenne est plutôt favorable à un rapprochement avec Moscou pour autant qu’il mette en œuvre le Protocole de Minsk, qui prévoit un cessez-le-feu et le retrait des militaires et d’armes russes du territoire ukrainien. Elle plaide pour l’ouverture d’un dialogue critique avec la Russie, dont l’apport est crucial dans des dossiers internationaux comme la Syrie et l’Iran » (9). Quant aux Grecs, ils n’avaient tout simplement pas été consultés : « Notre ministre des Affaires étrangères, Nikos Kotzias, nous a annoncé lors du premier jour de sa prise de fonction qu’il avait entendu aux nouvelles que l’UE avait approuvé de nouvelles sanctions contre la Russie à l’unanimité. Le problème était que, ni lui-même ni le nouveau gouvernement grec n’avaient jamais été interrogés ! » écrit Yannis Varoufakis, ministre des Finances, sur son blog (10).

On se demande d’ailleurs qui avait été consulté, l’Allemagne, la France et de nombreux autres se montrant très réservés sur l’utilité de « nouvelles sanctions » - et d’une manière générale sur la politique de l’UE (présidée depuis le 1er janvier par la Lettonie, un « faucon ») envers la Russie. Peu importe : il sera rajouté six nom sur une liste noire et la décision est reportée, comme de coutume, à plus tard. La foire d’empoigne est chaotique dans l’ombre, sur ce sujet comme sur tant d’autres.

Le dérapage de Jean-Claude Juncker n’est donc pas le fait d’un homme seul, en proie à l’hubris et à diverses mauvaises habitudes (après tout, il a dirigé pendant vingt ans le Luxembourg, premier paradis fiscal en Europe, contre toutes les règles et traités européens…), mais le symptôme du dysfonctionnement général d’une Union à bout de souffle. Déjà, les décisions de la Suisse, où les votations sont un sport national mais qui ne fait pas partie de l’UE avaient provoqué un malaise chez les dirigeants européens : trop de démocratie serait malséant. Remarquons qu’il a suffit du vote des citoyens d’un petit pays de l’UE, la Grèce, pour que la fièvre se déclare au grand jour, et que s’agrègent brusquement, en toute logique, crises intérieures et extérieures, économique, politique, médiatique.

Une crise existentielle ?

Hélène Nouaille

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