Si Charlie Hebdo s’était soudain converti au financement participatif et avait lancé en novembre dernier une vaste collecte en ligne afin de « lutter contre les attaques des banques et ne pas dépendre d’actionnaires extérieurs », c’est qu’en effet les finances des éditions La Rotative, dont le journal dépend, n’étaient plus au beau fixe. De « moyenne » fin 2012 selon plusieurs organismes chargés du suivi des sociétés en France, la santé générale de l’entreprise s’est ensuite continuellement dégradée, affichant une perte de 50 000 € fin 2013, et de plus du double fin 2014.
La lutte contre ce que les journalistes sauvagement pris pour cibles début 2015 nommaient, sans nuances, l’obscurantisme religieux et dont ils s’étaient faits, avec leurs noms de guerre, les fanatiques et obsessionnels opposants, ne faisait donc plus recette. Le tirage courant - soit 45 000 exemplaires – avait toujours plus de difficultés à s’écouler, et, ces dernières années, le « journal irresponsable », comme il se sous-titre lui-même, en vendait à grand-peine 30 000 copies par semaine, au lieu des 35 000 espérées pour atteindre le seuil de rentabilité.
L’hebdomadaire, lu par environ 0,07% de la population française mais érigé depuis janvier en parangon de la liberté d’expression, a ainsi vu ses ventes s’effondrer de plus de 45 % depuis seulement 2009, et ce malgré les retentissantes et répétées publications des caricatures du Prophète Mahomet, qui, tout en contribuant à décupler ponctuellement les ventes sans toutefois parvenir à sauver les éditions, avaient à plusieurs reprises fait dire de façon prémonitoire à Wolinski : « Je crois que nous sommes des inconscients et des imbéciles qui avons pris un risque inutile. C’est tout. On se croit invulnérables. Pendant des années, des dizaines d’années même, on fait de la provocation et puis un jour la provocation se retourne contre nous. Il ne fallait pas le faire, ni recommencer. »
Une fois de plus – mais il faut reconnaître à l’extrême-gauche la cohérence de ne jamais avoir fait crédit aux mécanismes du marché –, l’insuffisance de la demande et la piètre qualité de l’offre étaient sur le point de balayer, peut-être dans les larmes (celles d’une vingtaine de salariés) mais certainement pas dans une mare de sang, un journal qui avait fait de l’apologie de la dérision et du mépris du sacré sa fière ligne éditoriale. Un journal artificiellement maintenu en vie par les impôts des contribuables contraints de financer, contre leur propre liberté d’expression, des propos qu’ils ne cautionnaient pas et de rémunérer des journalistes sans lecteurs ni garde-fous, insulteurs publics de justes et de coupables, blesseurs inutiles, travaillant à la mort de Dieu jusque dans l’intimité des consciences.
Bien que ces amateurs de danse sur un volcan fussent habitués à jouer avec le feu, leurs caricatures, qui restaient en réalité sagement dans les limites des conventions médiatiques, ne méritaient pas de les tuer. Mais force est de constater qu’elles l’ont fait, condamnant plusieurs de ces absolutistes du libertarisme à vivre sous protection policière leur défense intégriste du blasphème. Elle est toujours triste la liberté du matérialiste athée qui s’arroge le droit de broyer les cœurs et d’humilier la foi de millions de croyants. Elle est impuissante la dérision contre le fanatisme. Et il est violent l’outrage systématique, qui plus est sur fonds publics, à ce qu’il reste de confiance, d’espérance, d’amour, de mémoire et de culture dans le cœur des plus fragiles, des plus pauvres, du prochain.
Ainsi, est-ce également faute d’avoir laissé opérer la main invisible du marché, qu’une autre main, aveugle et barbare, a ôté la vie à des dessinateurs armés d’un seul crayon mais dépourvus de l’édifiante boussole que constitue la nécessité de fidéliser son lectorat, en adaptant régulièrement sa stratégie et son prix de vente. Charlie Hebdo crânait d’être irresponsable : il eût tout gagné à l’être beaucoup moins ; il se vantait d’être totalement indépendant : il eût tout gagné à l’être véritablement.
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