02 octobre 2014

Docteur Schweitzer, l’envers d’un mythe


Musicien, philosophe, théologien, le bon docteur Schweitzer ? Sans aucun doute. Jardinier, maçon ou charpentier ? Assurément, il adorait ce genre de travaux manuels jusqu’à y consacrer l’essentiel de son temps. Médecin ? C’est moins sûr, plutôt médiocre. 
Prix Nobel de la paix en 1953 ? On a peine à le comprendre... Tardif, malhabile et curieusement répétitif d’un chapitre à l’autre, le réquisitoire du docteur Audoynaud est, à quelques bémols près, plutôt impitoyable et – avouons-le – convaincant pour l’essentiel. « Où finit la réalité et où commence la manipulation ? Une chose est certaine : on ne sait pas vraiment qui était le docteur Schweitzer et celui que je connus n’est pas celui que la légende nous demande d’imaginer » (p. 61). Notons tout de suite que l’auteur, médecin militaire issu de l’École de santé coloniale de Bordeaux, fut, de 1963 à 1966, pendant 3 ans, à la fois son rival et son plus proche voisin, puisque directeur de l’Hôpital public de Lambaréné sur l’autre rive du fleuve Ogooué. Fréquent visiteur et familier, parfois même confident du « bon docteur », il l’a presque vu mourir le 4 septembre 1965. On peut donc estimer a priori qu’il sait de quoi et de qui il parle. Un mythe à rectifier, à dénoncer, à démanteler... Il va s’y employer.

Une fois rappelées la jeunesse alsacienne d’Albert Schweitzer, ses études et ses motivations lorsqu’il décide de s’expatrier, le docteur Audoynaud évoque à son sujet deux énigmes irrésolues jusqu’à ce jour. Il est en effet très étrange que Schweitzer, né en Alsace en 1875, Allemand protestant et fier de l’être, ayant choisi de se consacrer à l’Afrique, se soit si obstinément battu, dès 1905, pour obtenir enfin, en 1913, l’autorisation de s’installer au Gabon français au lieu de proposer ses services à ses compatriotes des Missions protestantes installées au Kameroun voisin. Aurait-il été un pion dans la politique de Berlin susceptible même d’être nommé gouverneur de l’Afrique équatoriale en cas de victoire allemande[3]? Par ailleurs, s’il a décidé, sans grande conviction, d’entreprendre des études de médecine dont il avait besoin pour servir en Afrique, il semble bien que celles-ci aient été plutôt bâclées, rapides, dépourvues de stages pratiques, peut-être même sanctionnées par un diplôme de complaisance et débouchant évidemment sur des connaissances assez limitées.

Les critiques, plus ou moins sévères, de la personnalité et de l’action de Schweitzer sont plus nombreuses et plus anciennes qu’on pourrait le penser. Elles ont émané de visiteurs stupéfaits ou non convaincus, et de collaborateurs, engagés ou bénévoles de toutes nationalités, rentrés de Lambaréné après en avoir éprouvé pendant plus ou moins longtemps les contraintes, les insuffisances et les hypocrisies. Mais, si elles n’ont guère eu d’écho, c’est parce qu’elles ont été très longtemps étouffées sous un concert de louanges écrasant, croissant et culminant avec l’attribution au bon docteur âgé de 78 ans, du prix Nobel de la Paix en 1953. L’auteur s’efforce de comprendre comment on a pu en arriver là. Il évoque les liens du docteur avec les luthériens libéraux suédois, notamment le prélat Nathan Söderblom, prix Nobel de la Paix en 1930. Mais il stigmatise surtout le rôle des missionnaires américains unitariens, eux aussi protestants libéraux qui se sentaient proches de Schweitzer et disposaient de puissantes ramifications dans le monde étasunien de la politique, du spectacle et de la religion. En créant dès 1939, l’Association Schweitzer d’Amérique pour le financer et chanter ses prouesses au point de faire de lui « un vivant miracle », « le saint de la jungle », « un chirurgien héroïque », et même « le plus grand homme du monde », ils prenaient en somme – toujours selon l’auteur – une revanche sur les Missions évangéliques de Paris, seules restées au Gabon après l’éviction des Américains en 1892. C’est peut-être là une hypothèse sujette à caution mais les liens entre Schweitzer jusqu’à sa mort et les unitariens du pasteur Emery Ross sont indiscutables. Le docteur qui se disait volontiers citoyen du monde et pacifiste (il n’avait pas pardonné aux Américains les deux bombes atomiques de 1945) n’avait pas provoqué ces louanges mais ne les récusait pas non plus, ni évidemment les précieux subsides qui les accompagnaient. Progressivement, les Français ont emboîté le pas aux unitariens : Gilbert Cesbron, l’abbé Pierre, l’Académie des sciences morales et politiques… et, pour finir, la Légion d’honneur, que le bon docteur, devenu Français malgré lui en 1918 mais toujours peu francophile, a peut-être reçue sans émotion.

Sur place, à Lambéréné, qu’en était-il de lui-même et de son œuvre ?

« Quel sot tout de même je fais que d’être devenu médecin auprès de tels sauvages »[4]

L’hôpital que le docteur lui-même préfère appeler « un village où l’on soigne » n’est qu’un bidonville infect, puant, des baraques rouillées sans le moindre confort, sans la moindre hygiène, parce que Schweitzer est absolument, obstinément, opposé à toute modernité : pas d’eau courante, pas d’électricité, pas de latrines, pas de literie décente, pas de moteurs pour les pirogues (et pas d’avion pour lui-même lorsqu’il se rend en Europe ou en Amérique) !

Le maître des lieux n’est qu’un gourou sénile, tyrannique, qui interdit (et punit) la moindre atteinte à la vie, fût-elle celles des moustiques et de la vermine, plus sensible à celle de son pélican-fétiche qu’à celle des humains qui l’entourent. C’est aussi un odieux époux et père, dénoncé par sa fille unique Rhéna comme un chef austère, exploiteur et misogyne, curieusement servi et protégé par sa garde rapprochée de jeunes femmes toutes de blanc vêtues et dévouées aussi longtemps que l’ambiance étouffante des lieux leur paraissait supportable. Plusieurs ont livré ensuite leurs souvenirs. Vis-à-vis des Gabonais, c’est un patron méprisant, pire que paternaliste, à la limite raciste, qui n’a jamais offert à ses auxiliaires, même les plus dévoués, la moindre occasion de formation ni de perfectionnement et qui pratiquait à l’égard de tous des relations fréquemment marquées par les gifles et les coups de pied au cul[5].
Une fois l’indépendance acquise en 1960, les présidents Léon Mba, timidement, puis Bongo, un peu plus tard, commenceront à dire ce qu’ils en pensent… Schweitzer, enfin, est un praticien médiocre, qui n’a jamais compris, pas plus pour ses lépreux que pour les autres, la nécessité, dans un pays tropical affligé par de redoutables endémies, d’une médecine préventive de masse avec des tournées fréquentes et, bien entendu, un minimum d’hygiène, se contentant d’interventions ponctuelles de petits soins et de petites chirurgie, d’ailleurs toujours payantes.

Le docteur Audoynaud s’est soucié, depuis lors, de suivre l’évolution du souvenir très estompé qu’on a gardé de Schweitzer sur place et dans le monde, du « village où l’on soigne » qu’il avait laissé croupir pendant quarante ans dans des conditions inacceptables et du « village lumière » qu’il avait assigné aux lépreux. Il raconte, en se félicitant des progrès accomplis, l’histoire et le développement de l’hôpital moderne inauguré à leur place en janvier 1981.

Enfin, même s’il a un peu noirci certains aspects de son diagnostic historique, psychologique et professionnel, il n’en saisit pas moins l’occasion – et il faut l’en féliciter – pour rappeler le rôle essentiel joué au Gabon[6] et ailleurs en Afrique depuis plus d’un siècle, par les médecins coloniaux issus du Pharo et de Bordeaux, avant, pendant et depuis le bon docteur Schweitzer, regrettant que celui-ci ait été plus honoré à lui tout seul que les Noël Ballay, les Marchoux, les Collomb, les Laveran, les Jamot, les Laquintinie, les Jaureguiber et tant d’autres de leurs camarades, acteurs incontestables des aspects positifs de la colonisation.

Notes

[1] Paris, L’Harmattan, 2005.
[2] Philippe David a publié de nombreux ouvrages autour de l’histoire africaine, il est également spécialisé en droit et en sociologie. Par ailleurs, il préside l’association Images et mémoires (I&M) créée en 1995 et qui se consacre principalement à l’iconographie ancienne d’Afrique noire, de Madagascar et de tous les pays d’Outre-Mer. I&M a édité en 1997, dans le cadre du programme « Mémoire du monde » de l’UNESCO, un cédérom consacré aux cartes postales d’Afrique de l’Ouest (1895-1930).
[3] Comme l’indique son ami, l’organiste américain Edouard Nies Berger, dans son livre Albert Schweitzer m’a dit.
[4] Études schweitzériennes, n° 2, cité p. 108.
[5] P. Hubert Masson, Études schweitzériennes, n° 5, cité, p. 96.
[6] Il donne la liste des médecins, militaires ou non, qui se sont succédé dans le Bas-Ogooué entre 1931 et 1955.

Pour citer cet article

David Philippe, « Le docteur Schweitzer et son hôpital à Lambaréné. L'envers d'un mythe, de André Audoynaud », Afrique contemporaine 2/ 2007 (n° 222), p. 273-276
URL : www.cairn.info/revue-afrique-contemporaine-2007-2-page-273.htm.
DOI : 10.3917/afco.222.0273

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