10 septembre 2014

Le Cambodge, ou comment l’Occident a fabriqué l’histoire...

Pol Pot

Nous retrouvons toujours avec le même plaisir André VLTCHEK, et sa démarche si particulière, cette façon de « travailler » qui est aussi une philosophie de la vie, qui lui permet, quel que soit l’endroit, d’offrir des textes à la fois si vivants, parce que vécus et proches de la réalité du terrain et des gens, et si authentiques, car dégagés du carcan des médias traditionnels et de l’habituel discours convenu.

The French Saker


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Propagande et invasions punitives
 
Comme nous entrons dans la petite ville d’Anlong Veng, à la limite des montagnes de Dângrêk, au nord-ouest du Cambodge, il commence à pleuvoir. La pluie est forte, mais, après tout, c’est une pluie tropicale, et elle se termine aussi brusquement qu’elle a commencé.

Nous roulons sur le pont qui surplombe une sorte de barrage, et soudain, devant nous c’est un lac, beau et inquiétant à la fois.

« Il y a encore quelques années, c’était là le dernier bastion des Khmers rouges », explique mon ami Song Heang. « Il était impossible alors de venir ici en voiture aussi simplement qu’aujourd’hui. Il n’y avait aucune maison alentour. Et le lac était comme un marécage, impossible à traverser. »

Nous avons fait tout le chemin jusqu’ici pour visiter le camp du dernier chef militaire des Khmers rouges, Ta Mok, le chef de l’armée, connu sous le nom de « Frère numéro cinq » ou « le Boucher ». C’est là qu’il a vécu et c’est de là qu’il commandait à ses troupes.

Ta Mok, le bras droit de Pol Pot. Ta Mok, qui a divisé le mouvement, mis Pol Pot en résidence surveillée et qui, très probablement, l’a empoisonné. Ta Mok qui commandait une armée de plusieurs milliers de loyalistes Khmers rouges, entre 1979, lorsque les forces vietnamiennes ont évincé son mouvement du pouvoir, et 1999, quand il a été capturé par les forces gouvernementales. Ta Mok qui est mort en détention en 2006, sans jamais avoir été réellement jugé ou condamné.

San Reoung, l’homme qui assurait la sécurité personnelle de Ta Mok, son garde du corps qui a vécu avec lui pendant des années, nous attend.

Il lui manque la jambe gauche, ce qui est commun parmi les civils et les combattants cambodgiens de son âge. Ta Mok aussi avait perdu une jambe dans les combats.

M. San Reoung, garde personnel du commandant Ta Mok.

Il n’y a en fait qu’une seule chose que je veuille savoir de lui : à quel point les Khmers rouges étaient-ils communistes, et était-ce l’idéologie, l’idéologie marxiste, qui avait attiré de simples paysans dans les rangs du mouvement ?

San Reoung réfléchit un moment, puis répond, en pesant chaque mot :

« Ce n’était vraiment pas une affaire d’idéologie… Nous n’en connaissions pas grand-chose. Moi, par exemple, j’étais très en colère contre les Américains. Je suis devenu soldat à l’âge de 17 ans. Et mes amis étaient très en colère, eux aussi. Ils ont rejoint les Khmers rouges pour combattre les Américains, et en particulier la corruption de leur marionnette, le dictateur Lon Nol, à Phnom Penh. »

Les gens de la campagne étaient-ils au courant de ce qui se passait dans la capitale, avant que les Khmers rouges ne prennent le pouvoir ?

« Bien sûr qu’ils l’étaient. Les États-Unis ont donné tellement de soutien, tellement d’argent au régime corrompu de Lon Nol. Tout le monde savait à quoi allait l’argent : d’innombrables fêtes somptueuses, des prostituées de fantaisie… Les bombardements américains avaient écrasé nos campagnes sous les bombes. Des centaines de milliers de personnes étaient mortes. Les gens sont devenus fous, ils étaient indignés. Et c’est ce qui a fait que beaucoup d’entre eux ont rejoint les Khmers rouges. »

« Pas à cause de l’idéologie marxiste ? » ai-je demandé à nouveau.

San Reoung répond immédiatement :

« Bien sûr que non. La grande majorité n’avait aucune idée de que qu’était le marxisme, ils n’en avaient jamais entendu parler. »

Je visite le camp de Ta Mok. J’entre dans un vieux wagon, un centre mobile de communications utilisé par Pol Pot quelques décennies auparavant. Il est à présent vide et rouillé. Le camp entier est devenu comme une sorte de musée informel. Je décline l’invitation d’aller visiter les anciens quartiers dans lesquels vivait Ta Mok. Je n’en vois pas l’intérêt.

Au lieu de cela, je contemple le lac pendant un bon moment.

Poste mobile de communication personnel de Pol Pot, à Anlong Veng.

Ayant travaillé durant de nombreuses années dans cette partie du monde, j’ai fini par comprendre que toutes les réponses aux questions importantes sur le Cambodge et son passé se trouvent dans les campagnes. L’Occident, durant des décennies, a réussi à corrompre Phnom Penh, en achetant quasiment tous ceux qui comptaient là-bas, pour qu’ils répètent et peaufinent un récit falsifié et stéréotypé.

Les ONG, les journalistes : tous ils parlent haut et fort du génocide « communiste » au Cambodge. C’est devenu un boulot bien rémunéré, la source d’un flux incessant de financement, un mensonge complexe soutenu par la machine de propagande occidentale, les universités et la presse grand public.

Les Khmers rouges étaient une force brutale, bien sûr, mais certainement pas un monstre génocidaire « communiste ». Et ils ne sont pas tombés du ciel.

* * *

Je demande à Song Heang si ce que nous avons entendu à Anlong Veng est exact. Nous gagnons lentement de la vitesse, sur la route du temple de Preah Vihear, où l’on s’est battu et où le sang a coulé, à la frontière entre le Cambodge et la Thaïlande.

Song Heang travaille pour une modeste organisation caritative australienne, qui bâtit de petites bibliothèques rurales destinées aux enfants. Il déteste les Khmers rouges. Mais il admet immédiatement qu’il n’y avait pas grand chose de « communiste » chez eux :

C’est une bonne nature, d’humeur égale :

« Enfant, je vivais au bord du fleuve Mékong, dans le village de Prek Tamak, à 65 kilomètres environ de Phnom Penh. Quand les Américains bombardaient, tout s’arrêtait et les gens étaient pétrifiés… Là-bas, ils utilisaient ces avions très rapides, des avions de chasse ; et les populations locales les appelaient «Amich » : les rapides… Beaucoup de gens, alors, ont rejoint les Khmers rouges. Ils ne savaient pas ce qu’était le communisme. Tout ce qu’ils savaient, c’était l’horreur du gouvernement pro-occidental à Phnom Penh ».

Je demande : « Pourquoi les gens de Phnom Penh ne cessent-ils de répéter que Pol Pot a mené un « génocide communiste »? Pourquoi, comme dans le reste de l’Asie du sud-est, la Chine est-elle diabolisée ? Et pourquoi le Vietnam lui aussi est-il diabolisé ? »

« Nous sommes un pays très pauvre », répond Song Heang. « Et si les gens à Phnom Penh touchent de l’argent, eh bien, ils aiment cet argent, c’est tout, et ils disent exactement ce qu’on les paie pour dire. Et les Etats-Unis et l’Union européenne mettent sur la table beaucoup d’argent quand ils veulent obtenir certaines déclarations. »

* * *

À Phnom Penh, il y a maintenant de nouveaux centres commerciaux, et d’innombrables véhicules de luxe, neufs ou d’occasion, pour les très riches et les très corrompus.

La ville s’est pleinement engagée sur la voie du capitalisme sauvage, un peu comme Jakarta, un autre cauchemar urbain de l’Asie. Sauf que Phnom Penh a au moins quelques impressionnantes villas coloniales françaises, de jolies berges aménagées le long du fleuve, ainsi que des galeries et des musées dont plusieurs sont de qualité.

Mais son agglomération d’environ 2,2 millions d’habitants n’a pas de réseau de transport en commun (si ce n’est quelques bus), et ses systèmes de santé publique et d’éducation sont dans un état épouvantable.

Premier ministre de longue date, dictatorial et brutal, Hun Sen est à la fois un ancien chef de bataillon des Khmers rouges et un champion du « marché libre et de la démocratie libérale multipartis ». Bien qu’il le critique périodiquement pour diverses violations des droits de l’homme, l’Occident se montre généralement satisfait de son « fondamentalisme » de marché, tel qu’il l’applique dans le pays, ainsi que de la quasi-absence de politiques sociales cohérentes.

Pendant des années, j’ai vu comment un grand nombre de « conseillers », en particulier de l’Union européenne, « façonnaient le cours » de l’économie cambodgienne, et de la société cambodgienne en général.

Ce qui, bien entendu, comprend aussi son histoire. Ces conseillers disent certaines choses en public, et d’autres lorsque les portes sont closes.

Il y a huit ans, j’ai écrit:

« A l’une des terrasses de café fréquentées par les experts étrangers, l’ambiance est relativement détendue. Les fonctionnaires des Nations Unies et de l’E.U. y boivent de la bière, en tenant par la main leur « seconde épouse » locale ; ils se détendent après une rude journée de travail dans cette capitale chaotique. Ils accomplissent diverses tâches dans ce pays qui fut jadis marqué par quelques unes des pires violences qu’ait connu le genre humain. Certains sont en charge du déminage des campagnes ; d’autres tentent de convaincre les populations locales de remettre leurs armes, armes qui sont encore nombreuses et qui sont l’une des raisons du taux élevé de criminalité. »

Mais nombre d’entre eux sont là pour conseiller le gouvernement et les innombrables ONG sur la manière de gérer l’économie et l’État. Il est clair que ce genre de conseils conduit la plupart du temps à des « projets » uniquement basés sur les théories favorables au libre marché. En conséquence, seul une très faible part du produit de la croissance économique se retrouve dans les poches des pauvres, qui constituent pourtant la grande majorité des Cambodgiens.

La fumée de marijuana ondule paresseusement dans l’air humide et vicié. Après plusieurs années passées au Cambodge, ces experts sont devenus durs et cyniques ; pour eux chaque jour est un combat. Pour arriver à quelque chose dans ce pays, il faut corrompre et faire des compromis. Le discours poli a été entièrement oublié ; les conversations sont brutalement directes et franches.

Les clichés ordinaires, réservés au public des États-Unis et de l’Europe, sont la cible de moqueries et d’un mépris ouvert lors de ces rencontres informelles.

« Les Khmers rouges tuant plus d’un million de Cambodgiens ? Impossible ! » se renfrogne un des Européens d’âge moyen qui a vécu et travaillé dans ce pays depuis plus de dix ans. « Ils n’avaient pas la capacité de tuer autant de gens. Bien sûr qu’entre un et deux millions de personnes sont mortes entre 1969 et 1978, mais ce nombre comprend les 500.000 personnes ou plus qui ont été massacrées par les tapis de bombes U.S. avant que les Khmers rouges prennent le pouvoir. »

« La plupart des gens sont morts de famine et de maladies », poursuit-il. « En outre, ce n’est pas à cause de l’idéologie communiste des Khmers rouges que de terribles massacres ont eu lieu. Les choses ne se situaient pas à ce niveau. Les bombardements massifs des États-Unis et la dictature brutale de Lon Nol, soutenu par l’Occident, ont dressé les populations locales les unes contre les autres. C’est par vengeance que l’on a assassiné, pas sur des bases idéologiques. Les paysans devenaient fous à force d’endurer ces bombardements systématiques des B-52. Beaucoup ont été torturés, massacrés, et beaucoup ont « disparu » pendant le règne de Lon Nol. Les gens des campagnes haïssaient les citadins, qu’ils accusaient de tous leurs malheurs et de toutes les horreurs qu’ils avaient dû endurer. Et la plupart des soldats et des cadres khmers rouges venaient des campagnes. »

A seulement huit cents mètres du café et des conversations presque « détachées » de ces expatriés endurcis, le musée Tuol Sleng (musée de génocide), installé dans une ancienne école secondaire, raconte la brutalité débridée et le sadisme des cadres khmers rouges. En 2009, l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) a inscrit le musée Tuol Sleng au Registre de la « Mémoire du Monde ».

Après le 17 avril 1975, les salles de classe de l’école secondaire Tuol Svay Prey étaient devenues le principal centre de torture et d’interrogatoire des Khmers rouges, connu sous le nom de prison de haute sécurité 21, ou tout simplement le S-21. C’est là que des hommes et des femmes étaient enchaînés et roués de coups, que les femmes avaient leurs mamelons arrachés par des pinces, que des fils électriques étaient appliqués aux organes génitaux. Après la confession (et l’on n’avait d’autre choix que d’avouer, pour que cesse l’insupportable torture), la plupart des hommes, des femmes et des enfants qui passaient par cette institution de l’horreur finissaient dans le camp d’extermination de Choeung Ek, où l’exécution était presque certaine. On dit que 20.000 personnes sont mortes après avoir été interrogées au S-21.

Dans une tentative folle pour donner une structure à la sauvagerie, les Khmers rouges documentaient chaque cas, photographiant tous les hommes et toutes les femmes détenus juste après leur arrestation, avant la torture, puis reprenant des photos de certains après leur interrogatoire sauvage.

Photos de victimes, au S-21.

Certaines des images les plus terrifiantes sont celles qui ont été créées par Vann Nath, peintre et ancien prisonnier du S-21, un des rares qui a réussi à survivre, en raison de son talent et de sa capacité à dessiner des portraits flatteurs de Pol Pot et des différents fonctionnaires qui étaient en charge du centre d’interrogatoire. Après l’invasion vietnamienne, Vann Nath a transposé sur la toile ses souvenirs les plus terrifiants : une mosaïque représentant la barbarie et la brutalité insensée des interrogateurs ; une mère dont le bébé est assassiné, juste devant ses yeux, un homme dont les ongles sont arrachés à la pince, une femme à qui l’on tranche les seins.

Mais même Van Nath, dans une conversation que nous avions eu il y a de cela une quinzaine d’années, avait insisté sur le fait que les Khmers rouges ont tué environ 200.000 personnes au cours de la période où ils ont été au pouvoir, un chiffre dont il fait aussi état dans son livre « Dans l’enfer de Tuol Sleng : L’inquisition khmère rouge en mots et en tableaux » (titre original : « Portrait d’une prison cambodgienne : une année au S-21 des Khmers rouges », White Lotus Press).

Et parmi la plupart des survivants khmers à qui j’ai parlé, il y a un consensus pour estimer que la majorité des gens est morte non à cause de l’idéologie communiste, ni non plus parce que des ordres directs auraient été donnés de Phnom Penh afin d’exterminer des millions de personnes, mais parce que des dirigeants et des cadres locaux dans les provinces ont perdu les pédales, et ont assouvi une vengeance personnelle sur les citadins déportés et sur les « élites » à qui l’on reprochait à la fois les sauvages bombardements américains du passé, et un soutien à la dictature pro-occidentale de Lon Nol, aussi corrompue que féroce.

Il ne fait aucun doute que la grande majorité de ceux qui sont morts au cours de cette période (entre un et deux millions de personnes) ont été victimes des bombardements américains, de famines liées à ces bombardements et du fait d’être devenus des déplacés intérieurs (environ 2 millions de personnes sont devenues des réfugiés dans leur propre pays, manquant de soins médicaux, de nourriture, et ayant à endurer des conditions de vie abominables).

Les médias occidentaux grand public ne mentionnent que très rarement le fait qu’un nombre important de personnes a disparu à la suite des tapis de bombes U.S. Mais au sein du milieu universitaire, on a compris que l’US Air Force avait secrètement bombardé le Cambodge en utilisant des B-52, et ce depuis mai 1969. On a appelé cela « Opération Menu » (petit déjeuner, déjeuner, dîner, casse-croûte, dessert et souper). Et l’on sait même maintenant, par de nouveaux éléments de preuve tirés de documents déclassifiés (en 2000, par l’administration Clinton), que l’Air Force avait déjà commencé à bombarder les régions rurales du Cambodge, le long de la frontière avec le sud-Vietnam, dès 1965, sous l’administration Johnson. Les « Menus » n’ayant ensuite été que des escalades brutales dans l’assassinat de masse de civils sans défense.

Face à la défaite au Vietnam en 1973, les impitoyables « tapis de bombes » ont été exécutés afin de soutenir le régime de Lon Nol. L’historien David P. Chandler écrit :

« Quand le Congrès des États-Unis a mis fin à la campagne militaire à la fin de l’année, les B-52 avaient déversé plus d’un demi-million de tonnes de bombes sur un pays avec lequel les Etats-Unis n’étaient pas en guerre ; plus de deux fois le tonnage largué sur le Japon pendant la Seconde Guerre mondiale. »

La guerre au Cambodge était connue comme « l’attraction » par les journalistes qui couvraient la guerre du Vietnam et par les décideurs américains à Londres. Pourtant, les bombardements américains au Cambodge ont dépassé en intensité tout ce qui fut jamais exécuté au Vietnam ; près de 500.000 soldats et civils ont été tués en 4 ans, sur le territoire de ce petit pays. Comme je l’ai mentionné précédemment, cela a aussi été cause de ce qu’environ 2 millions de réfugiés ont fui les campagnes pour la capitale.

La barbarie des bombardements, le déplacement de millions de personnes, et le ressentiment envers le régime pro-occidental corrompu à Phnom Penh, voilà qui a ouvert la voie à la victoire des Khmers rouges et une campagne de vengeance féroce.

Ce ne fut pas le « génocide communiste » ; ce fut l’Empire assassinant des millions de victimes en Indochine, en toute impunité et sans le moindre égard pour ce « dépeuplement », puis la vengeance aveugle et brutale de ces gens désespérés qui avaient tout perdu.

* * *

J’entre sur la place du marché, une allée de baraques de restauration, à 50 kilomètres de Phnom Penh, sur le fleuve Bassac. Je suis venu avec mon chauffeur et un interprète, qui est un ancien expert en déminage et qui a travaillé pour CMAC (le centre cambodgien d’action anti-mines).

Nous abordons deux vieilles femmes, septuagénaires toutes les deux, et plus très loin des 80 ans.

A Phnom Penh, presque personne n’accepte de parler des atrocités américaines. Mais dans tout le pays, dans les campagnes, les gens sont encore indignés, et en même temps reconnaissants envers tous ceux qui sont prêts à les écouter.

Je vois les larmes dans les yeux de l’une des femmes. Son nom est Tang Vilim, elle est vendeuse. Elle commence son petit discours, sa complainte, en parlant vite, comme si elle avait peur que nous l’interrompions et que nous partions :

« J’ai perdu des proches lors du bombardement de 1972. Je ressens encore de la colère, je me sens indignée ! J’attends toujours les réponses, tellement d’années après. Je veux savoir pourquoi. Pourquoi les Américains ont largué ces bombes sur nous. Leurs bombes ont tué tant de gens ! Je m’en souviens encore : j’étais une jeune femme alors, maintenant j’ai 76 ans. Qu’avions-nous fait ? Quel était notre péché ? Jusqu’à présent… jusqu’à présent, où que j’aille, cela ne me laisse jamais tranquille ! Je continue de me poser ces mêmes questions dans mon esprit. »

Mme Tang Vilim, à la fois vendeuse et victime.

Et la même complainte, de la part de la deuxième dame cette fois :

« Les gens ne comprennent toujours pas… Ils veulent savoir pourquoi. Ils veulent que le gouvernement des États-Unis prenne ses responsabilités ! Il y a des cratères partout dans le pays. Certains sont remplis, mais d’autres sont encore ouverts. Ce pays tout entier est truffé de cratères. »

Nous roulons plus loin, jusqu’à la frontière avec le Vietnam ; jusqu’au point de franchissement du fleuve Bassac, à Chrey Thum.

Juste à côté du poste frontière, il y a plusieurs cratères, mais les gardes n’aiment pas discuter de ce sujet. Nous marchons le long de la frontière, et mon guide se souvient une fois de plus de l’époque où il travaillait pour les agences de déminage :

« Le Cambodge est encore parsemé de bombes, de « bombinettes » et de mines. Certains datent du temps des Khmers rouges, mais la plupart sont des restes de ces tapis de bombes déversés par l’US Air Force. On en trouve partout, d’ici aux régions de l’Ouest du pays, autour de Siem Reap, et au nord… »

On peut le comprendre, ce sujet est explosif et suscite toujours des emportements passionnés et des larmes.

A notre retour à Phnom Penh, je suis accueilli par l’un des responsables de l’hôtel La Plantation. Il fait déjà nuit, mais il a entendu parler de mon travail dans la campagne, et il a décidé de m’attendre.

« Je pense que ce que vous faites est très important », commence-t-il. « Nous devons chercher à savoir pourquoi notre pays a été bombardé si brutalement. Dans ma ville natale, nous avons eu tant de bombes, tant de cratères. Je vous en prie, allez-y, si vous en avez le temps : le village de Chea Lea, dans la commune de Chealea, district de Bateay, province de Kampong Cham… »

* * *

A l’autre bout du monde, à Toronto au Canada, un éminent avocat international, Christopher Black, a écrit pour cet article, en écho à ce qu’ont dit les victimes au Cambodge.

« Les procès pour crimes de guerre des dirigeants khmers rouges, qui sont encouragés par les États-Unis, sont des procès spectacles conçus pour diaboliser à nouveau les communistes et pour se servir d’eux comme boucs émissaires pour les millions de Cambodgiens qui ont été tués par les bombardement américains dans ce pays. Ce dont le monde à besoin, c’est du procès des dirigeants et des officiers étatsuniens qui ont commis des crimes de guerre en bombardant massivement le Vietnam, le Laos et le Cambodge. (Nous avons eu le tribunal pour Crimes de Guerre de Bertrand Russell, dans les années 70, mais il ne pouvait pas appliquer ses jugements) »

A la fin de juillet 2014, le tribunal soutenu par les Nations Unies a tenu une audience préliminaire contre deux anciens dirigeants de haut niveau des Khmers rouges : le Chef de l’État, Khieu Samphan, 83 ans, et Nuon Chea, 88 ans, le bras droit de Pol Pot.

Bien entendu, personne n’est assez naïf pour s’attendre à ce que les dirigeants des Etats-Unis puissent un jour être jugés pour l’assassinat de millions de gens dans toute l’Indochine.

* * *

Geoffrey Gunn, un éminent historien australien, auteur de nombreux livres sur l’Asie et professeur émérite de l’Université de Nagasaki, a bien voulu, pour le présent essai, resituer les Khmers rouges dans leur contexte historique.

Pour clôturer la période telle qu’elle s’est déroulée, le 12 Juillet 2014, lors d’une cérémonie à laquelle étaient présents la Reine Monique, veuve de Sihanouk, l’actuel Roi Sihamoni, le premier ministre Hun Sen , des membres du cabinet et des diplomates étrangers, les cendres du père du Roi furent enterrées dans une stupa [Ndt : structure architecturale bouddhiste que l'on trouve en Asie, qui est à la fois une évocation sans représentation du Bouddha et un monument commémorant sa mort. Beaucoup de ces structures abritent des reliques] du Palais Royal.

« Une fois qu’elle a eu mené son pays à l’indépendance en 1954, la politique étrangère neutre de Sihanouk n’a jamais paru acceptable à Washington. Après le coup d’Etat à Phnom Penh en mars 1970, soutenu par les USA, le secrétaire d’Etat américain Henry Kissinger et le président Richard Nixon déclenchèrent sur les campagnes et le peuple du Cambodge l’offensive de bombardement la plus intense et la plus mortelle de l’histoire humaine. Au point qu’observée du ciel quelques années plus tard, cette terre normalement verdoyante se présentait comme un paysage lunaire en ruine.

Bombes américaines exposées à Siem Reap.

Sihanouk, en conséquence, approuva les guérillas appuyées par le monde rural (les Khmers rouges), théoriquement marxistes, mais à tel point fanatiques dans leur rage qu’elles transformèrent le Cambodge en un vaste « champ d’abattage. »

La roue de l’histoire a tourné, mais quelles sont les leçons à en tirer si ce n’est que la justice doit être pleinement rendue, non seulement dans les cours extraordinaires (le « tribunal du génocide » de Phnom Penh, soutenu par l’ONU), mais aussi en mettant dans le coup tous les coupables d’où qu’ils viennent. »

Le livre d’Albert J. Johnman, « L’affaire du Cambodge, génocides contemporains : Les causes, les affaires, les conséquences », a défini le mouvement dans les termes suivants :

« L’idéologie khmer rouge combinait des éléments de marxisme avec une version extrême du nationalisme et de la xénophobie khmers. Elle mêlait une idéalisation de l’empire d’Angkor (802-1431) et une peur existentielle pour la survie de l’état cambodgien, qui avait été historiquement liquidé avec les interventions vietnamienne et siamoise… »

Cet « élément marxiste » concernait principalement le sommet de l’organisation, en particulier Pol Pot, qui avait été radicalisé dans les cafés parisiens, bien qu’il ne soit pas évident de savoir à quel point il était lui même versé dans la théorie marxiste. Dans l’ensemble, ses performances académiques en France avaient été si pitoyables qu’il n’avait jamais approché, même de loin, l’obtention d’un diplôme, et qu’il fut contraint à retourner au Cambodge sans être diplômé. Malgré tout, comme le note Geoffrey Gunn, certains membres du cercle de Paris avaient réussi à produire des thèses d’économie politique, à savoir Khieu Samphan, Hu Nim, Hu Yuon, Phou Chlou (le secrétaire de Pol Pot) ; les Khmers rouges étaient cependant bien loin d’être versés dans une quelconque idéologie.

Il ressort de mon entretien avec un éminent professeur de l’Université de Beijin (qui ne souhaitait pas que son nom apparût) que la Chine n’a jamais véritablement accueilli l’étiquette « maoïste » des Khmers rouges autrement que de manière très réservée :

« C’était d’une certaine façon embarrassant… autant leur théorie que leur pratique, comme par exemple leur détermination à nous envoyer du riz alors que leur propre peuple mourrait de faim… »

L’ancien directeur de « Reuters » en Irak, le journaliste d’investigation britannique Andrew Marshall, a élu domicile à Phnom Penh. Il a une opinion claire au sujet des Khmers rouges et au sujet de la façon dont la propagande occidentale et asiatique les a présentés de façon sciemment déformée :

« Le mouvement des Khmers rouges n’a jamais été ni socialiste ni communiste. Il s’est construit sur une véritable colère des pauvres à l’encontre les élites de Phnom Penh, qui les avaient toujours traités comme des détritus. Et il était construit sur un gigantesque ressentiment vis à vis des États-Unis, pour avoir bombardé le Cambodge comme jamais auparavant aucun pays n’avait été bombardé. C’était un mouvement créé par la fureur populaire. Ceux qui avaient été des victimes devinrent des bourreaux, dont la seule envie n’était plus que de détruire les « élites ». Les familles qui avaient été écrasées, tuées, voulaient leur revanche… Et lorsque ce fut terminé, les Khmers rouges devinrent « l’exemple » qu’utilisèrent les élites, dans toute l’Asie du sud-est, afin de diaboliser le pouvoir du peuple ; ce fut le cas en particulier en Thaïlande, mais pas uniquement là ».

Finalement, la propagande occidentale se déchaîna sans retenue, instrumentalisant les Khmers rouges au point d’en faire une des pierres angulaires de sa croisade anti-communiste mondiale.

D’une simple force de ruraux ivres de frustration, en guenilles et sans aucune instruction, qui n’était autre que la force des victimes des tapis de bombes, des tortures et des déplacements forcés, les Khmers rouges furent « élevés » au rang de machine à tuer communiste aussi mythique que parfaite.

Le paradoxe pourtant demeure : ce ne fut pas la Chine ni aucun autre pays communiste qui furent les amis les plus proches des Khmers rouges durant leurs dernières années ; ce furent les États-Unis, alors en pleine Guerre Froide avec le bloc soviétique, tout autant qu’en pleine guerre de terreur contre le Vietnam et le Laos. Après s’être distanciés du léninisme et avoir, au moins théoriquement, embrassé le maoïsme, les Khmers rouges reçurent de Washington un entier soutien diplomatique, ainsi que d’autres formes de soutien.

Après que le Vietnam a eu libéré le Cambodge, à la suite de l’offensive de Noël 1978, sauvant peut être des millions de vies, le gouvernement des États-Unis a adopté une position décisive, « exigeant le retour du gouvernement légitime » à Phnom Penh. Ce gouvernement légitime n’était, aux yeux de Washington, nul autre que celui des Khmers rouges.

Ce n’est qu’ensuite qu’est intervenue l’invasion punitive erronée du Vietnam par la Chine, suivie par la propagande anti-vietnamienne sponsorisée par l’occident et, de fait, fabriquée par lui.

Et l’on est parvenu à blanchir complètement les crimes contre l’humanité que les États-Unis avaient commis au Cambodge. Alors que dans toutes les campagnes, les populations en conservent le souvenir encore bien vif, Phnom Penh a commodément oublié tous ces crimes.

Cependant qu’Andrew Marshall et moi étions en train de déjeuner ensemble à Phnom Penh, avec une étoile du journalisme local, Madame Bopha Phorn, Andrew lui demanda sans ambages : « Quelle est la nation que les gens de Phnom Penh détestent le plus ? »

Sans hésiter, elle répondit : « Les Vietnamiens ».

* * *

Je le fais presque tous les deux ans. Je viens au Cambodge et je cherche des réponses. Je loue une voiture et les services d’un interprète, et je m’enfonce très profondément dans les campagnes.

Presque personne ne le fait. La plupart des « travaux universitaires », ainsi que l’approche des « journalistes d’investigation », se font dans les bars et les bureaux de Phnom Penh, tout comme la plupart des travaux similaires sur l’Indonésie sont réalisés à Jakarta et à Bali.

Hors de la capitale, les gens sont ouverts et prêts à parler. En fait, ils ont désespérément besoin de parler. Et contrairement à Phnom Penh, où les gens ne font que poser des questions mais peinent à donner la moindre réponse, les gens de la campagne du Cambodge, eux, savent quoi répondre.

En Juillet 2014, tandis que nous roulions vers Anlong Veng, je me suis livré à une expérience : j’ai demandé à mon ami de s’arrêter dans n’importe quel village le long de la route, à près de 100 kilomètres de la capitale. Je n’ai découvert que plus tard que le nom de l’endroit où nous avions interrompu notre voyage cette fois-là, était Prei Saak.

Nous sommes entrés dans cet humble hameau, et j’ai demandé à la première femme que nous avons rencontrée sur un étroit sentier qui conduit aux champs s’il y avait encore des mines ou des bombes non explosées dans le secteur.

« Bien sûr », a-t-elle répondu. Son nom était Mme Leoun. « Il y a deux jours, ils ont fait sauter 8 mines. Une agence de déminage… Depuis, nous en avons trouvé davantage encore. Ici, les enfants peuvent vous y emmener. »

Certains de ses parents ont-ils été blessés ?

« Mon mari a eu un accident. Et mon beau-frère a été blessé. Il débroussaillait un peu dans la forêt pour planter du manioc, et quelque chose a explosé sous ses pieds, et il a perdu une jambe. Mon mari a eu le visage et le corps détruits par une explosion, il y a quelques années. »

Je lui ai demandé s’il s’agissait là des « bombinettes » américaines qui étaient demeurées dans les champs depuis le bombardement massif du Cambodge, ou si c’était des mines terrestres laissées par les Khmer Rouges ?

Elle n’était pas sure. Elle pensait qu’il s’agissait de matériel américain, mais elle ne pouvait pas en être certaine.

Ce qui est sûr, en revanche, c’est que quasiment chaque ville et chaque village de ce pays souffre depuis des décennies, depuis que les Etats-Unis ont lancé leur monstrueuse campagne militaire de déstabilisation.

Ensemble de musique traditionnelle des amputés, à Angkor Thom.
* * *

En 2006, j’avais loué une voiture robuste avec un chauffeur et traducteur (la même personne, qui remplissait les deux fonctions en même temps) que l’on m’avait recommandé ; nous avons pris en direction du sud, sur la route 3, puis nous sommes allés plus au sud encore sur la 31, aussi loin qu’elle pouvait nous conduire, et nous avons pris à gauche, vers le Vietnam. Ce n’est pas le passage principal de la frontière, pas même un passage que les étrangers sont autorisés à utiliser. Il n’y a aucune route goudronnée ici, juste un chemin de terre avec des nids de poule profonds, entouré de champs de riz, avec des villages misérables et des buffles d’eau. Aucune autre voiture que la nôtre ne circulait dans la zone ; les autochtones vont à pied ou se déplacent sur de vieilles bicyclettes. Tout comme en 2014, lorsque j’ai visité plusieurs autres postes frontaliers ruraux avec le Vietnam, il pleuvait, et le plancher de la voiture frottait contre le sable. Mon chauffeur jurait, n’ayant aucune idée de ce que nous étions venus faire dans ce coin perdu et abandonné de Dieu.

Finalement, nous sommes arrivés au bout de la route ; une rivière paresseuse, une ville endormie, le dernier point de contrôle avant la frontière, avec un garde qui somnolait : Prek Kres. Quelques mètres plus loin commençaient les maisons du premier village situé en territoire vietnamien.

C’est là que, dans le passé, les premières escarmouches entre les Khmers rouges et le Vietnam ont commencé, et c’est l’un des points par où l’armée vietnamienne a envahi le Cambodge, sauvant sans nul doute plusieurs millions de Cambodgiens d’une mort certaine, comme je l’ai mentionné précédemment. Mais l’Occident choisit alors de considérer cette action comme une invasion et une occupation, et d’inverser tous les faits. Dans le climat de guerre froide qui régnait à ce moment-là et du point de vue de leurs intérêts géopolitiques, il était plus acceptable pour les Etats-Unis de sacrifier quelques autres millions de vies cambodgiennes que de permettre une quelconque influence vietnamienne (et soviétique) dans la région.

Je n’ai eu aucune difficulté à trouver M. Sek Cuuin, le maire de Prek Kres. Nous nous sommes assis à table, à l’extérieur de sa maison, et il semblait heureux de partager ses souvenirs.

« Cette immense flaque d’eau que vous voyez au milieu de la route, c’est ce qui reste des tapis de bombes américains », a-t-il expliqué. « Nous avons rempli le trou, mais quand il pleut, il reste toujours une flaque d’eau à cet endroit, je ne sais pas pourquoi. Cette zone a été lourdement bombardée pendant la guerre, par les B-52. Si vous entrez dans les champs, vous verrez de petits lacs un peu partout. C’est ce qui se passe lors des fortes pluies. Ces lacs sont des cratères de bombes. »

Nous avons marché autour du village. Les enfants aux pieds nus nous observaient. Les gens se rassemblaient, se demandant ce qui pouvait bien nous avoir amené ici. Des véhicules de fortune tout bricolés se trouvaient garés à côté d’une jetée primitive où l’on était en train de décharger un de ces bateaux marchands traditionnels.

« Il y a toujours eu des conflits ici », a expliqué le maire. « Il y avait des escarmouches frontalières, sous le régime de Lon Nol, et après aussi, quand les Khmers rouges ont pris le pouvoir en 1975. Nous avions 700 familles qui vivaient dans cette ville ; 400 d’entre elles ont été réinstallées ailleurs de force. Lorsque les Khmers rouges sont entrés, j’ai simplement sauté dans le fleuve et j’ai nagé pour sauver ma vie. La plupart des 300 familles qui restaient ont essayé de fuir au Vietnam, et Prek Kres est devenue une ville fantôme, un avant-poste de l’armée des Khmers rouges, qui a commencé à attaquer les villages vietnamiens au delà de la frontière. »

« L’armée vietnamienne a franchi cette frontière en 1979. Peu importe ce qu’ils disent maintenant, presque tout le monde était heureux en accueillant leurs troupes. Ceux qui avaient survécu et qui étaient restés dans cette ville se sont simplement alignés le long de la route, et ils agitaient les bras pour acclamer les soldats vietnamiens, et ils pleuraient. L’ensemble de la région – le pays tout entier – était ravagé ; détruit par les Khmers rouges, comme avant eux il l’avait été par les bombardements américains et par les déplacements de réfugiés. Les Vietnamiens ont sauvé cette nation de l’annihilation complète. Et quand ils ont pris Phnom Penh, il était évident que les meurtres de masse et les torture allaient cesser. Mais vous savez ce qui s’est passé plus tard ; la reconnaissance s’est évaporée et le nationalisme a gagné du terrain. Et les pays étrangers insistaient pour dire qu’il ne s’agissait pas d’une libération mais d’une occupation. Si vous répétez ce que les dirigeants veulent entendre, vous êtes payés. Mais vous pouvez demander à tout le monde, hormis les membres des Khmers rouges, ce qu’ils ont ressenti en 1978 et 1979 : nous nous sentions libérés, nous étions sauvés, et nous avons soudain réalisé que nous pourrions peut être survivre. »

J’ai demandé au maire comment il comparerait le Vietnam et le Cambodge, à présent. Après tout, sur le papier, le Cambodge est un exemple de réussite, une démocratie multipartis. Il a souri ironiquement.

« Oui, nous avons maintenant de nombreux partis politiques. Mais les partis politiques ne se mangent pas ; ils ne remplissent pas l’estomac. Tout ici est corrompu. Le gouvernement vietnamien est parvenu à offrir une bien meilleure vie à ses habitants. Surtout à ceux qui sont pauvres, et dans cette partie du monde presque tout le monde est pauvre. Tout ce que je peux vous dire, c’est que lorsque nous avons faim ou que nous sommes malades, ce n’est pas à Phnom Penh que nous allons ; nous traversons la frontière et nous allons au Vietnam. Ils savent que nous sommes Khmers, mais cela ne les dérange pas ; ils nous aident. Là-bas, ils croient qu’il faut venir en aide à ceux qui ont faim ou qui sont malades, quelle que soit leur nationalité. Les gens là-bas ont un grand cœur. »

* * *

Nous sommes maintenant en 2014, et je pose une question à mon ami Song Heang, tandis que nous roulons de nuit, à travers la campagne de l’ouest du Cambodge.

« Dites-moi, est-ce que les soldats vietnamiens ont tué des Cambodgiens en 1978 et 1979 ? »

« Oui », répond-il.

« En ont-ils tué beaucoup? »

Il reste silencieux un bon moment. Il réfléchit : « C’était la guerre… Mais honnêtement : non, pas beaucoup. Il y eu quelques combats… Les Vietnamiens avaient pour règle de ne pas viser les civils ».

« Alors, pourquoi? » ai-je demandé. Mais nous savions l’un comme l’autre que c’était là une simple question rhétorique.

A un moment donné, comme nous approchions de minuit, nous nous sommes arrêtés dans un village sombre pour acheter de l’eau et quelques fruits locaux.

Quelque chose se brise en Song Heang, et il commence tout à coup à parler d’une voix agitée, où perce l’urgence :

« Vous ne comprenez pas, vous ne savez pas à quel point ce pays est terrible en réalité… A quel point il est devenu terrible. Les riches sont tellement riches. Tandis que les pauvres sont si pauvres, et aujourd’hui ils sont laissés sans aucune éducation, dans l’ignorance totale, tellement même qu’ils ne savent rien de la corruption et de l’hédonisme des « élites » à Phnom Penh. La situation est à nouveau similaire à ce qu’elle était il y a plus de quatre décennies. Savez-vous à quoi ressemblent les écoles, ici ? Parfois il n’y a qu’un seul enseignant pour une classe de 100 élèves. Et les soins médicaux : ici c’est simple, si vous êtes pauvre, vous mourrez. Et certaines de nos « familles traditionnelles » : elles amputent les jambes et les bras de leurs enfants, de leurs bébés, et elles les emmènent au delà de la frontière, avec ces plaies terribles et infectées, jusqu’à Bangkok, pour mendier. »

Nous avons roulé en silence pendant un certain temps.

« Quel genre de Cambodge voulez-vous ? » lui ai-je demandé.

« Un Cambodge où les enfants reçoivent une éducation gratuite et de qualité, où les gens reçoivent des soins médicaux gratuits, où la culture est importante et soutenue par l’Etat, où les gens sont égaux… »

« C’est le socialisme », lui dis-je. « Vous parlez là d’un Cambodge socialiste ou communiste… »

Il hésite. « Vraiment? »

« Oui. C’est ce qu’ils essaient de construire dans toute l’Amérique Latine, en Chine… »

« Mais ce n’est pas ce que les Khmers rouges essayaient de réaliser, n’est-ce pas ? »

« Bien sûr que non», ai-je répondu.

Il fait nuit noire dehors.

« Je vois… Ce n’est pas ce que nous disent les Occidentaux… Alors… on dirait bien que… tout est foutu », conclut-il.

Je suis d’accord avec lui.

Au village suivant, nous nous arrêtons, nous achetons de la bière Angkor, et là, au bord de la route, nous devenons plus philosophes, à l’ancienne manière des Soviétiques.

Original : Cambodia and Western Fabrication of History (CounterPunch, anglais, 1-3 août 2014)

Traduit par Lionel et Goklayeh.

André Vltchek est romancier, cinéaste et journaliste d’investigation. Il a couvert des guerres et des conflits dans des dizaines de pays. Le résultat en est son dernier livre: « La lutte contre l’impérialisme occidental ». « Pluton » a publié sa discussion avec Noam Chomsky: « Du terrorisme occidental ». Son roman « Point de non-retour », acclamé par la critique politique, est réédité et disponible. « Océanie » est son livre sur l’impérialisme occidental dans le Pacifique Sud. Son livre provocateur sur l’Indonésie post-Suharto et le modèle fondamentaliste de marché a pour titre « Indonésie – L’archipel de la peur ». Son long métrage documentaire, « Le gambit Rwandais » porte sur l’histoire du Rwanda et le pillage de la République Démocratique du Congo. Après avoir vécu de nombreuses années en Amérique latine et en Océanie, Vltchek réside et travaille actuellement en Asie de l’Est et en Afrique. On peut le contacter via son site internet ou son compte Twitter.


par André Vltchek, 1-3 août 2014, CounterPunch
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