02 août 2014

Pourrave kingdom

Photo . . . par Kai Ziehl on 500px
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Ce que nous faisons ici, dit-il ? Je n’en sais pas plus que toi. Et c’est justement cela qui me semble l’indication la plus sûre : que nous n’en savons rien, ni toi, ni moi. Ni personne.
Pourtant, il y a des gens qui prétendent savoir, qui écrivent des livres, fondent des religions !
Je sais. Moi aussi, j’ai parfois des certitudes, sur lesquelles je pourrais fonder une religion. Le Christ aurait fondé son église sur son apôtre Pierre. Examine-ça. Un bonhomme complètement déliquescent, qui par peur refuse de le reconnaître, trois fois de suite, comme pierre de fondation d’une église ? C’est complètement fou. Quand je dis que la seule chose dont je sois certain, c’est que rien n’est sûr, je suis dans le vrai. De ça je suis sûr. Je sais, parce que tout l’indique, que tout dans ce monde visible et tangible, que je peux saisir par mes cinq sens, et par le logiciel qui traite leurs données que tout objet matériel n’est qu’une forme corruptible, et déjà en voie d’affaissement. Les anciens indous appelaient rupa ce qui a une forme, et arupa ce qui est sans forme. Tout ici a une forme, l’air compris. Le vent a une forme, l’eau qui coule, qui gèle, qui tombe, qui s’évapore ont une forme, sans cesse mouvante, mais réelle. Notre chant a une forme, notre respiration aussi, nos pensées ont une forme. Et tout cela se délite en permanence, se corrompt, pour se reformer autrement. Comment Jésus pouvait-il penser fonder une religion sur une forme ? Parce que rupa, c’est aussi le latin rupe, la roche, le rocher, le degré ultime de la concrétisation. Et Pierre, c’est un rocher, n’est-ce pas ?
A un moment donné, il oppose le rocher et le sable, il dit qu’on doit construire sur le rocher, pas sur le sable.
Le rocher, c’est du sable en devenir, et le sable du rocher en devenir. J’ai un caillou qui le montre bien : plusieurs petits coquillages inclus dans de la boue devenue pierre. Comme si le Christ avait dit : construis sur la glace, pas sur l’eau. Tout change constamment, et nous l’oublions constamment. On veut croire à un monde durable. On y introduit l’idée de l’évolution, du progrès, on attend, on espère, on aimerait bien que ça change, sans voir que tout est en perpétuel bouleversement. Tout change, sauf le mental arcbouté sur ses possessions, ses ancrages. Plutôt que de voir le monde tel qu’il est, sans forme, incorruptible, on le fige en formes, dans lesquelles on prend ce qui nous convient. On voudrait que ça dure toujours. C’est bon, c’est bien, il faut que ça se reproduise tant qu’on sera là. Ma maman, le sein de ma maman, et à défaut, mon pouce dans ma bouche. Le reste, on le rejette, c’est le mal, l’indésirable, le dangereux. L’aventure, ce qui vient de l’extérieur. Ce qu’on fait ici, ajouta-t-il, pour moi, et seulement pour moi, aujourd’hui, c’est apprendre à voir que tout ici est corruptible, que tout est illusion. D’abord on cherche à tout saisir, c’est ce que font les enfants. Tout s’approprier. Les enfants, veulent tout : c’est à moi. La force d’un enfant qui refuse de lâcher ce qu’il tient est incroyable, disproportionné à son volume.
Certains voient plus loin, pourtant, derrière l’avant-scène, voient les fantômes, le monde invisible.
Les rêveurs. Qui sont restés à mi-chemin de l’incarnation. Ça ne change rien, fondamentalement, à la question. Nul ne sait rien, et nul ne peut rien posséder, puisque tout est illusoire. Les montagnes retournent à la mer, les forteresses s’effondrent. L’or se change en cendres, dans les contes.
L’or, le diamant sont incorruptibles.
C’est vrai. A moins que leur corruptibilité soit infiniment lente. J’ai du mal à croire qu’une forme soit éternelle.
J’ai entendu dire que le quartz reste identique dans ce monde et dans les univers que visitent les chamans.
Ce qui voudrait dire qu’il sert de pont entre les deux. Pas nécessairement qu’il est plus « réel », et plus éternel. Revenons à la question. Il existe peut-être des exceptions, l’or, le diamant, le quartz ; d’ailleurs pour désigner le corps incorruptible, les tibétains parlent de « corps de diamant ». Mais fondamentalement, ces exceptions ne remettent pas en cause le fait aisément constatable que tout ici se dégrade à des vitesses variables. Nous existons dans un monde dont la caractéristique principale est la corruption. Nos corps se dégradent à une vitesse incroyable. Il suffit de quelques jours sans toilette pour puer atrocement. Comment alors fonder quelque espérance que ce soit sur cette gelée en état de pourriture ? Le roc sur lequel on peut seul fonder, c’est arupa. Le sans forme, sur lequel reposent toutes les formes. Se reposer sur le sans forme, c’est quitter la peur. Abandonner toute espérance, comme disait Dante. Toute croyance, toute préférence, même. C’est ce que nous sommes venus faire. Apprendre à voir que tout est hallucination, que tout échappe constamment à la préhension, et ouvrir la main. Comme le singe qui avait volé une pomme dans un vase, et ne pouvait plus retirer le bras : il lui suffisait de lâcher la pomme.
La pomme d’Adam, dis-je pour plaisanter.
La même, oui. Je sais que c’est difficile, impossible presque, et je suis bien loin d’y parvenir, sauf à de brefs instants, mais tout doit être abandonné. Toute forme doit être vue pour ce qu’elle est : rien.
Ne plus jouir de la beauté du monde ? m’indignai-je. De la nature, de la musique, de la peinture, du vin, des femmes ?
Jouis, mon fils. Jouis. Jouir nous est donné. Vois la beauté des choses. Mais n’oublie pas que tout grouille de vers, que tout s’écoule, et que rien n’est vrai. La musique devient lancinante, le vin s’aigrit et se pisse, les femmes vieillissent et meurent. Aucune forme ne dure. La vie commence après, quand tu en reviens. Un alchimiste s’appelait « Rupescissa », le rocher ouvert. Comme un œuf. Brise la coquille, ouvre les formes, va au-delà. La forme est morte. La beauté des choses est une beauté figée. Un masque sur le Réel.
Et comment fait-on cela ?
Par la vertu de l’entropie, justement. Notre croyance initiale, qui consiste à croire à la réalité des phénomènes, des formes, à la réalité de ce monde, elle aussi est une forme. En tant que forme, elle subit les assauts du temps, du doute, elle est sujette à l’érosion. Quand on commence à douter de la réalité du monde qui nous entoure, le ver est dans le fruit. On peut dire aussi que le germe est sorti.
Vous ne croyez pas qu’on puisse se libérer d’un coup ? L’éveil ?
L’éveil ? C’est comme un barrage. Un barrage ne cède que lorsque toute sa structure a été minée, à bout de tension. Alors, il cède. Vu de l’extérieur, on peut croire qu’il a éclaté d’un coup, mais c’est parce qu’il ne pouvait plus tenir. On a une histoire comme ça dans la Bible, avec les dix plaies d’Égypte. Le pharaon refuse la sortie, puis finit par l’accepter et revient sur sa parole, encore, et encore, jusqu’à ce qu’enfin, vaincu, il cède. Les Hébreux foutent le camp. Là, il regrette ce qu’il a perdu : la forme, une énergie figée dans ce pays, à son service, et il lui court après avec toute son armée. Il rassemble son dépit, son regret, et veut refermer la main sur la pomme qui lui échappe. Après, ce n’est plus lui, ce sont les Hébreux qui regrettent : on était mieux là-bas. On avait des certitudes (la forme). Dans le désert, plus de forme. On vit au jour le jour. Certains essaient de faire des provisions de la manne qui chaque matin tombée du ciel, leur sert de subsistance. Pas la peine : elle pourrit, les vers l’infestent. On est tous comme ça. On sait tous à un moment donné que la Vie est ailleurs. Mais entre cette prise de conscience et la sortie d’Égypte, il peut s’écouler longtemps, tant c’est difficile de lâcher la pomme. C’est la peur, qui empêche. Quand on tient la pomme bien serrée, on croit tenir la rampe. Ouvrir la main, c’est tomber dans le vide. Le vide du sans forme. On a le vertige. Puis, quand on lâche, on s’affole, on croit mourir, on voudrait revenir.
On tomberait où ?
La dissolution de toute forme, c’est d’abord la dissolution de soi-même. On perdrait notre forme, cette forme changeante qu’on construit et maintient, qu’on rafistole à chaque instant. On mourrait sous ce précieux aspect.
Ce serait la mort physique ?
Pas nécessairement. Je n’en ai jamais rencontré, mais certains humains semblent accéder à cet état, ça me semble possible. Au moins partiellement, loin devant nous. Un humain sans forme, ou qui n’aurait comme forme que celle que nous lui donnons.
Mais c’est bien déjà comme cela que ça se passe : tout a la forme que nous lui donnons, non ?
Oui, en quelque sorte. Ce que Miguel Ruiz appelle « le rêve de la planète », c’est une manière de dire que nous co-créons le monde sensible. Nous projetons collectivement le spectacle ambiant. Tu noteras que pour Platon, dans le mythe de la caverne, c’est un peu différent : la réalité qui nous hypnotise est projetée comme un film, depuis l’arrière. Comme au cinéma, exactement. Mais c’est la même chose. C’est l’inconscient collectif, donc l’arrière de notre conscience frontale, qui projette ce que nous voyons. Se retourner, comme dit Platon, c’est bien d’abord voir que les formes sont illusoires, pour ensuite fixer son attention sur le projectionniste. Je n’ai jamais rencontré de saint, ni de sage. Mais les témoignages sont unanimes : ils irradient. Ça signifie que leur forme visible est en relation directe avec l’énergie du sans forme. Ils ont quitté l’illusion. Ils ne rêvent plus. Ils créent leur propre monde, dans lequel le sans forme, la lumière, si tu préfères descend sans prendre forme. Ce n’est plus un reflet. C’est du direct.
Vous ne me semblez pas très clair, ou alors j’ai mal compris. Quel serait-alors le but ? Faire descendre le sans forme dans ce monde, comme les saints, ou quitter le monde de la forme, qui est un monde mort pour réintégrer celui du sans forme ?
Ce n’est pas clair pour moi non plus. J’oscille en permanence entre les deux. Le premier s’appellerait « spiritualisation de la matière » ; c’était, me semble-t-il, le but des alchimistes. Rendre vivant ce qui est mort. Celui du christianisme aussi, comme on peut le voir dans la résurrection de Lazare, et dans la transfiguration du Christ. Et justement peut-être sur ce paradoxe : la fondation d’une église sur la forme. Le but du Christ serait bien celui des alchimistes : faire descendre la lumière du sans forme dans le monde de la forme, la rendre « divine ». La traduction classique serait alors un contre-sens ou une imposture : ce n’est pas sur le pauvre Pierre, minable pétochard qu’est fondée l’église du Christ, mais dans le monde périphérique de la forme, juste à la limite des Ténèbres, afin de l’irradier peu à peu. Le second est celui des Parfaits cathares : quitter le monde des morts, rentrer à la maison. Celui des bouddhistes et des hindouistes : sortir de l’illusion. Encore la dualité. Difficile d’en sortir. Encore une illusion, sans doute. La dualité est certainement la forme illusoire d’une seule chose. Pas plus paradoxal que d’être à la fois au centre et à la périphérie. Aujourd’hui, je dirais que si Tout est Un, et c’est ainsi que je pense profondément, même si mon équipement cérébral et sensoriel me montre chaque forme comme séparée, si Tout est Un, même l’illusion est réelle.
C’est le contraire de ce que vous m’avez expliqué !
Oui. Tout le contraire. Et pourtant la même chose.

Vieux Jade

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