15 juillet 2014

L’identité simplifiée du mal

Valéry Giscard d’Estaing disait, il n’y a d’universel que ce qui est assez bête pour l’être. Le citoyen universel, celui que l’on est en train de bâtir - de construire plutôt, puisqu’il s’agit d’une machine consommatrice - est, de surcroit, une construction qui sacrifie volontairement son entendement au profit de deux éléments : consommer sans entraves d’une part, croire, d’autre part, à un projet politique simplissime qu’il soit idéologique, religieux, sociétal, où, à défaut de structurer ses requêtes, on se conforte du fait imaginaire que si on n’a rien, si on est pas entendu, si on perd ce que l’on possédait déjà, c’est la faute d’un autre, un autre symbolique, caricaturé, comme l’est, pour le Tea Party, le gouvernement fédéral américain, les croisés infidèles pour les passionnés du djihad ou l’Europe pour les militants du FN.

Cette fixation sur une identité simplifiée du mal ne vient pas toute seule. Elle est le produit de cette vacuité phénoménale que l’on appelle aujourd’hui la politique et de ses relais d’information. Elle ne concerne pas seulement les franges : majorités et oppositions systémiques se nourrissent exactement des mêmes simplismes. Elle a comme objectif de raccourcir au possible enjeux et réalité, en substituant les mécanismes complexes qui déterminent les objectifs des pouvoirs, quels qu’ils soient. Ces objectifs, multiples, ont pourtant un dénominateur commun : liquider (ou interdire) le peu qui reste de la conscience et de l’initiative citoyenne. Rendre impossible le statut de citoyen pensant, lui offrant en alternative de faux horizons.

Les gestionnaires du pouvoir d’aujourd’hui peuvent aisément être comparés à ceux, par exemple, de la nomenclature bureaucratique qui gérait l’Union Soviétique : une petite minorité possédant ses écoles, ses magasins, ses hôpitaux, ses datchas, et qui vivait en marge de la réalité qu’elle produisait pour ses administrés.

Cette minorité contemporaine, agissant exclusivement pour ses intérêts, considère l’ensemble du monde comme sa propriété - ou son champ d’action -, les lois qu’elle produit ne concernent que les autres et visent, avant tout, à ce que son monde ne soit jamais contesté. Que l’on ne conteste surtout pas leur laisser faire, exigé jadis à Colbert par les marchands français, et qui prend aujourd’hui la forme de la dérégulation.

Cependant, le projet politique de cette minorité agissante n’est pas systématiquement occulté. Comme l’affirmait le milliardaire Romney, candidat républicain à la présidence américaine, il s’agit de remplacer la politique par le management, le citoyen par le consommateur, les Etats par une gouvernance globale, le droit par le business du plus fort bref, mettre à la tête de chaque nation un PDG ayant au préalable fait ses preuves d’homme d’affaires efficace. C’est ainsi qu’il faudrait analyser la paupérisation des notions fondamentales de ce qui fut le débat politique depuis l’Antiquité, et leur remplacement par des notions aussi vagues que clairement pourvues d’arrières pensées, comme celles de la bonne gouvernance, le bon chemin, la réforme structurelle ou celle du travail, etc. Ce n’est pas un hasard non plus si cette simplification planifiée se réfère à des soi-disant fondamentaux comme les pères fondateurs, la bible, le coran, la révolution, la décolonisation, la guerre patriotique et/ou antinazie et autres certificats nostalgiques plumés de leur histoire, de leurs enseignements voire même de leur place dans l’espace et dans le temps, et que l’on propose suspendus dans un pôle magnétique héroïque, transformant leur récit en fable pour enfants.

C’est aussi ainsi qu’il faut analyser ce que le commun de mortels nomme scandales et eux anomalies (ou dérives) de la compétition équitable ou de la saine gestion du politique. Cette perversion sémantique visant à cacher le fait que il n’y a pas de règles, que la compétition est inégale par définition, et que la politique n’est pas une gestion. Mais cela cache surtout autre chose, plus grave : le fait que les tenants du pouvoir sont réellement étonnés et offusqués d’être considérés comme les citoyens qu’ils administrent, et que donc - eux aussi - sont victimes d’une anomalie préhistorique, vestige d’un monde qui ne devrait plus exister. Le laisser-faire colbertiste laissait la politique hors champ. Désormais, la dérégulation ne concerne pas uniquement l’économie mais la vie et les us et coutumes des néo-gouvernant.

Cela dit, justement parce que ces derniers considèrent toutes ces affaires comme des anomalies d’un système politique et économique par ailleurs sans faille (comme l’est toute religion), il serait bon de souligner que ce système soit disant globalisé est essentiellement fait de failles, de hiatus, que les gouvernants utilisent cependant à leur propre profit, les renommant succes stories ou grands méchants loups, au choix.
 
Une image symbolise cette bêtise structurelle, celle des citoyens israéliens se plaçant sur les collines pour jouir du spectacle de la destruction de Gaza. Ils sont gais et souriants, oubliant, qu’entre temps, leur pays est devenu un des plus inégalitaires au monde, que leur travail est sous payé, que leurs pensions s’évaporent, que leur classe moyenne est sacrifiée au profit des milliardaires qui les gouvernent au nom de leur sécurité.

Un monde amnésique


Entre commémorations, repentances, reconnaissances institutionnelles de tout genre, récits défigurés remplaçant des mythes fondateurs, la mémoire, qu’elle soit collective ou individuelle dépérît. Reste la nostalgie, cette farce du réel, bien entretenue par les gouvernants et servie aseptisée par les médias, les discours officiels larmoyants et les poitrines décorées d’un autre âge, signifiant - pour ceux qui savent les reconnaître -, qu’en d’autres temps, en d’autres lieux, quelque chose d’important, d’historique a été accompli mais dont le citoyen contemporain n’en sait plus rien, prenant ces vestiges du passé pour des décors hollywoodiens. Donc du spectacle.

A l’opposé, le Mondial, de manière certes simplissime, accapare l’identité, quelle soit locale, nationale voire continentale, engendrant (chez les chantres de l’imbécillité) des diatribes sur la pureté ethnique des équipes en tant que facteur déterminant de leur victoire. Le foot est désormais tout, sauf du spectacle. Caricature des maladies congénitales de nos sociétés, que celle-ci concernât l’argent, la globalisation, le renouveau nationaliste, l’esprit totalitaire et revanchard, l’identité ou l’insensibilité sociale, les connivences (et la symbiose) entre les affaires et le crime organisé, il caractérise parfaitement la vacuité, mais aussi le message biaisé (mais fortement intéressé) dont sont nourris les citoyens.

A défaut de révélation de l’agent dans l’acte, écrivait Hannah Arendt, l’action perd son caractère spécifique et devient une forme d’activité parmi d’autres. Cela se produit chaque fois que l’unité humaine est perdue, c’est-à-dire lorsque l’on est seulement pour ou contre autrui.

La mise à jour de la mémoire collective avec une cadence infernale, celle du journal télévisé entre autres, transforme en champ nostalgique l’Histoire et en consommation panique les faits et gestes des gouvernants, qui, ainsi, ne sont responsables que de l’instant. En conséquence, les impasses, les enseignements d’un échec, la constance de la durée de l’action politique (que l’on nome désormais enlisement) n’existent plus. Et tout est fait pour que les choses restent ainsi. Pourtant l’Histoire récente enseigne, insiste même lourdement, frappe quotidiennement à leurs portes avec des messagers divers : chômage, Afghanistan, Iraq, Libye, décroissance/stagnation, Mali, Centrafrique, insécurité bancaire et financière, etc. Cependant, cette répétition de désastres n’enseigne rien. Dans le Roi Lear, Shakespeare avait bien décrit cette vacuité arrogante et amnésique de nos gouvernants, quand Hotspur, Glendower et Mortimer se querellent sur leurs parts d’un royaume encore inconquis.

C’est donc par manque de mémoire que la perception n’a plus besoin du réel pour fonctionner. Les fables servies sont tellement bien ficelées et répétitives queceux qui les inventent y croient aussi…
 
Michel Koutouzis

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