(Article du 5 juin 2012) Je prédis l'effondrement depuis plus de cinq ans. Ma prédiction est que les États-Unis s'effondreront financièrement, économiquement et politiquement dans l'avenir prévisible... et cela ne s'est pas encore produit. Et donc, inévitablement, on me pose encore et encore la même question : Quand ? Et inévitablement, je réponds que je ne fais pas de prédictions chronologiques. Cela laisse mes interlocuteurs insatisfaits, et donc j'ai pensé que je devrais essayer d'expliquer pourquoi je ne fais pas de prédictions chronologiques. Je vais aussi essayer d'expliquer comment on peut entreprendre de créer de telles prédictions, en comprenant très bien que le résultat soit hautement subjectif.
Vous voyez, prédire que quelque chose va arriver est beaucoup plus facile que prédire quand quelque chose va arriver. Supposez que vous ayez un vieux pont : le béton est fissuré, il en manque des morceaux révélant des armatures rouillées. Un inspecteur le déclare : structurellement déficient. Ce pont va certainement s'effondrer à un certain point, mais à quelle date ? C'est une chose que personne ne peut vous dire. Si vous insistez pour avoir une réponse, vous pourriez entendre quelque chose comme : S'il ne s'effondre pas dans un an, alors il pourrait tenir encore deux. Et s'il tient aussi longtemps, alors il pourrait tenir encore une décennie. Mais s'il tient une décennie entière, alors il s'effondrera probablement un an ou deux après, parce que, étant donné son rythme de détérioration, à ce point, ce qui le fait encore tenir sera entièrement incertain.
Vous voyez, les estimations chronologiques sont inévitablement subjectives et, si vous voulez, impressionnistes, mais il y a des faits objectifs auxquels prêter attention : combien reste-t-il de structure (étant donné que de gros morceaux de bétons continuent d'en tomber jusque dans la rivière en contrebas), et le rythme de détérioration (mesurable en morceaux par mois). La plupart des gens ont du mal à évaluer de tels risques. Il y a deux problèmes : le premier est que les gens pensent souvent qu'ils seraient capable d'évaluer le risque plus précisément s'ils avaient plus de données. Il ne leur apparaît pas que l'information qu'ils cherchent n'est pas disponible, simplement parce qu'elle n'existe pas. Et donc ils incorporent davantage de données, en espérant qu'elles soient significatives, rendant leur estimation encore moins précise.
Le second problème est que les gens présument qu'ils jouent à un jeu de hasard, et que c'est un jeu équitable : une chose que Nassim Nicholas Taleb1 appelle l'erreur ludique. Si vous conduisez sur un pont structurellement déficient chaque jour, on pourrait dire que vous pariez votre vie ; mais êtes-vous exactement en train de parier ? Parier implique normalement des jeux de hasard : lancer les dés, tirer à pile ou face, à moins que quelqu'un ne triche. Les jeux équitables forment un minuscule et insignifiant sous-ensemble de tous les jeux possibles, et ils ne peuvent être joués que dans des circonstances étudiées, contrôlées et simplifiées, en utilisant un équipement spécialement conçu qui fonctionne parfaitement. Supposons que quelqu'un vous dise qu'il a tiré à pile ou face dix fois et a obtenu face les dix fois. Quelle est la probabilité que le prochain tirage donne face aussi ? Si vous pensez cinquante pour cent, alors vous ne tenez pas compte de la très haute probabilité que le jeu soit truqué. Et cela fait de vous un perdant.
Les jeux joués directement contre la nature ne sont jamais équitables. On pourrait dire que la nature triche toujours : juste quand vous étiez sur le point de gagner le gros lot, le casino est frappé par un astéroïde. On pourrait penser que de tels événements ne sont pas significatifs, mais il s'avère qu'ils le sont : les cygnes noirs de Taleb gouvernent le monde. En réalité, la nature ne triche pas autant qu'elle se fiche de nos règles. Mais ces règles sont tout ce sur quoi l'on peut compter : un pont est sûr s'il correspond à son image dans la tête du concepteur. La correspondance est presque parfaite quand il est neuf, mais à mesure qu'il vieillit une divergence remarquable a lieu : des fissures apparaissent et la structure se détériore. À un certain point plus ou moins arbitraire il est déclaré dangereux. Mais il n'y a aucune image dans la tête de quiconque de son effondrement, parce que, voyez-vous, il n'a pas été conçu pour s'effondrer ; il a été conçu pour tenir. L'information sur le moment de son effondrement n'existe pas. Il y a une astuce, cependant : on peut observer le rythme de divergence. Quand il passe de linéaire à exponentiel (c'est à dire, quand il commence à doubler) l'effondrement n'est pas loin, et l'on peut même être capable de placer une limite supérieure sur le temps que cela prendra. Si le nombre de morceaux de ciment tombant du pont continue de doubler, on peut calculer le moment où tous les morceaux de pont jusqu'au dernier seront dans la rivière, et c'est notre limite supérieure.
Pourtant, notre prévision sera subjective (ou, si vous préférez, basée sur notre chance de pronostiqueur) parce qu'on joue encore sur la probabilité. Si l'on mesure que la détérioration du pont est linéaire (disons qu'un morceau tombe chaque mois), alors on extrapole qu'elle va rester linéaire ; si elle est exponentielle (deux fois plus de morceaux que le mois précédent), alors on extrapole qu'elle va rester exponentielle et, si on est chanceux, elle le restera. Mais la probabilité qu'elle reste l'une ou l'autre est strictement dans notre esprit : elle n'est pas prévisible mais subjective. L'appeler aléatoire ou stochastique n'ajoute pas grand chose : l'information que l'on cherche n'existe tout simplement pas.
En résumé : il est possible de prédire que quelque chose va se produire avec une troublante précision. Par exemple, tous les empires finissent par s'effondrer, sans exception ; par conséquent les États-Unis s'effondreront. Voilà, je l'ai fait. Mais il n'est pas possible de prédire quand quelque chose va se produire à cause du problème de l'information manquante : nous avons un modèle mental de comment quelque chose continue d'exister, pas de comment il cesse inopinément d'exister. Cependant, en observant le rythme de détérioration, ou la divergence avec notre modèle mental, nous pouvons parfois dire quand la date approche. Le premier type de prédictions — que quelque chose va arriver — est extrêmement utile, parce qu'elles vous disent comment éviter de risquer ce que vous ne pouvez vous permettre de perdre. Et c'est là que le second type de prédiction — que quelque chose va s'effondrer très bientôt — s'avère très pratique, parce qu'elles vous disent qu'il est temps de tirer ses marrons du feu.
Je le souligne à nouveau : le processus aboutissant à de telles prédictions est subjectif. On peut le rationaliser, ou l'on peut le baser sur une certaine sensation de picotement dans la nuque. Pourtant, les gens aiment théoriser : certains déclarent que les événements en question sont aléatoires, ou chaotiques, et puis se mettent à formuler des modèles mathématiques du hasard et du chaos. Mais le moment d'occurrence des événements improbables à grande échelle n'est ni aléatoire, ni stochastique, il est inconnu. Avec des événements réguliers à petite échelle, les statisticiens peuvent tricher en les moyennant. C'est utile si l'on vend de l'assurance — contre des événements que l'on peut prévoir. Bien sûr, un événement à grande échelle peut toujours vous éliminer en mettant votre réassureur en faillite. Il y a de l'assurance incendie, de l'assurance inondation (mais plus tellement ; aux États-Unis elle est maintenant réassurée directement par le contribuable), mais il n'y a pas d'assurance effondrement, parce qu'il n'y a pas de manière d'estimer objectivement le risque.
Insérons la citation de Yogi Berra que tout le monde préfère : Faire des prédictions est dur, surtout quand elles concernent l'avenir. Et bien, je ne suis pas de cet avis : faire des prédictions sur le passé est tout aussi difficile. L'Union soviétique s'est effondrée en 19913, en prenant les experts par surprise. La cause fondamentale de l'effondrement demeure voilée de mystère ; la raison de son moment exact demeure un complet mystère. Les experts kremlinologues étaient braqués sur des glissements de pouvoir mineurs à l'intérieur du Politburo4, les experts économistes étaient entièrement convaincus de la supériorité de l'économie de marché capitaliste sur l'économie planifiée socialiste, les experts en stratégie militaire pouvaient débattre des mérites de l'Initiative de défense stratégique (il n'y en avait aucun), mais ils ont tous été pris de court quand toute la chose soviétique s'est repliée et a explosé. Similairement, la plupart des experts politiques aux États-Unis ont confiance dans leurs estimations des chances d'Obama d'être réélu ou pas en novembre 2012 ; ce qu'ils ne peuvent vous donner ce sont les chances que les élections n'aient pas lieu, et que personne ne devienne président. Figurez-vous que ces chances ne sont pas nulles, et nous pouvons être sûr que ce jour viendra ; seulement nous ne savons pas quand.
Les experts ne peuvent faire des prédictions que dans leur domaine d'expertise. Ils sont constitutionnellement incapables de prédire quand leur domaine d'expertise subira une défaillance existentielle. N'étant un expert dans aucune de ces disciplines, je savais que l'Union soviétique allait s'effondrer un an avant qu'elle le fasse. Comment le savais-je ? En observant attentivement, et en réalisant que les choses ne pouvaient pas continuer beaucoup plus longtemps dans la même direction. Je fais de même avec les États-Unis maintenant. Alors, observons ensemble.
Le gouvernement fédéral américain dépense actuellement environ trois cent milliards de dollars par mois. Pour ce faire, il emprunte environ cent milliards par mois. Le mot emprunte est entre guillemets, car la plus grande part de cette dette nouvelle est créée par le Trésor et achetée par la Réserve fédérale6, donc, en substance, le gouvernement se fait juste un chèque de cent milliards de dollars tous les mois. Si cela continue indéfiniment, alors le dollar américain perdra sa valeur, donc une pression est nécessaire pour obtenir des banques centrales étrangères qu'elles assument aussi une partie de cette dette. Elles peuvent le faire, bien sûr, mais, voyant que le dollar est en route pour perdre sa valeur, elles se sont mises à diminuer leur détention de bonds du Trésor américain plutôt que de l'accroître. Personne ne peut dire combien de temps un tel scénario peut continuer de se dérouler, donc ce que l'on cherche dans une telle situation ce sont des signes de désespoir.
Récemment il y a eu un tourbillon d'activité autour de la Chine : la Secrétaire d'État Hillary Clinton et le Secrétaire du Trésor Timothy Geithner, chacun avec une grande escorte, sont allés en Chine en visite de haut niveau, durant laquelle la couverture médiatique aux États-Unis a été dominée par des reportages sur un militant chinois aveugle qui était assigné à résidence, de laquelle il s'était échappé et réfugié à l'ambassade américaine, et qui a finalement été autorisé à quitter le pays et à venir aux États-Unis. Quasiment personne en Chine ne sait qui est cette personne, et la réaction officielle chinoise aux demandes pour sa libération était, à peu près : D'accodac. (Le fait que Hillary semble avoir abandonné le port de maquillage était aussi considéré comme méritant de faire l'actualité.)
Pourquoi un si puissant écran de fumée ? Que cachaient-ils ? Et bien, une paire de choses intéressantes. Premièrement, il s'avère que la Chine peut à présent monétiser la dette américaine directement. C'est vrai, la capacité d'imprimer de la monnaie américaine est à présent répartie entre les États-Unis et la Chine. Il y a une ligne privée spéciale entre Pékin et le trésor américain, et la Chine peut acheter des bons du Trésor sans passer par aucun mécanisme de marché ni rendre le prix public9. Deuxièmement, la Chine peut maintenant acheter directement des banques américaines10. Au bon vieux temps, les tentatives par des puissances étrangères d'utiliser les bons du trésor pour acheter des participations dans des sociétés américaines étaient considérées comme apparentée à un acte de guerre ; maintenant, plus tellement. Simplement, Hillary et Timmy sont allés en Chine et ont dit : Prenez notre système financier, s'il vous plaît ! Ce qu'ils ont obtenu est l'équivalent financier de la pompe de morphine sous-cutanée : une truc que l'on donne aux patients cancéreux au stade terminal, pour contrôler continuellement la douleur. Mais si elle s'épuisait avant que le patient n'expire ? Ça ferait mal, n'est-ce pas ?
Les États-Unis saignent de l'argent d'autres manières : de riches particuliers partent à l'étranger et renoncent à leur nationalité américaine en nombre croissant, comme autant de rats fuyant un navire en train de sombrer. Un exemple célèbre est Eduardo Saverin, l'un des fondateurs de Facebook, qui a renoncé à sa nationalité américaine avant le ridicule fiasco qu'a été l'introduction en bourse de Facebook. Le Congrès est occupé à ébaucher une loi pour empêcher ce genre de chose de se produire, ou au moins pour en faire un énorme scoubidou d'un point de vue fiscal. Il y a aussi une disposition en préparation pour confisquer le passeport des gens si le fisc décide qu'ils doivent plus de cinquante mille dollars. Quelqu'un devrait faire quelque chose ! Ce n'est pas possible de renoncer à sa nationalité et d'acheter les votes du Congrès en même temps ? Ça devrait... En tout cas, nous pouvons être sûrs que ce qui est encore une dégoulinure va se transformer en inondation. C'est ce que j'ai vu en Russie après l'effondrement soviétique : l'ancienne élite soviétique a perdu toute confiance dans le système et a essayé de se saisir d'un morceau et de s'enfuir avec. Ce comportement continue jusqu'à présent : une fois qu'une chose s'effondre, elle tend a rester effondrée longtemps.
Et pourquoi ne voudriez-vous pas fuir comme un rat, si vous vous trouviez être l'un des nombreux millionnaires temporaires qui ont fait fortune dans l'économie américaine et ne souhaitent pas la perdre ? Le système financier américain est cassé, et à présent il est clair qu'il ne sera pas réparé. Par exemple : Jon Corzine, ancien sénateur, ancien gouverneur du New Jersey, ancien directeur de MF Global, a fait de mauvais paris, puis a puisé dans les comptes de ses clients pour couvrir ses pertes. Est-il en prison ? Non, il est toujours en liberté et n'a rien à craindre. De plus, il est en bonne position sur la liste des donateurs de campagne d'Obama. J.P. Morgan vient d'annoncer un déficit de deux milliards de dollars (en fait plutôt huit milliards de dollars). Y fera-t-on quelque chose ? Bien sur que non ! J.P. Morgan a une fière et longue histoire de mauvaise gestion du risque, que ce soit en utilisant des modèles mathématiques absurdes (valeur sous risque), ou en laissant des opérateurs avec des surnoms comme la Baleine décider spontanément qu'ils sont Dieu et se retrouver énormément à découvert. Puisque tout ceci a été fait avec des fonds soutenus par le contribuable (comme d'autres grandes banques américaines, J.P. Morgan est sous perfusion gouvernementale) il a été discuté si la Baleine se couvrait, misait ou pariait (avec des fonds publics). Mais personne ne sait même plus la différence, et l'on peut être sûr que personne n'ira en prison pour cela non plus.
Et cela nous amène au système politique. Les politiciens sont-ils même vaguement désireux de réformer le système financier ? Non, ils en ont trop peur. La loi de réforme financière, telle qu'elle est, a été esquissée par les compagnies financières elles-mêmes et par leurs lobbyistes. Les politiciens craindraient de s'en approcher, de peur de mettre en danger leurs contributions de campagnes électorales. Aussi longtemps que les fonds de campagnes sont versés dans leurs coffres, et aussi longtemps qu'aucun de leurs amis banquier ne va en prison, ils resteront indifférents à la finance. Ce sur quoi ils sont de plus en plus paranoïaques est leur propre sécurité physique. Les deux partis ont montré à répétition un niveau indécent de consensus quand il s'est agit de faire passer des lois pour compromettre les libertés civiles, pour accroître le contrôle social et la surveillance, et pour retirer leurs droits aux citoyens. Le budget 2013 de la sécurité nationale promet de dépasser mille milliards de dollars. À nouveau, le parallèle avec l'Union soviétique avant et après l'effondrement est frappant : le système politique là-bas aussi était irréformable, vidé, et utilisé pour son avantage personnel, comme service privé pour les riches et les puissants. Des criminels, tels que Boris Berezovsky, ont brigué des mandats publics simplement pour obtenir l'immunité judiciaire qui allait avec. Ce modèle continue jusqu'à ce jour, particulièrement en Ukraine : perdez une élection, allez en prison. Soyez réélu et vous pourrez utiliser les électeurs qui n'ont pas voté pour vous comme cible d'entraînement. Une fois qu'un système politique s'effondre, tout le monde nie vigoureusement qu'il s'est effondré, mais ensuite il tend à rester effondré pendant longtemps.
Ce qui tend à changer soudainement est le commerce. Si l'on a assez de magouilles financières et politiques, de corruption à haut niveau et d'état de droit tombant le long du chemin, la vie quotidienne continue tout comme avant pendant un moment — jusqu'à ce qu'elle s'arrête soudainement. À Saint-Pétersbourg, en Russie, la différence entre l'été 1989 et l'été 1990 était tout à fait frappante, parce qu'à l'été 1990 le commerce s'est arrêté. Il y avait des rayons vides dans les magasins, dont bon nombre étaient fermés. Les gens refusaient d'accepter l'argent en paiement. Les importations se tarissaient, et la seule façon de se procurer des articles recherchés comme le shampoing était de les obtenir par quelqu'un qui avait voyagé à l'étranger, en échange de bijoux ou d'autres articles de valeur. Et cela c'est produit en dépit du fait que l'Union soviétique avait un business plan dans l'ensemble meilleur, qui était : Vendons du pétrole et du gaz, achetons tout. Tandis que le business plan des États-Unis revient à : Imprimons de l'argent, utilisons-le pour acheter tout. (La plupart des biens de consommation, plus trois quarts du pétrole utilisé pour les véhiculer et tout le reste autour.)
Le pétrole importé est, bien sûr, le talon d'Achille du commerce américain. L'économie américaine a été construite autour du principe que les coûts de transport sont sans importance. Tout voyage sur de longues distances tout le temps, principalement sur route, alimenté par de l'essence ou du diesel : les gens font la navette pour travailler, conduisent pour aller en course, font le taxi pour emmener et ramener leurs enfants de leurs activités. Les marchandises vont jusqu'aux magasins en camion, et le produit final de toute cette activité — les ordures — est camionné sur de longues distances également. Tous ces coûts de transport ne sont plus négligeables ; ils sont plutôt en train de devenir rapidement une contrainte majeure de l'activité économique. Le cycle récurrent de ces dernières années est une flambée du prix du pétrole, suivie d'un autre tour de récession. On pourrait penser que ce cycle peut continuer à l'infini, mais on ne ferait alors qu'extrapoler. Surtout, il y a une raison de penser que ce cycle va s'arrêter soudainement.
C'est une sorte de propriété générale des choses qu'elles se construisent lentement et s'effondrent rapidement. Les exemples de cette sorte abondent (bâtiments, ponts, digues, empires militaires, économies, supernovas...). Les contre-exemples — des choses qui apparaissent soudainement puis déclinent lentement — sont plus durs à trouver (les champignons et les concombres viennent à l'esprit, mais ce sont des manifestations d'un processus associé de croissance lente et d'effondrement soudain, l'effondrement se produisant normalement juste après la première gelée). Il y a quelques temps il m'est apparu que la courbe en cloche symétrique qui est communément utilisée pour modéliser l'épuisement pétrolier mondial — connue sous le nom de courbe de Hubbert de la théorie du pic pétrolier — devrait en fait être de travers, comme presque tout le reste, mais il me manquait les mathématiques pour illustrer ce point.
Finalement le professeur Ugo Bardi a réussi avec un modèle merveilleusement simple et clair, qu'il a appelé l'effet Sénèque. Contrairement à d'autres modèles, tels que le modèle original de Halte à la croissance ? qui, bien que validé, est trop complexe pour être compris de la plupart des gens en une séance, l'effet Sénèque est la simplicité même. Ce modèle inclut deux éléments : une base de ressources et une économie. La vitesse d'exploitation de la base de ressources est proportionnelle à la fois à la taille de la base de ressources et à la taille de l'économie. Aussi, l'économie décline à une vitesse proportionnelle à sa taille. Réglons les conditions initiales, lançons la simulation, et nous obtenons une courbe en cloche symétrique. Maintenant, ajoutons un troisième élément, qui peut être nommé diversement bureaucratie, pollution ou frais généraux : toutes les exigences inéluctables ou les effets secondaires inévitables d'une économie. Cet élément ne contribue pas à la vitesse à laquelle la base de ressources est exploitée. Il décline aussi à une vitesse proportionnelle à sa taille. Détournons une partie du flux de ressources vers cet élément, lançons le modèle, et voici surgir une courbe asymétrique, montant lentement, tombant rapidement : la falaise de Sénèque. Plus la fraction détournée est grande, plus la courbe est asymétrique.
La falaise de Sénèque
Il y a un problème avec ce modèle : nous ne savons pas vraiment quels éléments de l'économie sont productifs (en terme de contribution à la vitesse à laquelle la base de ressources est convertie en capital) et lesquels sont improductifs et tombent dans la catégorie bureaucratie/pollution/frais généraux. Quand nous regardons le monde, nous voyons la somme des deux et nous ne pouvons les distinguer. Avec ce détail dissimulé à la vue, l'effondrement devient difficile à voir dans l'ensemble : les gens peuvent être affamés, mais il y a aussi beaucoup de bureaucrates gras se taillant, se rôtissant et se mangeant leurs amples fessiers les uns les autres, alors tout cela se moyenne pendant encore un moment. Mais on peut toujours distinguer en se basant sur le fait que certaines choses cessent simplement de se produire. La progression à surveiller est : les choses grossissent et grossissent, et soudainement elles s'arrêtent.
Un problème associé est que la fraction des ressources allant dans bureaucratie/pollution/frais généraux commence généralement en étant raisonnable (un quart ou un tiers environ) mais plus l'économie se rapproche de l'effondrement, plus cette fraction augmente. On peut observer cela aux États-Unis : de plus en plus de ressources sont allouées aux sauvetages financiers, aux projets bidons de relance économique et à la sécurité nationale ; de plus en plus de pollution (et ses coûts associés) due aux déversements pétroliers en mer et au développement de ressources énergétiques marginales sales, telles que les hydrocarbures de schiste et les sables bitumineux. Tandis que la partie productive de l'économie commence à lâcher, les bureaucrates se désespèrent mais, étant des bureaucrates, tout ce qu'ils peuvent faire est d'augmenter indéfiniment la charge bureaucratique, accélérant la glissade descendante. La plupart des gens ont entendu parlé de la glasnost et de la perestroïka de Gorbatchev, mais il y a eu une troisième initiative, l'accélération (uskorenie) : la tentative, vouée à l'échec, de faire mieux fonctionner l'économie soviétique moribonde. Ça l'a plutôt mise en état de choc.
Les choses grossissent et grossissent, puis s'arrêtent soudainement. Regardons l'exemple du commerce de détail américain. Autrefois, il y avait une industrie locale qui vendait des produits dans de petits magasins. En quelques décennies, l'industrie a déménagé dans d'autres pays, principalement la Chine, et les petits magasins ont été évincés par les grands magasins, puis par les centres commerciaux, culminants avec Walmart, qui pratique le commerce sur brûlis : comme la plupart de ce qu'il vend est importé, il vide d'argent l'économie locale, puis il est forcé de fermer, laissant la dévastation dans son sillage. Walmart se développe à présent en Chine, ayant finalement réalisé que vendre des trucs à un pays qui n'en fabrique pas ne marche pas, une fois que ce pays est à sec d'argent. Dans les endroits où le commerce de détail a cessé d'exister, le recours restant est les achats sur l'internet, grâce à UPS et FedEx. Et une fois que les services d'UPS et FedEx sont devenus inabordables à cause de l'augmentation des prix de l'énergie ou indisponible à cause de routes et de ponts non entretenus et infranchissables, l'accès local aux marchandises importés est perdu.
Pareillement, avec les banques américaines. Autrefois il y avait des petites banques de quartier qui prenaient les économies des gens et les prêtaient aux particuliers et aux entreprises, aidant la croissance économique locale. En quelques décennies, ces petites banques de quartier ont été remplacées par quelques énormes méga-banques, qui, après 2008, sont devenues effectivement la propriété du gouvernement. Une fois que les méga-banques ferment leurs branches locales, l'accès à l'argent est perdu.
Pareillement, avec le transport global. Autrefois il y avait de nombreux petits navires, appelés tramps, qui étaient chargés et déchargés par des débardeurs dans les ports locaux, en utilisant des palans et des filets de charge. Puis le transport est devenu conteneurisé, et déplacer du chargement a nécessité un port pour conteneurs. Puis les navires porte-conteneurs sont devenus démesurément énormes. Puis, tandis que les prix du pétrole montaient, ils ont dû recourir au slow steaming en retirant des pistons de leurs moteurs et en allant plus lentement que les voiliers de jadis. Au lieu de faire du commerce de porte-à-porte ces porte-conteneurs géants peuvent seulement opérer dans des réseaux en étoile dont les branches sont fournies par des trains quelque peu moins énergétiquement efficients et par du camionnage sur longue distance beaucoup moins énergétiquement efficient. Ces navires sont maintenant à la limite de la vitesse réduite. La prochaine étape est, évidemment, pas de vitesse du tout.
Similairement, avec la médecine. Autrefois il y avait des médecins de famille — des praticiens généralistes qui faisaient des visites à domicile, et des cliniques de quartier. Finalement celles-ci ont été remplacées par des méga-hopitaux et des centres médicaux géants employant des spécialistes, qui, avec le temps, sont devenus inabordables pour la population générale. Les États-Unis dépensent actuellement plus de dix-sept pour cent de leur produit intérieur brut dans la santé — un montant qui est exorbitant et insoutenable. Une fois que ces dépenses seront réduites, nombre des méga-hôpitaux seront obligés de fermer. La population aura encore accès, pour un temps, à WebMD24 et aux médicaments vendus par correspondance, et, en cas de maladie sérieuse ou d'urgence, l'évacuation médicale restera une option pour ceux qui pourront se l'offrir.
L'état des infrastructures de communication aux États-Unis est un cas particulièrement intéressant. Les États-Unis sont maintenant derrière la plupart des pays développés pour l'accès à l'internet. Beaucoup de gens dans les régions rurales des États-Unis doivent dépendre de leur téléphone mobile pour l'accès à l'internet, mettant les États-Unis à égalité avec des pays tels que le Cambodge, le Vietnam, l'Indonésie et les Philippines. Cependant, les services de téléphonie mobile sont bien plus chers aux États-Unis que dans n'importe lequel de ces pays. Étant donné que la plupart des produits et des services sont maintenant disponibles principalement par l'internet, et que l'internet nécessite une alimentation continuelle en électricité, l'état du réseau électrique aux États-Unis offre un cas encore plus intéressant. C'est un réseau sévèrement surchargé, fait de lignes électriques et de postes de transformateurs vieillissants, certains datant des années 1950.
Il y a plus de cent réacteurs nucléaires, qui deviennent vieux et dangereux, mais leur vie opérationnelle est en train d'être artificiellement étendue par certification. Il n'y a pas de plans, et pas d'argent, pour les démanteler et pour séquestrer les déchets à haut niveau radioactif dans un lieu souterrain géologiquement stable. Si elles étaient privées à la fois de l'électricité du réseau et de carburant diesel pendant un long intervalle de temps, ces centrales fondraient, à la Fukushima Daiichi25. Il vaut d'être mentionné qu'un désastre nucléaire, tel que Tchernobyl, est un ingrédient particulièrement capable de précipiter un effondrement politique. Puisque ce qui empêche une série de tels désastres de se produire est le réseau électrique, suivi du diesel, examinons chacun tour à tour.
Les coupures de courant ont augmenté abruptement au cours de la dernière décennie.
En ce qui concerne le réseau électrique, on a récemment constaté que l'incidence des coupures d'électricité majeures doublait chaque année. Oui, nous commettons l'erreur inductive en extrapolant simplement cette tendance dans l'avenir, mais, étant donné ce qui est en jeu, n'oserions-nous pas extrapoler ? Au minimum, nous devrions entendre une très bonne raison de ne pas le faire. L'incidence des coupures d'électricité majeures ne peut doubler qu'un certain nombre de fois avant qu'il soit temps de distribuer les tablettes d'iodure de potassium et que le prix des perruques explose.
À moins, bien sûr, que les générateurs diesel puissent être maintenus en fonctionnement pendant les quinze ou vingt ans qu'il faudrait pour arrêter, retirer le combustible et décommissioner tous les réacteurs nucléaires et vider les piscines de stockage des déchets. Les pays auxquels manquent un réseau électrique fiable ont tendance à dépendre des générateurs diesel. Il y a actuellement beaucoup de pression sur les réserves de diesel, particulièrement depuis que le Japon à suspendu la totalité de sa capacité de production nucléaire à la suite du désastre de Fukushima Daiichi, avec des prix du diesel élevé et des pénuries ponctuelles dans de nombreux pays. Observant l'incidence croissante des coupures de courant et des flambées des prix, de nombreuses sociétés aux États-Unis ont installé des générateurs diesel d'urgence, et découvrent maintenant qu'elles les font fonctionner même quand le réseau électrique est disponible, à chaque fois que la compagnie d'électricité le leur demande.
Peu de choses continuent de fonctionner aux États-Unis une fois que le réseau électrique est en panne. Plus tôt cette année, un quartier central de Boston où je travaillais alors (Back Bay) a été plongé dans l'obscurité à cause d'une incendie de transformateur. Pendant presque une semaine entière tous les commerces du coin ont été fermées. Sans électricité, il n'y a ni chaleur ni eau chaude ; il n'y a pas d'eau courante ou, plus effrayant, plus d'évacuation des eaux usées ; il n'y a plus d'air conditionné (ce qui est fatal, par coup de chaleur, dans des endroits comme Atlanta, en Géorgie, qui ont souvent cent pour cent d'humidité couplé avec des températures estivales ambiantes au dessus de la température du corps). Les systèmes de sécurité et les systèmes de paiement cessent de fonctionner. Les téléphones mobiles et les ordinateurs portables ne peuvent être rechargés. Les tunnels autoroutiers et le métro son inondés et les ponts ne s'ouvrent pas pour laisser passer le trafic maritime — tel que les barges chargées de diesel. Pouvons-nous être sûr que le diesel continuera d'être fourni à toutes les centrales nucléaires actives alors même que tout le reste s'écroule ?
C'est habituellement le moment de mes conférences où quelqu'un dans le public intervient pour dire : Noir c'est noir, il n'y a plus d'espoir, n'est-ce pas ? À quoi je réponds : Pour vous peut-être, si vous n'avez pas d'autre plan que d'attendre que tout s'arrange d'une façon ou d'une autre magiquement tout seul. Vous voyez, construire quelque chose qui fonctionne demande beaucoup de temps et d'efforts. Les choses cessent de fonctionner précipitamment, mais fabriquer un remplacement demande du temps, des ressources, et, le plus important, de la stabilité. Cela ne peut être fait que par anticipation, et le faire demande de la pratique (par quoi j'entends : apprendre de ses propres et nombreuses erreurs). Si vous attendez jusqu'à ce dernier moment quand, dans un spasme d'horreur, vous vous direz soudainement : Oh, merde ! Dmitry avait raison !, alors en effet Noir et C'est Noir seront vos charmants nouveaux camarades de chambrée. Mais si vous commencez votre effondrement tôt et que vous vous en débarrassez rapidement, alors vos chances d'y survivre excéderont très probablement zéro.
Et donc, veuillez ne pas me demander Quand ? — faites votre propre réflexion ! Je vous ai donné les outils pour aboutir à vos propres conclusions, sur la base desquelles vous pouvez être capable de commencer votre effondrement tôt et vous en débarrasser rapidement •
Traduit et reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur. Les notes en marge sont du traducteur.
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