10 février 2014

L'expérience du Minnesota (3/3)

Daniel Peacock suggéra que leur persévérance comportait un élément religieux : "...l'expérience devint en quelque sorte notre religion. Et nous gardions la foi. Et c'était un fichu gros boulot. Je pense donc être honnête en disant que pendant cette année-là l'expérience fut presque notre religion. C'est ce à quoi nous nous étions engagés." Marshall Sutton a découvert par le stress un certain genre de discipline, ce qui l'a aidé à traverser l'expérience : "J'ai travaillé à garder une discipline quotidienne de lecture et à simplement rester assis en silence et cela correspondait à mon état d'être." Max Kampleman et Roscoe Hinkle suggéraient que les cours relativement intensifs suivis à l'université leur ont fourni une distraction qui a facilité leur implication. Dan Miller fut plus succinct : "Bon sang, c'était le pouvoir de la volonté ! N'essayez pas de vous imaginer autre chose".

La période de réhabilitation de 3 mois commença fin juillet 1945 et se poursuivit jusqu'au 20 octobre. Avec l'armistice en Europe le 8 mai 1945 [en anglais, on l'appelle "VE day" = Victory in Europe day", jour de la victoire en Europe] et la reddition japonaise le 14 août 1945, les résultats de l'expérience devenaient de plus en plus pertinents. Plusieurs hommes, comme Earl Heckman, étaient déçus que les résultats ne soient pas disponibles dans les temps : "Nous avions espéré avoir un effet sur la situation de la famine dans le monde à la suite de la guerre...[mais] l'expérience a un peu tardé." Bien que la monographie complète n'ait été éditée qu'en 1950, Keys a publié les premiers résultats relatifs aux régimes de réadaptation les plus efficaces avant que l'expérience ne soit totalement finie. Lors d'une conférence à Chicago en 1945, Keys précisait : suffisamment d'aliments sont à apporter pour permettre aux tissus détruits pendant la privation de se reconstruire...nos expériences ont montré que chez un homme adulte aucune réadaptation notable ne peut se produire avec un régime à 2000 calories par jour. Le niveau correct est plus proche de 4000 par jour pendant des mois. Les caractéristiques du régime de réadaptation sont également importants, mais à moins d'avoir des calories en abondance, une supplémentation en protéines, vitamines et minéraux n'a que peu de valeur.

Keys insistait aussi sur l'effet dramatique que la privation avait sur l'attitude mentale et la personnalité, et soutenait que la démocratie et la construction d'une nation n'étaient pas possibles avec une population qui n'avait pas accès à une alimentation suffisante. Des informations sur l'expérience furent partagées avec diverses organisations nationales et internationales et avec l'armée pendant qu'ils travaillaient à développer un plan d'aide d'après-guerre.

Pour certains, la période de réadaptation se révéla comme la partie la plus difficile de l'expérience. Il y en eut de nombreux surpris de perdre au début encore du poids après avoir reçu un petit supplément de nourriture, résultat de l'évacuation du liquide d’œdème en excès. Charles Smith se souvenait être descendu à 45 kg, une différence de 22,7 kg par rapport à son poids au début de la période de sous-alimentation. Bien qu'Harold Blickenstaff soit resté légèrement au-dessus de 45,3 kg, il parlait de lui comme d'un "gringalet de 40 kg". William Anderson racontait que de plusieurs façons la réadaptation "n'était pas meilleure" que la période sous-alimentation, en partie parce qu'il n'y avait pas de soulagement de la sensation de faim. Roscoe Hinkle remarquait que la période de réadaptation "...s'avérait être pire pour moi que quoi que ce soit d'autre...j'avais des problèmes parce que je ne sentais pas vraiment que je récupérais". Au début, le groupe le plus faible en énergie reçut 2200 calories, seulement 400 calories environ de plus que pendant la sous-alimentation, mais Keys finit par augmenter ce chiffre quand les hommes ne montraient plus de signes d'amélioration. Les hommes rapportaient que la diminution des vertiges, de l'apathie et de la léthargie était les premiers signes de récupération, mais que les sensations de fatigue, de perte de libido et de faiblesse étaient lents à s'améliorer. Robert McCullagh notait qu'il pouvait dire avoir commencé à récupérer quand son sens de l'humour revint enfin.


Le tapis de marche

Aucun des hommes ne se souvient avoir reçu des instructions détaillées sur un régime recommandé ou des activités après qu'ils soient partis et tous furent d'accord pour dire qu'ils n'étaient pas "revenus à la normale" au bout des 3 mois de réadaptation. Bien qu'ils aient été avertis de faire attention à ne pas se suralimenter le jour 1, ils étaient libres de manger ce qu'ils voulaient. Henry Scholberg se souvient avoir été emmené à l'hôpital pour un lavage d'estomac parce qu'il avait "juste exagéré". Harold Blickenstaff fut malade dans le bus en revenant de l'un des repas du jour 1 ; il pensait qu'il "ne pouvait simplement pas satisfaire ses envies de nourriture en remplissant son estomac." De nombreux autres racontaient avoir mangé excessivement après avoir quitté le Minnesota ; Jasper Garner le décrivait comme un "trou d'un an" qui avait besoin d'être comblé. De nombreux autres, comme Roscoe Hinkle, prirent beaucoup de poids : "Eh bien j'ai pris du poids. Bon, c'était de la graisse superflue. Vous n'avez pas encore de muscle. Et faire revenir le muscle, ce n'est pas de la rigolade". Les estimations de durée pour une récupération complète allaient de 2 mois à 2 ans, mais aucun des hommes n'a pensé avoir eu d'effets négatifs à long terme sur sa santé. Il a été suggéré que Lester Glick avaient exprimé un ressentiment pour avoir développé une tuberculose à la fin de la période de réadaptation, mais sa notice nécrologique en 2003 indiquait : "Durant la seconde guerre mondiale il se trouvait en service alternatif pour les objecteurs de conscience...il a servi de sujet pour la révolutionnaire expérience de privation de l'université du Minnesota".



Les données de 32 participants sur 36 furent finalement inclues dans l'ultime mouture de la monographie et les tableaux. Deux volontaires ont arrêté le régime et furent exclus de l'expérience ; un autre s'arrêta dans divers magasins pour des crèmes glacées et des milkshakes, vola et mangea plus tard plusieurs rutabagas crus et un dernier consomma d'énormes quantités de gomme et admit avoir mangé des déchets alimentaires récupérés dans les poubelles. Ils souffrirent tous deux de détresse psychologique sévère pendant la période de sous-alimentation, entraînant de brefs séjours dans le service psychiatrique de l'hôpital universitaire. Un autre participant arrêta le régime et souffrit plus tard de complications urologiques qui empêchèrent d'inclure ses données, mais on lui demanda de rester et d'aider en cuisine. Au départ les participants étaient autorisés à mâcher des gommes, mais certains hommes commencèrent à en mâcher jusqu'à 40 paquets. L'un des participants fut exclu plus tard parce que sa courbe de perte de poids n'était pas en rapport avec la quantité de nourriture ingérée et sa dépense d'énergie et il y eut des inquiétudes soulevées par un abus de chewing-gum.

Quand on leur demanda de réfléchir à la manière dont on leur avait expliqué l'expérience et comment ils furent traités tout du long, plusieurs soulignèrent que l'information en vue du recrutement et les descriptions fournies par les scientifiques pendant les entretiens de sélection insistaient sur la difficulté de la tentative proposée. Max Kampelman disait : "Ils ont expliqué ce qui allait se passer. Ils n'ont rien caché. Ils ont expliqué qu'ils ne pouvaient pas me garantir l'absence d'effets secondaires permanents...Ils ne savaient pas ce qui se passerait. C'est ce qu'ils essayaient de découvrir...ils ont vraiment insisté sur les désagréments...que cela ne serait pas une tâche facile par la suite."

Presque tous ont parlé d'un sentiment de sécurité médicale pendant l'expérience. Robert McCullagh a noté, "Je savais qu'ils allaient garder un œil sur moi et que rien ne m'arriverait physiquement". Charles Smith se sentait en sécurité grâce à :"...de très hauts niveaux de responsabilité professionnelles...il n'y avait aucune menace physique sur une survie à long terme parce qu'on était entouré d'experts qui vous examinaient très sérieusement". Les hommes semblaient parfois désolés de leur sécurité médicale, voulant éclaircir la distinction entre leur faim et celle de ceux mourant de faim dans un environnement non surveillé. Samuel Legg conclut ce sujet ainsi : "La différence entre nous et les gens que nous essayons d'aider : ils avaient probablement moins de nourriture que nous. Nous étions privés dans les meilleures conditions médicales possibles. Et nous savions presque tous le jour exact où notre torture allait s'achever. Rien de cela n'était vrai pour les habitants de Belgique, des Pays-Bas et d'ailleurs."

Les participants se souvenaient du professionnalisme de Keys, avec son éternelle blouse blanche et son carnet à la main faisant la conversation avec nous. Les hommes étaient rassurés par sa présence et exprimaient qu'ils se sentaient en sécurité entre ses mains. Marshall Sutton commentait que l'université acceptait les objecteurs de conscience et le projet "parce que Ancel Keys les acceptait". Richard Mundy suggérait que peut-être Keys et l'équipe, voyant les effets physiques dramatiques de la privation, avaient plus d'inquiétudes éthiques sur l'expérience que les participants eux-mêmes : "Mme Keys disait que le Dr Keys traversait pendant l'expérience des moments terribles avec notre perte de poids et nos traits émaciés. Et il rentrait à la maison en disant, 'Que suis-je en train de faire à ces jeunes hommes ? Je n'avais pas imaginé que ce serait aussi difficile'." Le plus fort témoignage envers la supervision de Keys est le fait que les participants étaient d'accord que si les aiguilles de l'horloge remontaient le temps, ils prendraient de nouveau la même décision de participer, même après avoir expérimenté le sacrifice physique demandé. Bien que la plupart, comme Daniel Peacock, ajoutaient : "Maintenant souviens-toi, je le referai si j'ai de nouveau 24 ans !"


Ancel Keys au laboratoire

Après l'expérience du Minnesota, de nombreux participants continuèrent à suivre leurs convictions pacifistes. Sept des 18 interviewés participèrent à Heifers for Relief [mot à mot, des génisses pour aider], un programme qui envoyait des cargaisons de bétail vers l'Europe de l'après-guerre ; les hommes étaient responsables de l'entretien et du soin des animaux pendant les traversées de l'Atlantique. De 1948 à 1950, Harold Blickenstaff travailla avec une équipe de transport en Pologne pour apporter des matériaux de construction aux gens dont les maisons avaient été détruites pendant la guerre et il participa en bénévolat à des travaux dans des camps d'Europe. Samuel Legg travailla avec le comité de service des amis américains afin de recueillir des fonds pour envoyer de la nourriture en Allemagne et passa ensuite du temps en France et en Suisse à travailler sur divers projets Quaker. Marshall Sutton alla avec le même comité pour nourrir les réfugiés à Gaza au Moyen-Orient et fit presque toute sa carrière pour travailler et s'occuper de projets Quaker aux US. Robert McCullagh alla à Yale et ensuite dans les aumôneries de campus en Californie, dans le Dakota du sud et à Hawaï. Robert Willcock étudia à l'université de Chicago et travailla à l'université et dans les paroisses du Midwest. William Anderson fut ordonné pasteur méthodiste au Mozambique et passa presque trente ans à travailler en Afrique du sud, au Mozambique et au Kenya. Max Kampelman continua une carrière politique, dans le droit et la diplomatie. Il dirigea en 1974 les délégations américaines pour les négociations de Genève sur la réduction des armes nucléaires et de l'espace et la conférence de Madrid est-ouest sur les droits humains au début des années 80 et fut plus tard nommé vice-président de l'institut américain pour la paix. Bien d'autres participants devinrent de distingués enseignants et éducateurs. Malgré ces diverses réalisations, les hommes continuèrent à repenser à leur participation à l'expérience du Minnesota comme l'une des plus importantes et mémorables activités de leur vie. Wesley Miller rapportait, "elle a coloré l'expérience de toute ma vie...et fut l'une des choses les plus importantes que j'ai jamais accomplie... je suis fier du travail qu'a réalisé le SCP [service public aux civils] durant la guerre". Samuel Legg semblait parler au nom de tous les hommes quand il a conclu, "Je pense probable que presque tous nous sentons avoir accompli quelque chose de bien et sommes heureux de l'avoir fait, et cela nous aide à mieux vivre".

Source
Traduit par Hélios
Vu ici

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.