09 février 2014

L'expérience du Minnesota (2/3)

(...)
Le jour 1 de sous-alimentation, le 12 février 1945, les hommes s'assirent autour d'un repas qui comprenait un petit bol de semoule, deux tranches de pain, un plat de pommes de terre frites, une assiettée de gelée ("jello"), une petite portion de confiture et un petit verre de lait. Malgré le contenu nutritionnel précis des repas et les résultats individuels provenant de divers tests et analyses présentés scientifiquement en détails dans Biologie de la famine chez l'homme, les participants donnaient une image plus vivante de leur vie quotidienne durant l'expérience. Les hommes prenaient leur repas ensemble dans un réfectoire du campus. Deux repas étaient servis du lundi au samedi l'un à 8h et l'autre à 18h et le dimanche il y avait un repas légèrement plus riche qui était servi à 12h45. Au départ, l'équipe de football prenait aussi ses repas à la même heure, mais les autorités du campus annoncèrent ensuite un changement de programme pour que les joueurs ne fraternisent pas avec les objecteurs de conscience. Les participants étaient supposés perdre 1,100 kg par semaine pour atteindre la perte de poids de 25 % à la fin de leur période de sous-alimentation.

La quantité de nourriture que recevait chaque homme au repas dépendait de sa plus ou moins bonne progression vers son but hebdomadaire. En général, la réduction ou l'augmentation se faisait par l'intermédiaire des tranches de pain. Daniel Peacock se souvenait qu'il y avait des manifestations émotives importantes à la cafétéria quand un des hommes recevait ne serait-ce qu'un tout petit morceau de pain en plus : "Nous étions en rang sur une ligne quand on nous distribuait la nourriture et si le gars devant vous recevait 5 tranches de pain, c'était plutôt difficile de l'ignorer. Et si on ne vous en donnait que trois, cela devenait épineux". Il parlait aussi de l'anxiété du vendredi soir quand on affichait les rations de la semaine suivante :"...chaque vendredi en fin de journée...ils affichaient une liste avec tous les noms et la ration correspondante de la semaine à venir...les calories...soit moins soit plus...il y en avait certains...qui partaient voir un film. En d'autres mots nous retardions le moment d'aller voir cette liste ; nous redoutions d'aller voir cette liste par peur que notre ration soit réduite...il y avait de grandes chances que ce serait de mauvaises nouvelles parce que nous étions supposés maigrir."

Les hommes dormaient dans une grande pièce de style dortoir sur deux rangées de lits séparées par une allée centrale. Daniel Peacock décrivait le manque d'intimité et expliquait comment on gardait l'ambiance de l'expérience :" Les douches étaient toutes alignées sur un seul rang. Pas de séparations. Et même les toilettes n'avaient pas de porte. Il n'y avait d'intimité nulle part... et d'une certaine manière c'était aussi bien parce que participer en tant que cobaye voulait dire que chaque partie du corps allait être observée, touchée et palpée d'une manière ou d'une autre, à un moment ou à un autre, pour une raison ou pour une autre."

Après l'arrêt de l'un des participants au régime et son exclusion de l'expérimentation, un système en binôme fut mis en place, exigeant que les hommes marchent par deux quand ils se trouvaient en dehors du laboratoire. Jasper Garner apprécia le système en binôme pour des raisons pratiques, car ils devenaient de plus en plus faibles de jour en jour :"...avant le système en binôme, j'allais dans un magasin de Dayton. Il est équipé d'une porte tournante. Je n'arrivais pas à la pousser. Je me retrouvais coincé. Il fallait que j'attende que quelqu'un passe par là. Et à la bibliothèque, les portes, vous savez, elles sont imposantes et je ne pouvais les pousser. Je devais attendre que quelqu'un...me fasse entrer."

Presque tous les hommes se souvenaient des marches qu'ils faisaient avec leurs copains pour accomplir comme prévu leur 35 kilomètres hebdomadaires. Bien qu'ils aient la possibilité de la faire en intérieur sur le tapis de marche, la plupart préférait arpenter les rives du Mississippi. Jasper Garner se rappelait sa stratégie spéciale pour respecter les exigences :"Roscoe Hinkle et moi avons imaginé de faire une marche de 17 km tous les dimanches soir et nous avions ainsi la moitié de notre marche qui était faite et le reste de la semaine ne posait aucun problème. Par rapport à d'autres qui devaient d'un coup marcher le samedi soir sur le tapis de marche pour garder la cadence."

La sous-alimentation progressant, l'enthousiasme des participants déclina ; les hommes devenaient de plus en plus irritables et impatients envers les autres et commençaient à souffrir du puissant effet physique d'une réduction de nourriture. Carlyle Frederick se souvenait "...je remarquais ce qui n'allait pas avec les autres, même mes meilleurs amis. Leurs manies devenaient toute une affaire... de petites choses qui ne m'ennuyaient pas avant me faisaient après sortir de mes gonds." Marshall Sutton a noté,"...si nous devions attendre en rang nous étions impatients...et nous étions parfois perturbés par les habitudes alimentaires des autres...je me souviens d'être allé trouvé un ami un soir pour m'excuser en lui disant, 'Oh j'ai été insupportable aujourd'hui et tu sais, allons nous coucher avec d'autres pensées en tête'. Nous devenions, dans un sens, plus introvertis et nous avions moins d'énergie. Je connaissais l'emplacement de tous les ascenseurs du bâtiment". Les hommes rapportaient une moindre tolérance au froid et demandaient des couvertures supplémentaires même en plein été. Ils avaient des vertiges, une extrême fatigue, des douleurs musculaires, une perte de cheveux, une diminution de la coordination et des bourdonnements d'oreille. Plusieurs durent abandonner leurs cours à l'université parce qu'ils n'avaient tout simplement plus l'énergie ou la motivation pour y assister et se concentrer.

La nourriture devint une obsession pour les participants. Robert Willoughby se rappelait des méthodes souvent compliquées qu'imaginaient les hommes pour manger le peu de nourriture qu'on leur donnait :"...manger devenait un rituel...certains diluaient leurs aliments avec de l'eau pour que cela paraisse plus volumineux. D'autres ne prenaient qu'une petite bouchée et la gardait longtemps dans la bouche pour la savourer. Manger prenait donc beaucoup de temps." Carlyle Frederick fut l'un de ceux qui fit collection de livres de recettes de cuisine ; il en aurait possédé presque une centaine à la fin de l'expérience. Harold Blickenstaff se souvenait de la frustration créée en pensant constamment à la nourriture : "Je ne sais pas si dans ma vie il y a eu beaucoup d'autres choses que j'ai eu autant hâte de surmonter que cette expérience. Et ce n'était pas tant l'inconfort physique, mais parce que cela faisait de la nourriture la chose la plus importante dans la vie...la nourriture devenait le seul et unique point central de la vie. Et la vie manque franchement d'intérêt s'il n'y a que cela. Je veux dire, si on allait voir un film, on n'était pas particulièrement intéressés par les scènes d'amour, mais on remarquait à chaque fois quand ils mangeaient et ce qu'ils mangeaient.

Plusieurs hommes, comme Max Kampelman, furent d'accord que presque immédiatement après le démarrage de la sous-alimentation, tout l'intérêt pour les femmes et la romance se perdit : "Je peux vous dire que la libido disparaissait. Plus rien." Samuel Legg s'est souvenu que le moment le plus poignant pour lui de l'expérience fut relatif à une réaction émotionnelle causée par l'augmentation de sa faiblesse physique et son épuisement : "Je marchais...avec mon copain...nous étions en pleine période de sous-alimentation et nous étions fatigués...nous étions à chercher une petite rue quand nous arrivâmes à un carrefour..nous n'aurions donc pas à monter la marche pour passer de la route au trottoir... et donc nous avons marché un certain temps dans le caniveau pour chercher la rue. Nous étions fatigués et faibles. Et nous nous tenions donc à l'angle à chercher un lampadaire pour nous guider et un gamin est passé à vélo, et il pédalait dur...et je l'ai regardé et j'ai dit, 'Ouah, regarde ce gars. Il file à toute vitesse'. Et je me suis dit ensuite, 'Je sais où il va. Il rentre chez lui dîner. Et moi non.' Et ensuite pendant un très bref, j'espère que cela a été bref, instant...j'ai tout d'un coup haï ce garçon...Je déteste d'avoir à le dire, parce que ce n'est pas dans mes habitudes. Mais je me souviens...avec...horreur que j'ai été capable de ressentir ce genre de chose si profondément irrationnelle, mais ce fut le cas. Et quand vous me demandez une expérience qui me revient à l'esprit ; je me souviens sûrement de celle-là. Ce fut très éprouvant.

Les hommes devinrent plus voyants autour du campus en commençant à manifester des signes visibles de famine, visages et ventres creusés, côtes saillantes et jambes, chevilles et visages gonflés par l’œdème. D'autres problèmes comme de l'anémie, des déficits neurologiques et des changements de la peau devinrent apparents. Soudain, l'affaire atteignit des millions d'américains. Robert McCullagh se souvient :"Eh bien, il s'est passé un bon moment pendant lequel personne n'y a fait attention parce qu'ils ne savaient même pas qu'il y avait une expérience en cours. Mais cela s'est su quelque part...nous fûmes ensuite assiégés par la presse de Minneapolis et de St Paul. Elle voulait tout savoir de l'expérience. Et par la suite je pense qu'il y a eu un contact avec le magazine Life". L'édition du 30 juillet 1945 du magazine Life montrait un article intitulé "Des hommes meurent de faim dans le Minnesota", avec plusieurs photos frappantes des volontaires. Les journaux locaux commencèrent à suivre les progrès des "cobayes" humains en détaillant leur régression corporelle. Malgré l'attention croissante des médias, le dessein et l'exécution de l'expérience ne varièrent pas. Le St Paul Dispatch rapportait : "...Les hommes en régime de famine ont tellement perdu aussi bien physiquement que mentalement que leur ambition s'est évanouie, leur volonté d'avancer est partie et ils ne peuvent accomplir de gros travaux comme le jardinage, le travail à la mine, le travail en forêt, la conduite d'un véhicule et les nombreux autres types de travaux nécessaires à la reconstruction d'une Europe ravagée par la guerre". Le Minneapolis Star-Journal décrivait : "...l'un des hommes est passé près d'une boulangerie et a été si tenté par les odeurs sortant de l'endroit qu'il s'est précipité à l'intérieur et a acheté une douzaine de beignets. Il les a donné à des enfants dans la rue et a regardé avec délectation les enfants manger". Un article du The Christian Advocate fournissait des détails sur l'un des divers tests pratiqués : un petit tapis roulant peut être accéléré pour les tests d'épuisement. Il sert aussi à vérifier l'activité psycho-motrice pendant que les hommes marchent dessus. Par exemple, les hommes essaient de faire avancer un stylet dans un labyrinthe sans toucher les bords et un autre appareil enregistre leur temps de réaction à des signaux lumineux. Ils ont des tests de percussion pour déterminer la coordination musculaire. L'ataxiamètre mesure le balancement du corps ou le sens de l'équilibre. Un autre gadget – et entre parenthèses, plusieurs d'entre eux ont été inventés par les expérimentateurs ici dans le laboratoire – vont déterminer l'angle de vision.

Malgré les défis de la privation de nourriture, il existait une détermination parmi les hommes qui quelque part a entretenu leur conviction. Quand on leur a demandé s'ils avaient parfois envisagé d'abandonner, la réponse fut continuellement ferme et succincte : "Non". Harold Blickenstaff se rappelait : "J'ai simplement décidé que c'était ce que j'allais faire et donc j'allais le faire... et je dirai donc que passer devant une boulangerie était comme de passer devant une banque. Cela aurait pu être sympa d'aller y chercher à manger, mais c'était hors de question. Je ne me suis jamais posé la question si j'allais stopper le régime ou faire n'importe quoi d'autre.

Source
Traduit par Hélios
À suivre.
Vu ici

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.