19 janvier 2014

TED : nous nous sommes tant aimés

L'éveilleur, le site de veille de l'Université de Sherbrooke, se fait l'écho d'une conférence prononcée par Benjamin Bratton à l'occasion d'un événement TEDx organisé à San José (Californie) en décembre 2013, dans laquelle il critique précisément les conférences TED. Cette intervention est disponible sur YouTube et sa transcription écrite a été diffusée par The Guardian, ce qui a considérablement accru son audience.


Globalement, Bratton reproche aux conférences TED et à leurs organisateurs de manquer de rigueur intellectuelle, de se faire passer pour ce qu'elles ne sont pas : des confrérences de haut niveau scientifique, alors qu'il ne s'agit que d'infotainment, qui laisse penser que l'effort et la réflexion approfondie ne servent à rien.

Ceux qui apprécient ces conférences ont lancé une discussion sur le site de TED, dont les nombreux contributeurs avancent qu'il faut prendre les conférences TED comme une source parmi d'autres, des occasions de motivation, à travers des "histoires" formidablement bien racontées. C'est également ce qu'affirme Chris Anderson, toujours sur le Guardian, préférant souligner le rôle capital joué par les conférence TED pour faciliter le partage de la connaissance, même au prix de la simplification. Mais peut-on s'arrêter à cette position raisonnable et un peu courte ?

L'évangile selon Saint Techno

Avant l'intervention de Bratton, les critiques contre TED existaient déjà, même si elles étaient moins médiatisées.

Dans un article féroce et drôle publié en février 2012 sur le site d'information The Daily Beast, Kent Sepkowitz ironise sur le message principal des orateurs aux conférences TED : "Terriens ! Nous sommes là pour vous parler de l'avenir ! Nous savons tout à propos de l'avenir ! Nous y vivons et nous voulons vous dire tout ce que nous savons ! Nous sommes très importants pour l'avenir !" et sur la simplification extrême que subit toute pensée sophistiquée quand elle est passée à la moulinette des conférences TED, dans la grande tradition du show à l'américaine. En particulier, il pointe la propension américaine au raccourci, à la recette magique : "Le secret bien sûr, ce n'est pas l'acquisition de la maîtrise, mais l'acquisition du raccourci : laissons tous ces crétins transpirer, moi j'ai décroché un billet gratuit pour Easy Street !"

Quelques mois plus tard dans The Newstatesman, on pouvait lire un autre article critique sous la plume de Martin Robbins, journaliste scientifique et spécialiste des pseudosciences. Dans son article, Robbins souligne la dimension religieuse des conférences TED : nous sommes là pour vous indiquer la vérité et la voie. Les idées émises ne doivent pas être contestées, même quand elles sont fausses. La mise en scène, la manière de filmer et surtout le choix de l'audience, concourent à donner une dimension messianique aux conférences, dont les orateurs partagent une vérité révélée avec les heureux élus qui se comptent par millions, par le biais d'Internet.

TED vendu à la Sillicon Valley

En 2012 toujours, Nathan Jurgenson écrivait sur le site de réflexion indépendant The New Enquiry une charge sévère contre TED, touchant moins à sa propension à la simplification qu'au fait qu'à ses yeux, TED roule presque exclusivement pour les entreprises de la Sillicon Valley, qui l'utilisent pour transmettre leur vision du rôle des technologies dans le monde, pour leur plus grand profit. Les discours vont tous dans le même sens, et les idées sont toutes exprimées de la même façon, grâce à la lourde et écoeurante rhétorique à laquelle Internet nous a habitués : les technologies vont "changer le monde", les shows sont "inspirants", "magiques". Initialement ouvert à des points de vue et des domaines de spécialités variés, TED est désormais un efficace relai du capitalisme technologique américain et guère plus, selon Jurgenson.

Une marque galvaudée

Pourquoi la prestigieuse Harvard Business Review s'est-elle intéressée à son tour aux conférences TED, en avril 2013 ? Pour analyser la perte de contrôle de la marque TED au travers des événements TEDx qui se multiplient à travers le monde (130 pays participants actuellement). L'article de la HBR raporte qu'une conférence organisée dans le cadre d'un TEDx en 2010 a fait le buzz à partir de 2012, lorsque des bloggeurs scientifiques influents en ont démasqué toutes les incohérences et les failles. Selon Nilofer Merchant, auteur de l'article, l'entreprise TED (entreprise à but non lucratif disposant d'un budget annuel de 45 millions de dollars) a vu sa marque accroître sa valeur à travers l'usage qu'en a fait la communauté de ses utilisateurs et organisateurs d'événements TEDx. Mais les responsables de TED ne pratiquent aucune sélection dans cette communauté : tout le monde est donc autorisé à organiser un TEDx, quitte à y héberger des conférences qui ne sont pas à la hauteur... ou fortement critiques : n'oublions pas en effet que B. Bratton a prononcé sa conférence dans le cadre d'un TEDx !

La fin d'une ère ?

Les critiques à l'encontre de TED existent donc depuis plusieurs années. La question est alors de savoir pourquoi elles gagnent en visibilité maintenant. Sommes-nous fatigués du discours messianique enveloppant les technologies ? Avons-nous regardé trop de conférences TED, et encore plus de TEDx, dont certains ne nous ont pas apporté l'élan espéré ? De nouvelles formes d'accès à la créativité et à l'innovation sont-elles en train d'émerger, qui nous permettent non seulement d'assister, mais aussi de participer au changement ?

Les éducateurs n'oublieront pas que c'est TED qui a permis à nombre d'entre nous de découvrir des personnalités telles que Sugata Mitra, Ken Robinson, Bunker Roy ou Hans Rosling. Que grâce à TED, des éclats de philosophie, de sciences physiques, d'archéologie... ont illuminé nos journées.

Ils n'oublieront pas non de conserver leur sens critique, de le développer dans des espaces de confrontation et surtout, d'expérimentation. Une fois amorcée la pompe du désir d'agir, il faudra s'éloigner de TED -remonter ses manches et faire marcher sa tête.

Références :

TED : http://www.ted.com/

Dubé, Jean-Sébastien. "Une charge contre les conférences TED." L'Eveilleur. 7 janvier 2014. http://www.ssfudes.com/veille/leveilleur/17617/une-charge-contre-les-conferences-ted/.

TEDx Talks. "New perspectives - what's wrong with TED talks? Benjamin Bratton at TEDxSanDiego 2013 - Re:Think." YouTube. 30 décembre 2013. https://www.youtube.com/watch?v=Yo5cKRmJaf0.

Bratton, Benjamin. "We need to talk about TED | Benjamin Bratton | Comment is free | theguardian.com." the Guardian. 30 décembre 2013. http://www.theguardian.com/commentisfree/2013/dec/30/we-need-to-talk-about-ted.

Sepkowitz, Kent. "TED Conferences Drag Down Intellectuals, Glorify Smart-Style People." The Daily Beast. 3 février 2012. http://www.thedailybeast.com/articles/2012/03/02/ted-conferences-drag-down-intellectuals-glorify-smart-style-people.html.

Robbins, Martin. "The trouble with TED talks." New Statesman - Britain's Current Affairs & Politics Magazine. 10 septembre 2012. http://www.newstatesman.com/martin-robbins/2012/09/trouble-ted-talks.

Jurgenson, Nathan. "Against TED." The New Inquiry. 15 février 2012. http://thenewinquiry.com/essays/against-ted/.

Merchant, Nilofer. "When TED Lost Control of Its Crowd." Harvard Business Review. Avril 2013. http://hbr.org/2013/04/when-ted-lost-control-of-its-crowd/ar/1.

Illustration : Hans Rosling lors de sa première conférence TED. http://www.ted.com/talks/hans_rosling_shows_the_best_stats_you_ve_ever_seen.html

Source

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