15 novembre 2013

C'est l'heure

Avertissement au lecteur : Le texte ci-dessous, trouvé en 2036 dans une liasse de documents achetés avec un lot de livres en salle des ventes, sans indication qui puisse en indiquer l’origine relate une sorte de rupture, de crise libératrice intervenue dans l’existence de l’auteur ou d’un personnage fictif dont il parait être le modèle, le jour de ses trente ans. L’auteur restant inconnu, aucune donnée biographique n’a permis de savoir si cette rupture a persisté après sa survenue. Le fait que la rédaction semble pouvoir être située une trentaine d’années plus tard semble cependant le confirmer. D’après les indications chronologiques, l’auteur aurait pu naître dans les années 1950. L’analyse des documents et des livres qui accompagnaient ce texte donnent à penser qu’il aurait pu être rédigé entre 2010 et 2015. L’histoire a semblé suffisamment curieuse, d’un point de vue sociologique, pour être publiée, car elle expose quoique d’une manière plutôt élusive et moraliste les frasques d’un milieu bourgeois hédoniste et décadent des années 1980. L’auteur entre parfois dans des considérations plus ou moins théologiques assez ennuyeuses, que nous avons choisi d’imprimer en italiques afin que le lecteur puisse les sauter s’il le souhaite sans perdre le fil du récit.

C’est l’heure

Une fête de plus. C’est comme ça qu’on appelait nos rassemblements. Des fêtes, des fiestas. Comme ce soir, ça commençait à la nuit tombante ou tombée. Le soleil nuit au teint blafard des vampires, chacun sait ça.

J’avais pris le temps de m’éveiller lentement, de rassembler les bribes fuligineuses d’un rêve qui s’occupait d’un autre lieu, d’un autre temps, puis d’y renoncer, comme toujours. Ce qu’il reste des rêves me fait penser à ce qu’il resta d’un bouquet de coquelicots que j’avais, enfant, couru apporter à ma maman, ma chère, tendre et si belle maman que je n’avais pas encore eu l’occasion de haïr ou de mépriser, un jour de fête des mères : des tiges dans ma main. Les pétales s’étaient envolés au gré de ma course, comme s’envolent nos rêves.

La conscience d’une nouvelle journée, ou d’une prochaine nuit, vue l’heure déjà tardive et l’éclat rougeoyant du soleil à travers les épais rideaux, franchit les dernières redoutes de l’assoupissement.

Restait à me lever, et à me préparer pour la fête.

La fête, c’est ainsi qu’on désignait ces fastidieuses cérémonies toujours semblables, sorte de rituel poussiéreux destiné à oublier la brûlure ou l’ennui de l’existence.

Ça marche d’ailleurs très bien. J’ai vu des fantômes à l’allure humaine traverser les années un verre vissé à la main en ricanant et crever sans qu’aucune larme ait jamais semblé sourdre de leur faciès figé dans le vieux cuir.

Après les fatigants et méticuleux préparatifs nécessaires à transformer un vampire blafard en prince plus ou moins charmant, après quelques verres d’alcool comme aiguillon, je fus prêt.

Les fêtes se déroulaient là où elles ont toujours eu lieu, de tous temps : dans de fastueux palais ou des nids d’aigle tortueux et croulants, dans des jardins sombres et moites ou dans des criques, baignées de vagues tièdes, ignorées des badauds car ces plaisirs secrets ont intérêt à le rester.

Plaisirs secrets et vénéneux, triplement vénéneux : par le poison de la débauche, dans le commencement, et dans ceux du dégoût et de l’ennui, à la longue. Car ces plaisirs prennent à la longue un mauvais goût âcre, acide, et rance, qui rappelle celui du vomi.

L’enfer a toujours un goût de paradis avarié, l’expérience me l’a montré. Mais je n’ai jamais pu me résoudre au paradis. C’est toujours cette vieille exigence aristocratique qui m’en éloigne : comment survivre à l’encombrement des masses, à leurs plaisirs vulgaires, à leurs rires gras, à leurs tissus adipeux secoués de soubresauts, à leur absence presque totale de caractère ? Leurs haines et leurs discordes s’éteignent au deuxième verre.

Dans mon monde à moi, les rancunes survivent à la fin du monde. Si les alliances sont mouvantes, et tout le monde le comprend, car l’existence des ombres est fragile et délicate, certains affronts, certaines volte face, certains abandons sont de véritables déclarations de guerre, et l’engagent sans limitation de durée.

Le paradis est un monde bourgeois, de petits propriétaires. L’enfer est pour les âmes exigeantes.

J’ai donc choisi l’enfer.

Et l’enfer commence ici. Ici, et maintenant, dans ce petit carré de terre, d’eau, d’air et de feu, ajoutons-y l’esprit toujours fécond et sensible pour faire bonne mesure, c’est ici que se déroulent les fameuses fêtes que nous nous donnons, au grand scandale des bourgeois soucieux d’épargne et de tous les bondieusards.

Ça commence comme toujours : des voitures sont déjà garées, d’autres arrivent. Des types sortent, et des femmes. Certains sont ridicules, peu importe. Ce qui compte, c’est leurs femmes, la nourriture du jour. Certaines sont moches, bancales, bancroches. D’autres stupides et caquettent et rient haut comme de la volaille. D’autres luisent comme des phares, tant elles se sont roulées dans la graisse et le suint des cosmétiques.

Parmi elles, il se trouve toujours une perle encore diaphane, ou, à défaut, un démon souple et narquois, qui sera la rude et délicieuse compagne d’un instant de guerre des épidermes et des egos.

J’ai choisi les femmes, parce qu’elles recèlent un mystère qui m’échappe, toujours et toujours. Je sais tout des hommes. Le masque des homosexuels est une mascarade, qui ne cache qu’un mystère relatif, celui de leur impuissance à affronter le profond mystère féminin, leur peur.

Les femmes me le rendent, puisque nombre d’entre elles m’ont choisi, elles aussi. Pour être tout à fait franc, des homos m’auraient choisi aussi, mais je reste maintenant fermé à leurs avances, qui au mieux m’indiffèrent ; car, je l’avoue, j’ai eu dans ma prime adolescence deux ou trois aventures de la sorte, qui ne m’ont pas retenu.

Les voitures arrivent, conduites par des mecs pomponnés selon leurs critères de séduction – souvent rasés de quatre jours, ce qui m’étonnera toujours, car c’est tous les jours qu’ils sont rasés de quatre jours – et de ces voitures toutes plus rutilantes les unes que les autres, à part celles des vieux bringueurs ou des anciennes hétaïres fauchés qui se sont peut être invités d'eux-mêmes; des nuées de femmes s’en échappent, dans un arc en ciel de couleurs, des sarabandes d’écharpes de soie, des virevoltes de robes gitanes, de bouquets toxiques de parfums de toutes les gammes, dont le mélange pourrait provoquer l’asphyxie en milieu fermé.

Justement, toutes ces beautés des trois sexes s’agglutinent autour du vestiaire. Débarrassons-nous du superflu, avant de jeter un œil sur le cheptel reproducteur – telle est la pensée des pucelles, et des mâles que leur mère inquiète a conjurés avant-hier de faire une fin une fois pour toutes - mais la bonne, cette fois-ci, hein, et quelqu'un de notre milieu ! – sur les opportunités pas trop avariées, pour les plus modestes, et sur les nouveautés, pour les plus blasés, dont, hélas, je suis.

Blasé au point de ne pas ignorer que les nouveautés n’ont que deux sortes de destinée : plaire et être souvent portées, ou finir en solde. Occasion ou fin de série.

Ce n’est pas le propos du jour. Je suis ici pour jouir, souffrir, sans aucun doute, faire jouir, et faire souffrir, peut-être.

Si jouir et souffrir ne demandent que de la prédestination, faire jouir et faire souffrir réclament du talent, et une certaine persévérance.



Il existe donc au moins deux strates, en enfer : l’une pour ceux qui le subissent, l’autre pour ceux qui choisissent de le maintenir.

Les poulettes caquettent toujours et cherchent à se repérer, espérant être repérées. L’amateur, le consommateur averti fait vite son choix. La plus timide est souvent la proie la plus excitante, et pas la plus facile.

Car, je vous arrête immédiatement : c’est ici la grande foire au cul, et à tout ce qui en dépend, et que la bienséance désigne par d’autres mots, car la bienséance préfère les mots aux faits.

Ce que la bienséance appelle mariage, la nature l’appelle ennui et contrainte. Ce que la bienséance appelle amour, nous l’appelons soufre puant, et délices. Ce que vous appelez pudeur et fiançailles, nous le savourons d’autant plus que nous en renversons toutes les barrières. Ce que vous appelez adultère, nous en goûtons le fruit et le piment unique. Ce que vous nommez crapulerie, obscénité, viol, débauche, est pour nous consommation eucharistique, messe inversée, dont l’hostie est cet équilibre incroyable et passionnant qui résulte du combat fraternel de l’amour et de la haine.

Un sacrement que l’église bourgeoise refuse viscéralement, car elle n’aurait rien à y arracher, pour le mettre dans ses coffres.

Les coffres de son paradis lourdement terrestre.

Pour les tristes et maigres jouisseurs des délices charnels envolés sitôt que consommés, le paradis recule comme l’horizon. Aussitôt, s’installe le no man’s land grisâtre du purgatoire, comme l’intervalle entre les tranchées allemandes et françaises de la fameuse grande guerre, la der des ders, le temps de s’évacuer réciproquement, et de s’installer dans l’enfer permanent et stable du regret, du désir jamais assouvi, des petites rancunes, et de l’indispensable espérance.

L’espérance est, avec la foi et la charité, l’une des trois vertus théologales.

Avez-vous jamais réfléchi que sans espérance, l’enfer ne serait plus l’enfer ?

Car l’espérance réintroduit l’idée de temps dans cet espace confiné qu’on dit éternel. Sans espérance, l’idée du temps s’efface, et le dit enfer éternel n’est plus qu’une souffrance constante, et donc normale.

L’âne qui tourne tous les jours de son existence autour de la noria, l’écureuil qui emporte sa cage dans son éternel piétinement, le poisson rouge qui cercle sans fin son bocal échappent à l’enfer, puisque leur démarche imposée est permanente et sans nulle fenêtre d'espoir.

Le dieu inconnu, ou le sadique qui a précédé Sade et inventé l’idée de l’enfer éternel est un menteur, ou alors dispose de moyens qui échappent à la conception humaine.

Car pour remplir son rôle, l’enfer doit s’inscrire dans la durée qui seule donne la notion de regret et l’espoir d’en finir.

Ces réflexions peuvent paraître oiseuses ; elles ne le sont pas. Car, si les menaces de l’enfer sont fausses, tout le reste de l’édifice théologique s’effondre, et en premier lieu, l’idée bourgeoise du paradis.

Un paradis, au demeurant, fondé sur l’idée de la castration de tous les désirs à l’exception d’un seul : le désir de durer par la vertu des actes légaux. Le paradis est alors gardé non plus par le glaive tournoyant d’un chérubin, mais par une escouade d’huissiers, de juristes, de procureurs et d’avocats.

Forcément, de ce paradis là, nous autres vampires, morts au monde mais toujours avides de sensations, ne voulons pas.

Plutôt mourir en enfer que de vivre au paradis, telle est la conclusion qu’en tire notre humour morbide.

Ce soir donc, c’est la fête. Mais ce soir, c’est exceptionnel, c’est mon anniversaire, et la fête, c’est moi qui l’ai organisée. Ce sera une fête à tout casser, car c’est cela que je recherche : tout casser.

Ma vie oscille entre la honte de l’homme meurtri, qui n’a fait que gaspiller à toute volée les talents qu’il avait reçus, et l’orgueil du voyageur solitaire qui a décidé de ne s’arrêter qu’au bout du voyage, quel qu’en soit le prix.

Ce soir, j’ai trente ans. Quinze ans passés dans la quête du sens, les milliers de livres dévorés, l’étude obstinée des rêves et des passions, et la fièvre des sens, alimentée par l’alcool, principalement, et d’autres drogues accessoirement.

A dix ans, je rêvais d’un amour unique, lointain, inaccessible étoile, pour paraphraser Brel. A trente, je ne veux plus qu’une chose : un peu de chair encore pas trop usée, capable de me recevoir et d’apaiser mon désespoir et d'alimenter mon dégoût.

Et si cela ne me plaît pas vraiment, parce que j’ai l’impression de m’être trompé d’histoire, de ne pas être à l’endroit où j’avais rêvé d’être, il y a bien longtemps, les coupes de champagne, les mélanges spiritueux, les bières descendues, les rails de poudre blanche et les pétards qui tourneront toute la nuit y porteront remède.

Au lever du jour, mon cadavre retournera dormir dans son cercueil en attendant la sempiternelle ronde des fêtes, et des fêtes, jusqu’au fumier.

Afin d’agrémenter cette soirée attendue des connaisseurs, j’ai décidé d’organiser une loterie. Je me suis procuré en divers lieux des objets qui devraient plaire à mes invités. Il y en a de tous les prix. Comme je ne suis pas spécialement fortuné, de moins en moins, à vrai dire, les billets seront payants, de quoi amortir l’opération.

Il y a des livres, curieux ou obscènes, ou les deux, des disques rares, des bibelots sans utilité, des affiches criardes et, comme premier prix, la reproduction cartonnée d’une case de bande dessinée, d’un assez grand format, 50 par 30, environ.

Elle représente les fameux Blake et Mortimer, réglant leurs montres sous une grosse horloge de gare, laquelle est le cadran d’une véritable pendule, encastrée dans du carton fort, et dotée d’un mécanisme et de deux aiguilles, qu’une pile alimente.

De la bouche de l’un d’eux, sort une bulle : « C’est l’heure ! ».

L’objet, trouvé dans une boutique de décoration, vaut assez cher, plus de trois cent francs des années 1980.

La maison est maintenant pleine de monde et de bruit. La musique donne à fond, des barmans improvisés ouvrent les bouteilles et versent à qui demande. Les moins habitués sont un peu sur la défensive, les autres ont ouvert franchement les hostilités.

Un nuage âcre d’herbe plane déjà ça et là. Dans certains recoins, des conciliabules et des mines de conspirateurs signalent que l’un des invités a apporté des provisions de drogues plus épicées, ou qu'un dealer fait ses affaires.

Le tourbillon commence. Dans quelques heures, il aura tout emporté. Les femmes et les hommes auront les yeux brillants et le regard fixe, les couples se feront et se déferont, la sauvagerie et tous les démons qui dorment sous la peau humaine auront surgi : violence, colère, envie, moquerie, gourmandise, tous les désirs les plus âpres et les plus bestiaux auront atteint le seuil sous lequel on les tient généralement confinés, toutes les barrières auront été franchies, et l’assemblée ressemblera à ce que Jérôme Bosch peignait de l’Enfer.

C’est la Terre, cependant, et c’est mon anniversaire.

A minuit, tous les billets vendus, une main dite innocente – peut-être la fille la moins habituée de ces orgies – a tiré les lots, à rebours.

Pour faire comme tout le monde, j’ai pris un billet. Dans le tumulte, après que tout ait été éparpillé entre les convives, il est déjà plus de deux heures, sûrement, tout le monde est ivre, sa voix a donné le numéro gagnant le premier lot, la curieuse pendule : c’est le billet que j’ai en mains. C'est moi qui viens de gagner ce lot là, le premier. Je surprends des regards qui sous-entendent que j’ai trafiqué le jeu. J’ai peut-être tous les défauts, toutes les bassesses, mais pas celle de me livrer à un aussi vilain tour de passe-passe, et je le manifeste avec force. Le sang et l’alcool battent dans mes tempes. Si quelqu’un est prêt à soutenir cette thèse, qu’il le dise clairement. La foule s’est déjà dispersée, tant qu’il reste quelque chose à manger, à boire, à fumer, à baiser, pas de temps à perdre.

Ma colère retombe, mais un ressort s’est soudain cassé en moi. J’ai la pendule en mains. La musique bat avec force, sans doute, mais ne me parvient que dans un brouillard. Quelque chose, un mur opaque, s'est interposé entre le monde et moi.

Je regarde mieux. C’est bien moi qui ai acheté cet objet, sur une impulsion. Il ne m’était pas destiné, il devait aller à n’importe qui d’autre, mais pas à moi.

Je m’isole dans sa contemplation. Ces deux héros de papier, qui défendent le monde occidental, certes, mais aussi et surtout, comme Tintin, des valeurs dont la nostalgie me blesse intimement, la droiture, le courage, la sincérité, diamants aux arêtes vives qui demeurent en moi, malgré des monceaux d'ordure, de facilité, de lâcheté et d'amertume, ces deux types là, je suis encore de leur côté, face aux ignobles crapules qui les pourchassent. D’ailleurs, le soupçon de fraude que j’ai senti m’a fouetté comme jamais. Peut-être est-ce cela qui m’a ramené à la réalité de ce qui vit encore en moi, sous la pourriture.

Ces deux types règlent leur montre, et l’un d’eux dit : « C’est l’heure ! ».

Soudain foudroyé par ces mots, je comprends que cette pendule ne m’a pas été donnée par hasard, mais qu’elle sonne le moment fatidique de ma remontée.

L’heure où ce qui reste encore debout dans mes décombres enfin se ressaisisse et retrouve sa lucidité, reprenne la barre du navire échoué, et le chemin de l’éternité perdue de vue.

Ce soir, le soir de mes trente ans, j’ai enfin touché le fond, et cette pensée me dégrise.

Je reviens en enfer. Autour de moi, des ricanements de hyène, des cris, un vacarme prodigieux. Des gens circulent, verres en main, se bousculent. J’erre un peu entre ces formes fatiguées, je vais vers la cuisine. Je veux boire un peu d’eau. De l'eau ? Je n'en bois jamais. La porte est fermée. Je la pousse, elle vient buter sur un couple qui baise là, par terre, dans l’obscurité.

Il y a un blanc, puis une formidable colère me traverse, de bas en haut. Je fais volte-face d’un coup, me fraie un chemin jusqu’à la chaîne stéréo, et l’éteins.

Les danseurs s’arrêtent et me regardent. Des réactions étonnées fusent. Que se passe-t-il ? Pourquoi il n’y a plus de musique ?

« Pourquoi ? Parce que la fête est finie. Tout le monde dehors ! Dehors ! »

Je commence à pousser les fêtards vers la sortie, malgré les protestations. Vue la rage et la détermination qui m’animent, personne n’a vraiment envie de résister.

« Attends, laisse moi prendre mes affaires ! », dit l’une des filles que j’aurais pu baiser ce soir.

Chacun récupère son barda, et les oiseaux de nuit dérangés, blessés dans leur misérable orgueil s’en vont en maugréant. Des portières claquent dans le silence soudain retrouvé de la nuit, des voitures démarrent, les pinceaux jaunes et les halos rouges s’éloignent dans le chemin bordé de platanes, et disparaissent. Je fais un tour des pièces pour vérifier que tout le monde est bien parti, qu’il n’en reste pas d’écroulés dans des recoins.

La maison est une poubelle. Partout des cendriers pleins, des verres plus ou moins vides, des taches, des chaises renversées, des assiettes sales, des bougies en liquéfaction.

Je ferme la porte à clef. Dehors, plus rien ne bouge, que le peuple de la nuit, chats, belettes et chouettes.

Je commence à ranger, à nettoyer. Ce faisant, un grand calme descend en moi, comme je n’en ai pas connu depuis une éternité.

C’est l’heure, je le sais. L’heure de foutre les démons dehors, de faire le vide, de laver.

Je le sais, c’est une évidence qui s’est installée. Je sais que ce soir, pour la première fois depuis des années, je ne dormirai pas dans un cercueil, sans espoir, sans autre attente que l’extinction de mon corps, et de la torture qui va avec, la torture mentale et l'abrasion permanente du muscle cardiaque contre une inusable pierre ponce.

Cette nuit, qui sera brève, vue l’heure, je me coucherai dans un lit, comme un homme fatigué qui a fait sa journée. Et je dormirai enfin.

Pendant que j’aspire, que je vide les poubelles, je fais ces gestes avec bonheur, sans hâte. Ce sont mes poubelles que je vide, mon âme que j’aspire, mes démons que j’exorcise.

C’est l’heure.

Demain, je me lèverai avec le soleil, j’irai me promener. Demain, si j’ai soif, je boirai de l’eau.

Demain sera mon premier jour ici-bas. Le jour de mon retour à la Vie.

Vieux Jade

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