Le théâtre, à l’origine, avait une fonction initiatique évidente, une dimension spirituelle intrinsèque, radicalement opposée en cela à la conception moderne et profane de « l’art pour l’art », conception qui traduit une perte du sens et de la fonction qui lui échoit. Mais s’il n’est point compris aujourd’hui par une grande majorité de nos contemporains, le symbolisme du théâtre n’en continue pas moins d’exister, sa nature propre étant d’être un symbole de la manifestation universelle. La scène sur laquelle se déroule l’histoire, exposée aux yeux des spectateurs, constitue la manifestation grossière, concrète et matérielle; les coulisses, elles, représentent la manifestation subtile ou animique (le terme de « coulisses » renvoie à l’eau qui coule: le mental, qui peut prendre toutes les formes).
Mais nous pouvons aller plus loin et dire que l’obscurité et le silence, avant que ne commence la pièce, symbolisent le Non-Manifesté, le Non-Être, le Principe qui est en toute chose mais qui n’est pas toute chose; le rideau tiré signifie le voile de l’illusion qui recouvre le monde, la Création tout entière. Le rideau se lève, la lumière s’intensifie, le monde est né; les acteurs symbolisent la multiplicité inhérente à la manifestation, ils sortent et rentrent dans et par les coulisses, comme les créatures sortent et rentrent dans et par le mental. La pièce est jouée, le rideau se referme, l’obscurité et le silence se font et se fondent à nouveau ne faisant qu’un: le Manifesté est réintégré dans le Non-Manifesté d’où il émane et auquel il appartient de toute éternité, sans le troubler dans son essence immuable.
Le théâtre, et c’est là sa caractéristique et raison d’être profonde, est une image de la Vie, imago mundi, considérée comme un Tout, illustrant alors symboliquement la formule védantique à portée universelle: « Atmâ devenu Mayâ afin que Mayâ devienne Atmâ », l’Absolu « devient » relatif afin que le relatif « devienne » Absolu, si nous pouvons nous exprimer ainsi; « Nul ne va vers le Père sans passer par moi (le Fils) » nous enseigne le Christ; nul ne va vers le Non-Être (Absolu-Infini-Vacuité Suprême) sans passer par l’Être (1ère détermination). Comme l’exprime Frithjof Schuon:
« La métaphysique véritable, dira à la fois que « tout est Dieu » et « rien n’est Dieu », en ajoutant que Dieu n’est rien hormis Lui-même, et qu’Il n’est rien de ce qui est dans le monde. » (Comprendre l’Islam)
Formulé autrement par Saint Denys:
« L’unique un est la vie de tout ce qui vit, l’être de tout ce qui est, la raison de tout ce qui est raisonnable, la nature de toutes les natures, la lumière de tout ce qui éclaire. Et pourtant pas lumière, ni vie, ni nature! »
Nous ne pouvons développer ici davantage mais le lecteur doit être conscient que nous ne sortons nullement du cadre de notre sujet en évoquant tout ceci, et toujours garder présent à l’esprit que tout est lié. Quel regrettable dommage que la grande majorité de nos contemporains à l’âme congelée et sursaturée par un rationalisme froid et arrogant pour lequel ce qui relève de la spiritualité n’est qu’hallucinations ou névroses…et que n’a-t-on pas dit encore ? Quel dommage, disions-nous, qu’ils n’y entendent plus rien, ou presque, à ces notions métaphysiques, spirituelles, pourtant essentielles, élémentaires et fondamentales. Tout est là, tout, les conclusions qui en découlent, s’imposent d’elles-mêmes, naturellement, logiquement, à la raison; encore faut-il avoir la force d’ouvrir les yeux et l’intelligence, également, de se dire que nous ne sommes rien et cette dernière, dans ses derniers retranchements, découvrira que ce « rien » est « tout ».
Les personnages ne sont que les créations mentales de l’auteur, qui est alors imitateur du Divin Auteur (tel le Soi tissant sa toile, l’auteur trace la trame de son histoire), et auquel ils retournent une fois la pièce jouée en s’éteignant dans les coulisses.
Il en va du théâtre comme du monde, et il en va du monde comme de l’homme. « Expir » et « Inspir » divins, phases de création et de retour à Dieu, réintégration de l’homme dans sa vraie nature: Réalité Eternelle que nous ne cessons de porter en nous. Ajoutons que cette respiration qui scande l’Univers est la même que celle qui rythme notre corps, dont le moteur immobile est le coeur; l’air que nous respirons est fait de la même quintessence, du même « éther », dont toute chose est faite. Tout émane de l’Unité et ramène à l’Unité. L’homme possède donc tout, sa respiration est communion consciente avec l’Univers entier: il ne fait qu’Un, il n’est qu’Un.
« L’homme émerge des ténèbres, rit un instant dans la clarté de la lumière et disparaît: mais dans toutes ces vicissitudes, c’est l’Unique qui est manifesté. » (H. Borrel « Wu-Wei »)
Pour qui comprend, pour celui qui s’est détaché de la grande illusion cosmique, tout n’est que jeu et animation car il sait: « Ce qui était menace, est maintenant animation, ce qui était terreur, est maintenant délices…Et l’univers résonne du cri d’allégresse que Je Suis. » (A. Scriabine « Le poême de l’Extase »)
Il n’est que trop facile de voir qu’aujourd’hui, nos sociétés du spectacle, de l’animation débilitante et affolante, du loisir débridé dans la matérialité envahissante et dispersante, ne sont que des parodies perverses de ce Jeu Divin (lîlâ) et dont l’homme moderne est le jouet fébrile et inconscient; cette danse perpétuelle de Shiva qui rythme le monde est Son Jeu (Tirumulâr), cette danse est danse intérieure et prend place dans le coeur, le coeur détaché, vidé du monde, coeur qui est devenu désert (Eckhart), purifié par le feu de la Connaissance: l’oeil du coeur voit tout dans l’Un et l’Un dans tout.
Nous empruntons la citation suivante à A.K. Coomaraswamy, car théâtre et danse sont intimement liés, se déroulant l’un l’autre sur la scène de la Manifestation et sont soumis aux mêmes lois; cette phrase semble, selon nous, parfaitement synthétiser ce que nous évoquions:
« La signification essentielle de la danse de Shiva est triple: premièrement, elle est l’image de son Jeu Rythmique comme source de tout mouvement dans le Cosmos, représenté par l’Arc; deuxièmement, l’objet de cette danse est la Délivrance des innombrables âmes humaines du piège de l’Illusion; troisièmement, le Lieu de la danse, Chidambaram, le Centre de l’Univers, est dans notre coeur. » (La danse de Shiva) (Et nous ajouterons que: « Chidambaram est partout, partout Sa danse » Tirumantram)
Si nous avons décidé de traiter du théâtre, cela n’est point anodin, le lecteur aura aisément deviné que c’est parce que le « théâtre de l’histoire », le monde aujourd’hui est surchargé, la scène est saturée d’acteurs et d’histoires qui s’entremêlent et s’entrechoquent violemment pour la domination du monde, à tel point que son plancher craque de toutes parts sous le coup de chocs vibratoires incroyables exhalant alors des odeurs pestilentielles; les planches sont littéralement pourries compte tenu de la situation cyclique dans laquelle nous nous trouvons. Il ne s’agit point d’un discours alarmiste ou pessimiste, totalement étranger au monde de la Tradition et dont elle n’a que faire. Nous tenons à rappeler encore que l’action extérieure n’est rien et ne peut rien par elle-même, l’ « agir » enchaîne encore plus au Devenir cosmique en fonction de la loi des actions et réactions concordantes: agir dans le monde revient en retour à ce que le monde agisse en nous, perpétuant ainsi la chaîne karmique, pour employer la terminologie hindoue. Restons dans la sphère hindoue et écoutons Shankarâchârya:
« Il n’y a aucun autre moyen d’obtenir la délivrance complète et finale que la Connaissance; c’est évidemment le seul instrument qui détache les liens des passions; sans la Connaissance, la Béatitude ne peut être obtenue. L’action n’étant pas opposée à l’ignorance, elle ne peut l’éloigner; mais la Connaissance dissipe l’ignorance, comme la lumière dissipe les ténèbres. » (Âtma-Bodha)
Ajoutons également, s’il en était besoin, que la contre-tradition à l’heure actuelle s’est infiltrée partout, la contre-initiation s’est immiscée dans toutes les sphères de la société, elle a littéralement tout envahi, tout corrompu et inversé: vouloir agir sur cette scène relève de la folie inconsciente et non de l’héroisme, qui lui, est tout autre chose; et entraînera inévitablement dispersion et distraction (ce qui est l’opposé du but de la condition humaine et donc ce que recherche précisément la contre-tradition). Pour qui se prend-on pour vouloir réformer quoi que ce soit dans le domaine cosmique sans s’être auparavant réformé soi-même ? Que l’homme s’occupe de son propre cosmos, et de lui seul, là est la vraie bataille, la guerre sainte: il n’a jamais été question d’autre chose dans toutes les Ecritures, Mythologies et Sagesses de l’humanité; et nous pouvons tourner et retourner ceci dans tous les sens, nous retomberons toujours dessus.
Qui sommes-nous pour nous opposer ? Que fait le Christ face à Judas ? Agit-il contre lui ? Non, il lui dit: « Ce que tu fais, fais-le vite » (Saint Jean).
Il n’y a rien à « faire », nous sommes nous-même le Temple de l’Action. Le « Non-Agir » est l’Agir Suprême: l’Activité du Ciel dont découle ensuite et dans le temps tout le reste, par surcroît. L’on pourra nous objecter que, et comme l’enseigne la divine Bhagavad-Gîtâ, nul ne peut rester entièrement inactif, certes, à cela nous répondrons ceci: la Sainte Upanishad de la Bhagavad-Gîtâ est un dialogue entre Krishna (le Soi, l’Esprit) et Arjuna (le moi, l’âme), et que celui-ci enseigne à celui-là d’abandonner sa volonté propre, de remettre le fruit de ses actions à Lui, ne s’attachant ainsi nullement ni à l’action ni à ses fruits; ce qui revient à dire que ce n’est pas Arjuna qui conduit le char illusoire de la Vie mais bien Krishna, qui Lui ne fait rien, il est alors Inactif dans l’Action et Actif dans l’Inaction. Le « moi » ayant été soumis au « Soi », il ne fait rien par lui-même et donc pour lui-même (puisqu’il n’est plus): « Je ne fais rien »; rien ne Le trouble, ni la victoire ni la défaite. Nous ajouterons également en guise de précision, et afin de ne pas confondre les deux plans, que la Bhagavad-Gîtâ a en vue l’action rituelle, prescrite, dirigée vers Dieu, non l’action « profane », l’agitation dirigée vers le monde; mais ce qui vaut pour l’un vaut indéniablement pour l’autre, « qui peut le plus peut le moins ».
Ajoutons encore, qu’il y a plus que de fortes chances pour celui désireux d’agir dans le monde de se faire le serviteur de l’Adversaire, de façon consciente ou non d’ailleurs: l’Adversaire n’attend que cela. N’allez pas là où l’on vous dit d’aller, ne regardez pas ce que l’on vous demande de regarder. Regardez en vous, il n’y a rien de plus facile et tout, absolument tout, s’y trouve.
L’extériorité radicale qui caractérise notre fin de cycle requiert par compensation l’intériorité radicale bien comprise. Et lorsque nous disons ceci, nous n’entendons pas que celle-là est conditionnée par celle-ci; l’intériorité n’est conditionnée par rien d’autre qu’elle-même: elle est l’ordre divin et le but de l’être humain et n’a donc pas besoin de raisons extérieures validantes. Il ne s’agit donc pas d’une quelconque stratégie à adopter en vue de « modifier » l’ordre extérieur. Précisons: l’abandon du monde et des créatures n’est point fuite ou tactique, il est notre devoir, le seul et unique; seule la régénération intérieure entraîne instantanément la régénération extérieure: pour celui qui sait, le monde et lui ne font qu’un, donc tout est Joie. Croire le contraire est une ineptie étrangère au monde de la Tradition. Le plus petit détachement de l’âme des choses manifestées entraîne bien plus de conséquences bénéfiques que n’importe quelle oeuvre extérieure.
Ajoutons dans le même ordre d’idées et malgré l’entendement borné des modernes qui ne peuvent concevoir d’autres réalités que la manifestation grossière seule, malgré également leur absence totale du sens de l’économie des énergies spirituelles et cosmiques; ajoutons disions-nous, que d’après un hadîth, pour chaque prière sur le Prophète, Dieu crée un ange, ce qui n’est point sans importance sur ce plan. Ceci n’appartient pas exclusivement à l’Islam et se retrouve, formulé différemment bien sûr, dans d’autres traditions, illustrant ainsi l’interpénétration des différentes catégories de la manifestation envisagées comme un Tout et des états multiples de l’être.
N’importe quel pas, aussi minime soit-il, que l’âme fait en direction de sa « fine pointe » est infiniment plus précieux et bénéfique à l’humanité et l’équilibre du monde que la plus grande des actions extérieures.
« Ô hommes, pourquoi cherchez-vous hors de vous ce qui est en vous: la Béatitude ? » (Boëce)
Celui qui cherche à agir n’écoute que sa volonté propre, s’est-il posé, avec toute la rigueur intellectuelle qu’elle requiert, la question « Qui suis-je? » pour vouloir, désirer, faire, quoi que ce soit? Il veut ce qui plaît à son petit « moi » et ne veut surtout pas ce qui lui déplaît. Le « faire » ne rend pas bon, l’ « être » oui.
A cet égard, et pour en rester aux principes, le renouveau de la « mode survivaliste », visant à installer une quelconque « durabilité » dans le contingent et l’éphémère, et compte tenu de la situation cyclique il l’est de plus en plus; constitue déjà, non-seulement, une contradiction dans les termes, mais relève surtout selon nous bien plus d’un « durcissement » excessif de la, dorénavant, trop fameuse notion moderne et anti-traditionnelle d’ « instinct de conservation » (qui n’est ni plus ni moins que la parodie de la « conservatio », la « memoria » des choses éternelles, en soi); consolidant ainsi l’erreur de vouloir assurer illusoirement au « moi », à l’ego, une « survie » quelconque. Il n’y a rien de plus étranger au sens du Sacré car « Celui qui cherchera à sauver sa vie la perdra » (Saint Luc).
De plus, les mots ayant leur importance et leur détournement entraînant bien des conséquences fâcheuses dans la mentalité ambiante, le terme de « survie » fait référence à une « plus-que-vie », ce qui est « au-dessus » de la vie, alors qu’ici il s’agit non du domaine Spirituel ou Intellectuel, qui lui est véritablement « au-dessus » de la vie (l’Esprit qui plane au-dessus des Eaux), mais proprement de ce qui est « en-dessous »de la vie: l’infra-vie, la subsistance de l’organisme. Ceci revient à mal poser le problème donc à ne point le résoudre: on commence toujours par l’essentiel non par l’accessoire.
Ouvrons une parenthèse et disons un grand merci à « Papa Darwin » et à son singe, et au fatras scientiste à leur suite, pour lequel l’homme n’est que pulsions et instincts (reproduction-conservation…), survivances dues à son cerveau reptilien…ben voyons ! Refermons vite cette parenthèse et prenons-en le parti d’en rire. Encore une fois, les mots ont un sens et leur attribuer un ordre de réalités auxquels ils n’appartiennent en aucun cas, constitue littéralement une perversion du sens et un détournement de l’unique priorité. Ceci illustre ce que nous écrivions un peu plus haut lorsque nous évoquions « Qui se met au service de qui et de quoi ? ». Nous ne nous attarderons pas plus sur ce sujet, laissant au lecteur le soin de forger sa propre opinion et rappellerons encore ceci, si le lecteur veut bien comprendre:
« Ne vous inquiétez point où vous trouverez de quoi manger pour le soutien de votre vie, ni d’où vous aurez des vêtements pour couvrir votre corps. Considérez les oiseaux du ciel: ils ne sèment point, ils ne moissonnent point et ils n’amassent rien dans les greniers; mais votre Père céleste les nourrit…Et pourquoi vous inquiétez-vous pour le vêtement ? Considérez comment croissent les lis dans les champs: ils ne travaillent point, ils ne filent point. » (Saint Matthieu)
Il n’y a qu’une seule chose à « faire », et ce « faire » ne demande rien, car « Une chose est nécessaire » comme l’enseigne le Christ à Marthe. Une chose pour laquelle nous sommes ici-bas: retrouver notre Vraie Réalité Une et Immuable, qui n’a jamais cessé d’être; voilà l’unique mission, l’unique destin, assigné à tout homme, dans quelque âge qu’il fut né, fût-il né en l’Âge d’Or, et même s’il était plus facile à celui-là du fait de sa « centralité » naturelle d’atteindre la Délivrance finale; nous, hommes de l’Âge Kali, avons d’autres compensations, Dieu merci, comme nous l’avons déjà vu auparavant.
Nous ajouterons que si nous sommes nés en cet âge, il y a en cela des raisons profondes, n’en doutons pas: la première étant que c’est nécessairement pour notre bien et que l’on ne pouvait « espérer » mieux et même si cela dépasse notre entendement, Dieu est plus savant et la victoire n’en sera que plus belle: c’est dans l’adversité que se parfait la vertu. En aucun cas nous aurions voulu être né en un autre âge, hérésie étrangère au monde de la Tradition: assumons notre Destin.
Puissions-nous remercier Dieu d’être nés en l’Âge Kali !
« N’insultez pas le siècle… », car le temps est « fils de l’Eternité », engendré par Elle. Ce « siècle » est nécessaire, il ne peut pas ne pas se manifester. Vouloir qu’il n’existât point est aussi stupide que blâmer l’hiver d’exister et d’être froid.
Il y a tant de choses à apprendre de Kali: la première étant certainement le caractère impermanent, donc illusoire, des choses, caractère qui prend une dimension de plus en plus aigüe, voire évidente, en cet âge de destructions dans lequel nous évoluons. Le poète et ascète tibétain Milarépa n’eût-il pas pour maître un pot de terre qui l’enseigna en se brisant ? « Dans le même instant j’avais un vase et je n’en ai plus. Cet exemple démontre toute la loi de l’impermanence des choses. Principalement il montre ce qu’est la condition d’homme. Le vase désirable contenant mes richesses. Dans le moment même où il se brise, devient mon maître. Cette leçon de la fatale impermanence des choses est grande merveille. »
Un pot de terre…vulgaire ustensile sur lequel nous ne daignerions pas porter notre regard, et avec lui notre attention, tant tout ce que nous faisons aujourd’hui est devenu machinal et a perdu toute dimension symbolique et unitive. Alors que tout est digne d’attention et peut susciter un éveil, fugace ou non, peu importe, c’est un pas dans la bonne direction; et ce pas n’est pas rien.
Repensons à cet épisode où Jésus et ses disciples croisent le cadavre d’un chien, ces derniers se détournent de l’abominable spectacle en se bouchant le nez, le Christ quant à lui remarque les belles dents de la charogne. Voir dans la charogne une qualité, revient à ce que l’ignorance ou l’erreur, assimilées ici à la pourriture, ne peuvent masquer la vérité ou le mal le bien. Ce que signifie le Christ par ces paroles est que le beau (ou le bien, le vrai, ce qui est métaphysiquement pareil) l’emporte toujours, est ce qu’il reste: donc que le mal n’existe pas en-soi mais est une absence de bien, une privation, donc une illusion symbolisée matériellement par la charogne en décomposition.
Il en va de même de notre Kali-Yugâ, il est moins beau et bon, ce qu’il nous semble être, que les autres âges mais il n’en est pas moins bon pour autant, et l’on peut voir en lui, à condition d’avoir la vue perçante car il y fait plus noir (il nous semble faire plus noir), la lumière qui était plus intense chez ses frères Krita, Tretâ et Dwâpara. Faut-il abandonner le dernier rejeton de la fratrie sous prétexte qu’il est turbulent ? Quand bien même nous le voudrions nous ne le pourrions point ! S’il est turbulent c’est qu’il manque d’attention et d’amour, s’il est mal-éduqué c’est qu’il a été mal-éduqué, il n’est point responsable, il faut donc rectifier, corriger les erreurs et errements dûs à l’ignorance. Et cela, encore une fois, commence par soi et finit par soi. La Sagesse enseigne que « le monde est dans l’âme »…
Illustrons notre propos avec les mythes, légendes ou contes, qui ont une portée initiatique (un sens intérieur) évidente, où le Héros se trouve face à une femme très laide et repoussante, ou une sorcière, il doit l’embrasser; lorsqu’il lui donne ce baiser, elle se transforme en femme d’une beauté ravissante. Elle est transformée par l’Amour qui est Connaissance, ce baiser est « acte d’Union », d’acceptation, il est « oui »; cet embrassement est le symbole de la Connaissance qui transfigure le monde, signifiant ainsi que la laideur comme la Manifestation tout entière, est illusoire; derrière elle, au-delà de la forme se cache la Beauté de l’Unique Réalité. La laideur est consumée par la Connaissance qui transforme tout en Beauté car elle sait en vérité que tout est Un: l’illusion émane de la Réalité et y retourne. « Je suis noire mais belle. » La Connaissance de celui qui a réalisé effectivement transfigure le monde, transcende tous les mondes: la Manifestation est illusoire.
« Voici donc ce que je dis: quand l’homme se détourne de lui-même et de tout le crée – dans la mesure où tu fais cela, tu es amené à l’unité et à la béatitude dans la petite étincelle de l’âme qui n’a jamais eu rien à faire avec le temps et l’espace. » (Maître Eckhart « De l’unité dans l’opération »)
Être un homme c’est assumer son destin et celui-ci n’est aucunement différent de celui des hommes des autres Âges; les lamentations et jérémiades ne sont d’aucune utilité, aucune: c’est rajouter du trouble à l’âme au trouble du monde.
Que la comédie soit divine (Âge d’Or) ou que la farce soit sinistre (Âge de Fer), il n’en demeure pas moins qu’elles appartiennent toutes deux au théâtre de la Manifestation: c’est le théâtre dans son ensemble qui doit être consumé par le feu de la Connaissance.
Et comme le dit Maître Eckhart: « Le feu transforme en soi ce qui lui est apporté et devient sa nature. Ce n’est pas le bois qui transforme le feu en soi, mais seulement le feu qui transforme le bois! »(Des Justes)
(Traduit autrement: « Transcendance=Immanence ou Nirvanâ=Samsarâ)
« Trouvez tout cela en vous-mêmes, alors vos fers tomberont. » (Tirukûttu Darshana)
La position centrale caractéristique de l’état humain n’est point chose aisée à acquérir, la gâcher est une malheureuse sottise, rappelons alors, comme un avertissement, le texte lamaïque suivant:
« Ayant obtenu un corps humain libre et bien doué, ce qui est difficile à obtenir, ce serait une cause de regret d’effriter vainement cette vie. Ayant obtenu ce corps humain pur, libre, bien doué et difficile à obtenir, ce serait une cause de regret de mourir comme un homme irréligieux et empli des soucis du monde. »
Précisons ici que Dieu, comme l’enseigne la Baghavad Gîtâ, n’attend de nous que l’effort dans la sincérité (l’ « Ikhlâç » du musulman), l’intention droite et vigilante du souvenir de Dieu (Dhikr) à laquelle répond Sa Présence (hudûr); Il ne « punit » point la « non-réussite ». «Cherchez et vous trouverez; demandez et vous recevrez; frappez et il vous sera ouvert», du moment que l’intention est sincère et droite. Dieu se languit bien plus de nous que nous ne languissons de lui…Les vibrations harmoniques éveillées par l’intention droite de celui qui abandonne sa volonté dévoilent en retour des signes, ce qu’enseigne la tradition taoïste: « L’homme demande; c’est par les signes qu’il reçoit la réponse; il reçoit, comme par un écho, l’ordre qui prescrit sa destinée. » Dieu ne peut pas ne pas répondre, encore faut-il être attentif aux signes…L’homme qui assume sa destinée intérieure, unique mission nous le rappelons, verra naturellement sa mission extérieure, dans le monde, se conformer naturellement à celle-ci, sans se poser de questions, l’abandon fournit la réponse qui est dans l’abandon. C’est pourquoi nous disons qu’avoir le sens du destin c’est justement ne pas vouloir en avoir, voilà ce qu’est être « Fils du Ciel ».
Ce qui définit proprement la position centrale de l’homme est son Intelligence, son Intellect « Incrée et Incréable » (non-né, car qui dit naissance dit mort), « trace » de l’Absolu, qui seul fonde notre condition terrestre centrale, par lequel il se libère en s’unissant à Dieu. Le Prophète de l’Islam enseigne que « Dieu n’a rien crée de plus noble que l’intelligence, et sa colère tombe sur celui qui la méprise » et que « La première chose créée par Dieu a été l’Intellect ». Nous empruntons ces phrases à la tradition islamique sans exclusivisme aucun, nous aurions pu tout aussi bien les emprunter à d’autres traditions, tant ceci est unanime à la Spiritualité dans son ensemble; ainsi pour Dante, les « damnés » sont « ceux qui ont perdu le bien de l’Intellect » (« Inferno).
Et le siège de l’Intellect se situe dans le Coeur, là encore symbole unanimement reconnu par toutes les traditions, non dans la tête qui est elle le siège du mental (d’où l’enseignement: « Faire tomber la tête dans le Coeur »; fondre l’âme dans l’Esprit, la lune dans le soleil, le fini dans l’Infini, le relatif dans l’Absolu).
L’homme est oubli de Dieu, donc de sa nature propre, il doit se souvenir de Dieu en s’oubliant lui-même. Nous pouvons dire que c’est par l’oubli que l’homme se perd mais également par l’oubli qu’il se trouve et gagne la Vie.
Redonnons la parole à Frithjof Schuon:
« Le cerveau est comme l’organe de cet oubli, il est comme une éponge remplie des images de ce monde de dispersion et de lourdeur et aussi des tendances à la fois dispersantes et durcissantes de l’ego. Le cœur, lui, est le souvenir latent de Dieu, caché au tréfonds de notre « moi »; l’oraison, c’est comme si le cœur, monté à la surface, venait prendre la place du cerveau, désormais endormi d’un saint sommeil qui unit et allège, et dont la trace la plus élémentaire dans l’âme est la paix. « Je dors, mais mon coeur veille ». (Ibid.)
Si le lecteur a bien voulu nous lire patiemment jusqu’ici, nous disons alors qu’il nous faut opérer ce retour dans nos propres coulisses, qui sont exactement les mêmes que celles du monde, et l’on n’accède à la scène uniquement par les coulisses. Et une fois là, d’y congédier les piètres acteurs de cette farce « scandaleusement illusoire », mettant ainsi un terme au vacarme, ayant retrouvé des coulisses vacantes, libres. Désencombrez vos coulisses, faites de la place! Les coulisses vides sont l’assurance d’une scène vide d’où personne ne rentre ni ne sort.
L’on nous objectera sans doute que: « ceci est difficile », « la vie est compliquée », « mon quotidien m’empêche de » etc etc…
« Y a-t-il rien qui me soit difficile? Ou suis-je semblable à ceux qui promettent tant d’assister et qui n’assistent pas? Où est votre Foi? Demeurez fermes et persévérez. »
Le « quotidien » de l’homme est ce qu’il a bien voulu en faire, il n’y a personne d’autre à blâmer que lui-même s’il s’en trouve troublé, le monde n’y est pour rien; l’âme humaine conserve toujours sa fonction discriminante, libre à elle d’en user correctement en se tournant sincèrement et entièrement vers le centre ou de se disperser toujours plus vers l’indéfinie périphérie: Roue de la Vie qui dans sa rotation engendre le Devenir (10ème pantacle du Tarot, la Roue de fortune).
« J’ai parcouru le cercle du monde et ne pouvais pourtant jamais arriver au bout. C’est pourquoi je me suis jeté dans l’unique point central… »(Cantique des Cantiques)
Nul n’empêche quiconque, au minimum, ne serait-ce que de se tourner vers ce point central et de s’en trouver ainsi réchauffé par sa lumière.
Ce ne sont pas là que des mots…Le défi de l’homme moderne, cet « enfant aux tempes blanches » d’Hésiode, ce fils de l’hiver en cet « hiver du monde » se situe ici: reconnaître que les différentes formes de la Scientia Sacra, émanant de l’Unique Réalité, ne sont point oeuvres de « fiction » ou sornettes puériles mais d’une essentielle et immanente réalité. Reconnaître alors que la raison orgueilleuse, éprise d’illusions, a fait fausse-route et revienne humblement à la raison, sa vraie nature.
En l’hiver, le bois est sec, le « puer hibernus » l’est également, il suffit alors d’un rien, d’une petite étincelle pour que celui-ci s’embrase…
Et puisque nous parlons de l’enfant, et bien que pour les Anciens les mots résonnaient bien plus profondément dans l’âme, nous rappellerons ce qu’Hérodote rapportait au sujet des jeunes Perses: « On leur apprend à monter à cheval, à tirer à l’arc et à dire la vérité ». Ce qui est d’une dimension symbolique évidente et comporte donc un sens intérieur d’une portée spirituelle hautement significative, et d’une richesse incroyable pour qui veut comprendre: car le sens littéral n’est rien sans l’herméneutique consubstantielle à l’Intellectualité; si l’on nie celle-ci, la « géométrie spirituelle » des mots n’est plus perçue de façon totale: le cercle est divisé, le supérieur séparé de l’inférieur, l’ « esprit » ne vivifie plus la « lettre » qui finit par s’épuiser en « psychologisme » et autres pertes de sens, ainsi jusqu’aux plus grossiers. A cet égard, nier à l’Apocalypse de Saint Jean sa dimension intérieure la prive indéniablement de son sens le plus profond. Ceci vaut pour tous les Textes Sacrés qui ne sont pas uniquement des « histoires du monde », des faits extérieurs, mais surtout des réalités intérieures subtiles et spirituelles.
Seulement, oui, seulement bien sûr, nous savons que l’oeuvre d’irréligion, de profanation du Sacré a fait son chemin dans les âmes, semant ruines et désolations sur son passage, oui, nous savons cela… Mais ce qui est écrit en nous l’est d’une écriture éternelle. Le Livre de la Sagesse est là, ouvert de toute Eternité, il nous attend. Et Il a pris magnifiquement tant et tant de formes d’expressions, dans son infinie bonté pour nous attirer à Lui, tel un diamant aux innombrables facettes: Trésor des trésors. L’âme a beau être ravagée, elle n’en demeure pas moins et la Guérison avec elle, plus proche que la portée d’une main…Tellement plus proche…
« Attendez-moi: Je vous le dit encore une fois, attendez-moi; Je viendrai et Je vous guérirai. »
En guise de conclusion, et eu égard à tout ce que nous venons de dire, nous tenons à préciser encore ceci. Toute tradition comporte principalement deux dimensions, l’une métaphysique et l’autre cosmologique, l’une « expliquant » Dieu et l’autre « expliquant » le Monde ou le « Non-Manifesté » et le « Manifesté »; la première comprenant la seconde et l’ « expliquant » à son tour.
La Métaphysique s’applique au domaine Spirituel et reconnaît l’Identité essentielle, surnaturellement naturelle, de Dieu et de l’Homme qu’Il a crée à Son Image car « rien n’unit davantage que l’identité de nature » (Eckhart); fournissant nécessairement à ce dernier les Clés pour retrouver sa vraie nature.
La Cosmologie comprend dans l’ordre: la Cosmogonie ou la Genèse, la naissance du monde, son développement, la manifestation en tant que telle, mais aussi l’Eschatologie ou la fin du monde. La Cosmologie est Science du Monde, le Macrocosme, et de l’Homme, le Microcosme, dont l’identité foncière est unanimement reconnue. Précisons, comme une paraphrase de la formule du Védantâ que nous évoquions au début, que le Spirituel mène nécessairement au naturel mais également que le naturel mène non moins nécessairement au Spirituel. Toutes les religions et sagesses enseignent la relativité, donc l’illusion, du « moi » et du monde: ce sens immanent de l’Absolu est inscrit de façon éternelle dans l’âme humaine.
Ainsi, l’Eschatologie du monde est aussi sûre que celle de l’être humain pour l’homme de la Tradition: ce qui est né doit nécessairement mourir. Cela nous a été enseigné plusieurs fois, et de multiples façons, nul ne pourra dire « nous ne savions pas »; tirons-en donc la conclusion car la logique l’impose: que nous importe qu’il finisse de telle ou telle façon? Il finira. Telle est la Loi. Et ajoutons que nous savons comment il terminera, les différentes cosmologies ont été très précises à ce sujet. Que demander de plus? La représentation prendra fin, le rideau tombera et un nouveau théâtre rénové prendra place. De tous temps l’issue de secours nous a été indiquée. Quel est notre intérêt profond à cela? Prendre conscience de ceci et se tourner vers le « seul nécessaire », raison première et ultime de notre condition humaine.
Thierry de Crozals, pour Mecanopolis
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trop long !
RépondreSupprimerSi c'est trop fatigant, yaka allumer la télé. C'est l'heure des dessins animés.
SupprimerChaque fois que je lis Thierry de Crozals je me régale de sa profondeur et de sa finesse!Pas évident de mettre en mots des notions aussi abstraites et complexes!Douceur et talent!Merci
RépondreSupprimerJuste une question:quelle est la subtile différence entre intellect et mental?
La Loba
Fort intéressant et riche.
RépondreSupprimerL'allégorie du théâtre me refait penser au film "Baradigme", objet d'articles sur ce blogue d'ailleurs.
Cette description de la Matrice est fort à propos :
"La scène sur laquelle se déroule l’histoire, exposée aux yeux des spectateurs, constitue la manifestation grossière, concrète et matérielle; les coulisses, elles, représentent la manifestation subtile ou animique "
La réalité est occulte, en coulisse, comme notre histoire est falsifiée :
"Il y a deux histoires : l'Histoire officielle menteuse et l'histoire cachée où sont les véritables causes des évènements" avait déclaré le grand romancier Honoré de Balzac (qui savait ce que c'est que d'écrire des "histoires" justement!).
Cette histoire réelle cachée est ce que nous pourrions appeler la "conspiration du mondialisme", ce plan qui prévoit un "Nouvel Ordre Mondial" et un "meilleur des mondes" (le roman de Aldous Huxley, dont le titre original évoque le NWO : "Brave NEW WORLD").
Le "Deus Ex Machina", le Dieu caché dans les machineries des coulisses du théâtre, pour faire fonctionner la représentation.
L'ami Pierrot
""Et le siège de l’INTELLECT se situe dans le Coeur, là encore symbole unanimement reconnu par toutes les traditions, non dans la tête qui est elle le siège du MENTAL (d’où l’enseignement: « Faire tomber la tête dans le Coeur »; fondre l’âme dans l’Esprit, la lune dans le soleil, le fini dans l’Infini, le relatif dans l’Absolu). ""
RépondreSupprimerBonjour La Loba,
L'intellect est la capacité cognitive appelée aussi intelligence. Le mental est le fatras émotionnel, rumination, inquiétude, tout ce qui nous agite. Dans le texte, l'auteur situe l'intelligence à un niveau transcendant, dans le coeur.
Je le crois aussi.
Ne dit-on pas l'intelligence du coeur ?
Pour ce qui est de la non manifestation, j'y mettrais un bémol. De même que nous nous exprimons ici ou ailleurs et sous d'autres formes, T. de Crozals y compris qui écrit et quelque part se manifeste.
Edouard
Bravo Edouard, analyse très judicieuse
SupprimerL'ami Pierrot
Edouard,je te remercie pour tes explications qui me permettent un retour à l'évidence....chez moi,la confusion n'est jamais très loin!Amicalement
RépondreSupprimerLa Loba
Ou le coeur a ses raisons,que la raison ignore..
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