13 juillet 2012

Le radeau médusé


J’ai fait partie de ceux qui ont essuyé les plâtres sur la liaison ferroviaire entre Paris et Londres par le tunnel sous la Manche. J’habitais Paris et travaillais à Londres où je passais la semaine. Le vendredi soir, je rentrais chez moi. Puis je repartais le lundi matin.

On était en 1994 et la ligne n’était pas très fiable : nous restions souvent calés pendant deux ou trois heures au sein des profondeurs sous-terraines et sous-marines. Parfois l’électricité ne répondait plus à l’appel, elle non plus. Vu leurs misères, les voyageurs voyaient alors leurs billets remboursés, et dans l’ensemble du coup, le déplacement ne revenait pas trop cher.

Avant la naissance de l’Eurostar, je prenais l’avion mais l’obligation de se rendre dans un aéroport et de s’y trouver un nombre considérable de minutes avant le décollage rendait l’opération très lourde. Le train était une option préférable même si l’heure d’arrivée relevait à l’époque du plus grand des hasards.

Et puis, il y avait bien sûr toujours la solution antique : la malle Calais-Douvres.

L’avantage de la malle c’était qu’avec elle, il ne pouvait échapper à personne qu’on se rendait véritablement dans une île, avec toujours ce petit parfum d’aventure exaltante : « C’est un fameux trois-mâts, fin comme un oiseau, Hisse et ho, Santiano ! »

En été, la malle c’était sympa ! En hiver, euh… là, c’était parfois – c’est le cas de le dire – galère !

En onze ans de résidence en Angleterre, j’en ai connu des malles ! Partant de Roscoff, de Saint-Malo, de Cherbourg, du Havre, de Boulogne, de Zeebrugge, et de quelqu’autre port perdu dont j’ai oublié le nom.

Un jour… un jour, nous avons quitté la France par gros temps et sitôt bien chahutés, en pleine mer, une voix métallique et bureaucratique émise par un haut-parleur nous a informé que notre port de destination venait de se fermer au trafic maritime en raison des conditions météorologiques déplorables que nous pouvions très bien constater.

Comme une mauvaise nouvelle ne vient jamais seule, nous apprenions peu de temps plus tard que notre port de départ venait lui aussi de mettre la clé sous la porte en raison du danger.

Que fait-on dans ce cas-là sur une malle ? On attend que l’un des deux ports, celui d’arrivée de préférence, se rouvre au trafic maritime.

Le problème, c’est que ces deux ports n’ont pas été fermés par pur caprice mais parce qu’il fait vraiment dégueulasse, à terre certainement, mais surtout en mer.

Et le fait est que ça secouait, et pas qu’un peu. Et bientôt, il faisait nuit noire.

Un bateau dans la tempête, surtout quand il n’a le droit d’aller ni à gauche ni à droite, se transforme, pas même insensiblement, mais très rapidement, en radeau de la Méduse.

Il y a d’un côté les courageux, qui s’efforcent de vomir discrètement dans un sac en papier – du moins tant qu’il en reste de propres – et de l’autre, les pas courageux, qui poussent des cris quand le navire tangue ou roule de manière un peu excessive ou quand il prend une bonne vague en pleine poire dans un énorme fracas, voire même en produisant quelques craquements retentissants de la coque qui ne disent rien qui vaille. Les enfants trouvent cela très amusant jusqu’au moment où, sans transition, ils prennent peur et se joignent au chœur des hurleurs.

Au bout d’une heure comme ça, il vaut mieux s’efforcer de penser à autre chose. Une opinion relative à la nature humaine fondée sur ce qu’on peut voir alors ici ou là serait un peu désespérante.

Et tout à coup, une bande de jeunes – et c’est pour cela que je raconte l’histoire, parce que c’est en réalité une très belle histoire – a décidé de prendre les choses en mains.

Ils devaient être une vingtaine et ils avaient, je dirais, entre quinze et dix-huit ans. Ils se sont constitués spontanément, comme ça, en équipe. Ils allaient au-devant des gens en détresse et disaient les mots qu’il fallait pour les réconforter, ils se rendaient auprès des parents qui avaient jeté l’éponge et leur proposaient d’aller chercher ce qui leur permettrait de reprendre leur rôle avec un minimum de dignité, donnant à boire, distribuant des couvertures, avec des « Moi je fais ceci ! Toi, fais cela ! », au milieu des vomissures et des débris qui s’étaient amoncelés dans la tourmente et qu’ils rassemblaient et ramassaient pour remettre un peu d’ordre.

Ils avaient peur comme tout le monde bien entendu, mais leur peur, ils l’avaient domptée et transformée en énergie débordante et, grâce à eux, ce radeau de la Méduse redevenait plus banalement un bateau secoué par la tempête, peuplé d’êtres humains attendant bravement leur salut.

La nuit fut longue, sept heures si je me souviens bien, quelque part sur la Manche, entre Calais et Douvres, et puis il y eut un rayon de soleil perçant entre de gros nuages, et enfin l’annonce que nous faisions à nouveau route vers l’Angleterre.

Il m’arrive parfois d’être un peu las, de broyer sinon du noir, au moins du gris, jusqu’à ce que le souvenir me revienne de la fine équipe de la malle Calais-Douvres, je me remets alors sur mes pattes pour moi aussi reprendre la route.

3 commentaires:

  1. Dans les pires moment ,l'humain est capable du meilleur .Certes ,pas tous mais il est plus facile de voir le mauvais côté car nous aimons nous plaindre et dénoncer en se regardant les uns les autres pour savoir qui et quand faire le premier pas .
    Les rôles se sont inversé et les jeunes ont pris ici le rôle des adultes qui eux délaissaient leurs bambins sans savoir comment les protéger .
    Mais voilà que notre monde refuse la prise de décision spontané et accuse de jeune manifestant comme étant des terroristes alors qu'il n'y a plus qu'eux prenant en charge leur avenir dont les adultes ne se souci plus .

    Quand les vieux meurent ,les jeunes avancent plus vite et vivent de leurs choix .

    Mathieu

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  2. Une belle histoire...d'autant plus (si) elle est vraie.
    C'est dans l'adversité que l'on découvre les héros, et aussi les lâches et les salauds.
    Mais la découverte de ces héros ordinaires, comme vous et moi, c'est le souvenir qu'on veut garder, la mémoire est sélective : on préfère oublier ce qui est "moche".
    Ce sont les grandes épreuves qui séparent l'humanité : d'un côté, ceux qui sont altruistes, qui se dévouent au "bien commun". De l'autre, les égoïstes, lâches, collaborateurs ou trouillards, voire loups parmi les loups, opportunistes et pillards.

    C'est peut-être le "sens" de cette crise gigantesque, planétaire, que vit l'humanité sur son bateau - sa planète - secouée, mais en fait à cause des erreurs de pilotage. Le capitaine et l'équipage décidèrent d'appareiller, les ports se sont fermés... et vous, moi, nous sommes sur le bateau en détresse. Merdum ! si on avait su on aurait pas choisi ce jour et cette heure de départ !

    Le "bon Dieu", si c'est lui, aime mieux séparer pour trier la moisson, mettre d'un côté le bon grain, et de l'autre l'ivraie. Les comportements positifs ou négatifs risquent donc de s'exacerber dans les prochains mois.
    Mais comme dans l'histoire, peut-être que simplement le bateau arrivera au port, et toute cette histoire servira de leçon et de souvenir, on en sourira avec le recul du temps. Ceux qui ont été dévastés par la tempête, en auront un peu honte et quelques uns y réfléchiront peut-être.

    L'ami Pierrot

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  3. Superbe histoire, et c'est vraie que parfois dans des moments pénibles un ou des êtres spontanés peuvent changer la façon de vivre les choses.
    Petite histoire, juste une blague, dite au bon moment pour détendre les anxieux :) j'étais dans l'avion direction Nice. le mauvais temps secouait pas mal l'avion, un silence de mort reignait dans l'habitacle et l'angoisse flottait en l'air. Tout a coup, une voix d'homme avec une intonnation rieuse dit avec un bon accent Belge "Allei, ces français n'entretiennent vraiment pas bien leurs auto-routes" Tous dans l'avion ce sont mis a rire et on sentait l'athmosphère totalement changée et les gens reprendre "vie" :) il faut peu, juste un coup de pouce pour que les êtres reprennent espoir, que ce soit en tant de guerre, de grande catastrophe, il y a heureusement toujours ceux qui instinctivement redonnent espoir et confiance aux autres.
    Maryse

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