04 septembre 2011

Vision

Chez les Shipibo-konibo, les visions et les rêves occupent une place centrale et sont la représentation d’une autre « réalité ». Pour bien les appréhender, il est nécessaire d’en comprendre l’univers chamanique et de connaître comment ce peuple intègre différentes dimensions du réel. Rama Leclerc, docteur en ethnologie, nous fait découvrir les pratiques de ces guérisseurs locaux.
 
 
Le peuple Shipibo-konibo d’Amazonie péruvienne est réputé pour ses pratiques de guérison chamanique puissantes et le magnifique artisanat élaboré par ses femmes. Il compte environ 45000 personnes établies dans des villages le long du fleuve Ucayali et de ses affluents ainsi que dans la ville de Yarinacocha. Traditionnellement, elles vivent de la pêche, de l’horticulture et aussi du commerce du bois comme journaliers. Pour eux, le phénomène visionnaire ou onirique est une manifestation tout à fait courante, provoquée, exprimée, travaillée et maîtrisée. Il s’agit d’interagir avec un monde intérieur, un espace psychique amplifié afin d’avoir accès à d’autres réalités.

C’est dans ces autres réalités que les humains vont trouver et rencontrer des forces, des ontologies avec lesquelles ils pourront négocier leur condition humaine dans la réalité physique. Pour ces indiens, ce ne sont pas des hallucinations, c’est à dire une transformation délirante de la réalité, mais plutôt des « visions » ou des rêves lucides qui font office de référents et de « vrai réalité ». Tout un système d’apprentissage est mis en place pour les apprivoiser, les interpréter et les utiliser. Pour bien appréhender ce système, il est nécessaire d’en comprendre l’univers chamanique et de connaître comment ce peuple intègre différentes dimensions du réel.

Depuis la naissance, voire depuis la vie intra-utérine jusqu’à leur mort, les Shipibo sont en contact avec le monde végétal et sont amenés à absorber des plantes pour différents usages et surtout pour la médecine. Selon une classification ethnobotanique qui leur est propre, ils accordent de l’importance aux plantes de pouvoir, des végétaux auxquels on impute un fort effet curatif et dont les grands arbres de la forêt sont le paradigme. On les appelle aussi « plantes maîtresses ». Elles ont deux aspects : un caractère physique, c’est-à-dire le corps de la plante, et un caractère spirituel multiple, c’est-à-dire une intériorité, un esprit générique appelé la « mère » d’une espèce de plante en particulier. Avec le corps de la plante, ils élaborent des remèdes de toute sorte, en utilisant tant les racines que l’écorce, les feuilles ou les tiges. Les préparations suivent des procédés tels que la macération, la décoction, l’infusion, la réduction en poudre après séchage… et les usages peuvent se faire en emplâtre, en boisson, en bain, bain de vapeur ou en fumée. Ces manipulations seront tout spécialement l’apanage des herboristes plus que des « curanderos », les guérisseurs locaux ou « chamanes » comme on les appelle en Occident. Ces derniers établissent un contact privilégié avec les esprits des plantes de pouvoir.

A cet effet, l’apprenti-guérisseur suit une diète qui consiste en un protocole strict au cours duquel, après ingestion d’une préparation végétale, il respecte des règles préétablies pendant un temps imparti. En fonction du type de médecine que l’apprenti-guérisseur veut intégrer, il absorbe une plante particulière. Ce protocole permet de purifier le corps et l’esprit, et de recevoir les messages des entités végétales. Au titre des restrictions alimentaires, seules les céréales, les légumineuses bouillies à l’eau ainsi que les poissons et les volailles maigres boucanés ou bouillis sont permis, sans assaisonnement ; des restrictions sociales, physiques, émotionnelles et spirituelles : la diète implique une période de fragilité intérieure, l’apprenti reste tranquille et calme, à l’abri des regards et des énergies d’autrui. Cela lui permet de sortir des préoccupations émotionnelles du quotidien et de garder l’esprit clair. Il surveille ainsi ses pensées en permanence, lors de l’éveil jusqu'au moment des rêves. Une activité physique moindre est préconisée. De ce fait, les relations sexuelles sont évitées à l’instar des travaux de forces comme la coupe de bois, les parties de chasse, les marches sous le soleil ou encore le jardinage.

Grâce à ce travail de purification, l’univers onirique se développe : les rêves deviennent plus clairs, plus présents, les couleurs plus vives. Ils marquent une empreinte visuelle et psychique beaucoup plus forte, qui s’inscrit dans le corps. En effet, il semblerait que, de par leur force, ce type de rêves, ou de visions au cours des rêves, conditionne la réalité en état d’éveil. Les esprits des plantes se manifestent pour transmettre des savoirs sous forme de messages visuels, sonores, cinesthésiques ou invisibles nécessaires à la guérison. Par ailleurs, ils le mettent à l’épreuve afin qu’il puisse mener à bien sa future fonction. Non seulement, il doit résister aux tentations des prohibitions liées à la diète mais aussi à la peur : les esprits le testent en le sommant d’exécuter un acte négatif dans le monde physique. Répondre à ces injonctions conditionnerait pour toujours l’exercice de sa fonction vers la sorcellerie, au lieu de la guérison. La diète initiatique est le modèle sur lequel se base les diètes ordinaires. Moins strictes, elles sont ouvertes à tous et elles permettent d’acquérir et de renforcer tout type de savoirs, de transformer des situations favorablement ou d’atteindre un but.

L’apprenti-guérisseur accroît aussi ses connaissances en parcourant le monde lors de voyages astraux. Il apprend à circuler, à s’orienter et à ne pas se perdre grâce à certains repères visuels tels que les « kene », ces dessins géométriques exécutés par les femmes, autrefois sur des objets rituels et aujourd’hui sur l’artisanat. Ils sont visibles au cours des visions et servent d’ancrage et de repère visuel au guérisseur. Projetés sur le corps du patient comme une aura, ils permettent de savoir, selon la continuité du tracé, si il est sain ou non. Par ailleurs, ils agissent comme un chemin qui le relie entre la réalité d’éveil et l’état visionnaire. En effet, ces voyages de la conscience ne sont pas sans danger. Le guérisseur peut se perdre dans les méandres de sa pensée et des visions et ne plus revenir à la raison. Cette iconographie sert alors de référent visuel, culturel et mythologique ; elle est le fil, le long duquel le « curandero » revient à lui. Elle est une sorte de carte, un parcours cognitif que l’apprenti-chamane décode.

Aussi, il apprend à reconnaître les rencontres spirituelles, au delà des physicalités et des apparences, en se focalisant seulement sur les intériorités car certains esprits malintentionnés peuvent se présenter sous un aspect trompeur. Pour ne pas être dupé, il accède à la dimension cachée des êtres en reconnaissant leur vraie nature. Enfin, l’initiation permet de renforcer le pouvoir de l’intention et de la concentration, essentiel pour se diriger dans ces autres réalités et accéder à la guérison. Il est exprimé et véhiculé par plusieurs supports : des chants transmis en rêve par les esprits des plantes ainsi que la fumée de tabac émis et soufflée en soins sur le corps du patient. Les chants sont psalmodiés selon une tonalité particulière, plutôt dans les aigus, dont la vibration, projetée sur le corps et dans l’esprit du patient, transforme ou élimine les éléments pathogènes.

Un guérisseur ou « chamane » confirmé soigne grâce aux visions qui lui apparaissent des patients. Ces derniers le consultent lors de cérémonies nocturnes où il boit une décoction appelée ayahuasca. Ce mélange agit sur la conscience et permet au chamane de voyager dans les différents mondes. Cela lui donne un plus grand champ de vision, tant du monde du tangible que de celui de l’intangible. C’est à partir de ce monde invisible qu’il peut voir et comprendre ce qu’il se passe dans le visible. Pour le guérisseur Shipibo, la vision est un espace psychique nécessaire à sa fonction. Plus les visions sont claires et plus elles sont exactes et précises sur la cause des maux du malade. Il peut s’agir de visions clairvoyantes, d’événements passés, présents ou futurs. Elles sont stimulées par les effets chimiques des plantes psychotropes sur la conscience et s’appuient sur des représentations culturelles de l’environnement naturel. Elles s’alimentent des catégories intrinsèques mettant en scène et en action des esprits zoomorphes puissants et amphibies tels que le jaguar ou l’anaconda (animal mythique fondateur), phytomorphes (les grands arbres), topomorphes (des lieux particuliers : sous l’eau, dans la forêt, dans les cieux).

En somme, on peut dire que le processus d’initiation suivie par les guérisseurs Shipibo permet d’aiguiser l’acuité visuelle lors des visions et le pouvoir de l’intention. Tout ce qui se passe en conscience onirique et visionnaire agit sur la réalité et est La Réalité. Il existe une réflexivité de la conscience modifiée sur la conscience vigile : ce qui est transformé dans l’autre monde agit dans la réalité physique. Il s’agit d’un mode d’apprentissage par l’absorption de substances végétales et imprégnation des visions en conscience onirique. Enfin, la vision joue un rôle de régulateur social afin que les individus puissent se positionner parfaitement au sein de leur communauté et agir de façon appropriée envers les êtres du monde autre.
 

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