18 juin 2011

Les nouveaux demi-civilisés



Avec Google, Wikipédia et Facebook, le monde et toutes les connaissances sont au bout des doigts de cette «génération Internet» assise malgré elle sur les bancs des salles de classe des cégeps (1).


Dans Les Demi-Civilisés, publié en 1934 par le journaliste et romancier Jean-Charles Harvey, l’auteur dépeint sans réserve une société captive de la Grande Noirceur où la liberté n’a pas sa place, un monde où le clergé impose des œillères énormes à ses ouailles assujetties, un monde où toute originalité artistique est vite associée à la turpitude.
Dès sa parution, le livre est aussitôt mis au ban par son éminence le cardinal Villeneuve de Québec, qui défend alors aux Canadiens français, conformément au code du droit canonique, «de le publier, de le lire, de le garder, de le vendre, de le traduire ou de le communiquer aux autres». Jean-Charles Harvey connaîtra des difficultés durant quelques années, avant de venir s’installer à Montréal et d’y fonder Le Jour, journal anti-fasciste que Le Devoir aura d’ailleurs souvent l’occasion de détracter, sous la plume acerbe d’un certain Grincheux.
Le roman d’Harvey est aujourd’hui à l’étude d’un cours de littérature d’un collège dans la région de Montréal, s’inscrivant dans l’analyse de la littérature canadienne-française d’avant la Révolution tranquille. Maintenant forcés de lire cette oeuvre marquante, quand il y a 80 ans de cela tout contact avec le livre leur aurait été sauvagement proscrit, les étudiants, pour la vaste majorité, trouvent son style sans goût, superfétatoire et oiseux. Ils trouvent aussi que ses 200 pages s’étendent à l’infini. En somme, ils considèrent en experts que le livre est «plate». Revirement intéressant, n’est-ce pas?

Gonflés à bloc

Après vous être épuisé à essayer de leur montrer le génie de l’oeuvre, en faisant nombre de mises en contexte socio-historiques, en parlant de nos ancêtres, en tentant de les faire rire ou de les provoquer, vous réfléchissez à cette situation insoluble un bon moment, et le jeune enseignant que vous êtes finit par conclure que les élèves appartiennent aussi, d’une certaine façon, à une race de demi-civilisés. Vous vous targuez même de les appeler les nouveaux demi-civilisés.
En effet, les élèves arrivent à votre cours gonflés à bloc, indubitablement sûrs d’eux, emprisonnés dans leur individualisme irascible, indélogeables de leurs médias sociaux et ostentatoirement accrochés à leur image. Ils sont irresponsables, mal convenus et arrogants. Ce qui compte: le boulot, la voiture et les vêtements. L’iPhone. Bien sûr, tout cela ressemble à un ramassis de préjugés, mais vous êtes étonné de constater chaque jour dans votre salle de classe que c’est en fait une grande part de la réalité.
Ne leur parlez pas de littérature, d’histoire ou de politique, ils bailleront d’épuisement et pesteront contre votre cours. N’essayez pas de les raisonner, ils se fâcheront contre vous et vous ne voulez pas ça, non, vous souhaitez à tout prix éviter cette situation. Après tout, ils ont toujours raison, ils sont les meilleurs, les plus intelligents et les plus beaux. Qui êtes-vous pour leur dire le contraire? Vous ne voulez surtout pas les prendre en défaut et vous voir honnir publiquement en devenant la coqueluche du site Rate my Teacher, dans lequel les élèves évaluent sur le Web votre enseignement.

Liberté d’expression et droits fondamentaux

De toute façon, que pourrait-il y avoir à apprendre maintenant qu’il y a Google, Wikipédia et Facebook? Le monde et toutes les connaissances sont au bout de leurs doigts! Pourquoi perdraient-ils des années de leur jeunesse si précieuse à user leurs jeans de 200 $ (achetés sur Beyond the rack) sur les bancs rouillés d’une école à l’éducation passée de mode? Parce qu’ils n’ont pas le choix, vous diront-ils! Leurs méchants parents les forcent à aller au cégep (et c’est au moins ça de gagné).
En entrant dans la salle de cours, ils s’installent contre la fenêtre pour lorgner les voitures qui passent à toute vitesse, car certains malins ont réussi à s’enfuir, entre deux cours inutiles, de la maison de fous, du camp de torture qu’est le cégep. Ils regardent l’heure sur leur téléphone intelligent toutes les 30 secondes et s’envoient des dizaines de messages textes pendant l’heure et quart de souffrance qu’on leur inflige sadiquement. N’essayez pas de les priver de cette sublime évasion, car la direction de l’école et toute la société technophile vous accuseront de brimer leur liberté d’expression, leur droit fondamental d’être un consommateur hyperbranché, stupide et endormi.
Ce qui explique qu’à la question «que connaissez-vous de la Révolution tranquille?», un élève vous réponde: «Est-ce que je peux aller m’acheter un lait au chocolat?» Ce qui explique qu’en voyant un extrait de la Nuit de la poésie 70, au moment où Michèle Lalonde déclame son magistral «Speak White», un bollé lâche un gracieux «’Stie d’folle!» pendant que deux filles trop maquillées s’enfoncent dans un sommeil ruminant à la première rangée. Ce qui explique qu’à la question «Qui a introduit le vers libre en poésie?» l’un d’entre eux rétorque avec ingénuité: «Dany Bédar!» Ce qui explique que tout le monde trouve ça drôle, très drôle, car tout est toujours sujet à cocasserie, sauf, bien sûr, leurs résultats…

Les résultats

Ne touchez pas à leur cote R, à leur salaire d’étudiants. Ils méritent les meilleures notes possible et, en manipulateurs aguerris, ils essaient de vous faire croire qu’ils ont étudié toute la nuit, qu’ils ont consacré des heures aux devoirs prescrits pour la semaine de lecture. Quelle surprise avez-vous quand vous lisez quelques minutes après sur Facebook qu’ils ont passé la semaine à Palm Beach, Varadero ou Cancún à boire des Cuba libre pendant que vous corrigiez leurs textes bourrés de fautes dans la cuisine de votre trois pièces et demie délabré.
Ces élèves font pourtant partie de votre génération, les Y, la «génération Internet». Vous vous dites que tout le concept de génération devrait être soupesé, car vous ne ressentez pas beaucoup d’appartenance à la leur. Vous avez pitié de ces 3 % d’élèves qui ont tout ce qu’il faut pour faire infiniment rougir les autres, cette minorité dont le talent, la motivation et les capacités scolaires sont exceptionnellement élevés. Comment font-ils pour supporter leurs camarades? Comment font-ils pour ne pas déprimer, le soir, en lisant Les Demi-Civilisés et en y reconnaissant leurs collègues de classe?
Et le soir, à la fin d’une journée haletante, vous vous endormez sur cette belle pensée: Twitter a remplacé l’Église, l’iPhone le chapelet, et vous pourriez écrire un livre intitulé Les Nouveaux Demi-Civilisés demain matin. Le plus triste dans tout ça, pensez-vous dans un demi-sommeil, c’est que personne ne le bannirait, ce livre, c’est qu’il tomberait dans les limbes d’une société où l’indifférence profonde combinée à l’individualisme irréfrénable et à la consommation soporifique ont un jour eu raison du rêve que certains visionnaires comme Harvey brandissaient, celui de voir un monde où les gens seraient libres et intelligents.
Par chance, en 2011, il y a l’éducation accessible pour tous, du pain et des livres sur la table pour les moins nantis, mais encore faut-il que les gens veuillent savoir, qu’ils s’intéressent moindrement aux angles morts de leur vie, qu’ils regardent un peu, autour de leur reflet miroitant, ce qu’il se passe.
Vous pensez alors à votre père, ancien enseignant qui a maintenant pris sa retraite, entre autres parce qu’il trouvait que les élèves n’étaient plus les mêmes, parce que quelque chose de fondamental, en une dizaine d’années, avait changé dans leur regard, leur attitude, leur motivation. Vous vous dites que vous ferez bientôt partie du pourcentage de jeunes enseignants qui décident de changer de carrière…


  • Le réseau des cégeps a été créé en 1967. Implantés dans toutes les régions du Québec, les 48 cégeps font partie de l'enseignement supérieur québécois, dont ils sont la première étape. Les étudiants y ont accès après six ans d'école primaire et cinq ans d'école secondaire. Les cégeps sont des établissements d'enseignement publics.

  • Les cégeps ont la particularité de faire cohabiter l'enseignement préuniversitaire, qui mène à l'université, et l'enseignement technique, qui prépare au marché du travail. Quel que soit le programme auquel ils sont inscrits, les étudiants suivent des cours de formation générale, dont une partie est commune à tous.

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