14 août 2024

Mythologie : Dionysos, bien plus qu’un "dieu de la fête"

L’extase des fidèles du dieu du vin et de la débauche n’avait d’égal que la vengeance cruelle qui s’abattait sur ses ennemis. Symbole de mort et de résurrection, Dionysos a influencé les cultes méditerranéens jusqu’à l’émergence du christianisme.

Non content d’être le maître de la vigne, Dionysos était également associé à la fertilité, à la productivité, au théâtre, à l’extase et à l’abandon de soi. Qu’on l’appelle Dionysos (son nom grec) ou bien Bacchus (son nom romain), il s’agit peut-être du plus étrange des dieux du vaste panthéon classique. S’il semble que les rituels païens qui lui étaient dédiés (les fameux mystères) aient été pratiqués hors des sphères religieuses et philosophiques gréco-romaines que l’on connaît, des découvertes archéologiques du 20e siècle ont établi qu’il était bel et bien un dieu à part entière.

Fils d’un dieu et d’une princesse mortelle, Dionysos instaura un lien crucial entre l’humain et le divin. Force d’une nature cyclique et débridée, il arrachait hommes et femmes à eux-mêmes par le truchement de l’ivresse. Dionysos, intermédiaire avenant quoique déchaîné et dangereusement ravissant, représente un des paradoxes indissolubles de la vie.

Le fait que l’on associe Dionysos au vin illustre bien ce paradoxe. Le vin est une boisson délicieuse aux propriétés thérapeutiques, mais il rend ivre. Il apporte libération et extase mais, comme toute expérience initiatique, il présente aussi le risque d’une perte de contrôle et de l’identité.

NAISSANCES ET MORTS

Les mythes tournant autour de Dionysos proviennent de sources différentes. L’une des plus populaires est la Bibliothèque d’Apollodore, recueil de mythes du 1er ou du 2e siècle de notre ère s’inspirant de mythes plus anciens encore comme les Hymnes homériques (7e-6e siècles av. J.-C.) ainsi que de poèmes et de tragédies grecques. Ces textes fournissent un récit étalon de la naissance de Dionysos : comme bon nombre des enfants de Zeus, Dionysos n’était pas le fils de sa femme et reine des dieux, Héra, mais le fruit d’une liaison extraconjugale. Dans la Bibliothèque, Zeus tombe amoureux de Sémélé, une princesse mortelle, et les deux conçoivent un enfant. Lorsqu’elle découvre leur relation, Héra, par jalousie, tente d’anéantir Sémélé et son fils à naître.

Déguisée en mortelle, Héra va planter la graine du doute dans l’esprit de la jeune femme : son amant ne serait pas un dieu. Elle lui indique même une façon d’en avoir le cœur net. Sémélé suit donc les indications d’Héra et fait prêter un serment inviolable à Zeus : il devra exaucer n’importe lequel de ses vœux. Elle lui demande ensuite d’apparaître devant elle dans toute sa gloire divine. À cause du serment qu’il a fait, Zeus ne peut refuser et se dévoile donc dans une vision que les mortels ne peuvent supporter. Sémélé est réduite en cendres.

Zeus parvient malgré tout à sauver leur fils qui est encore dans le ventre de sa mère et le coud dans sa propre jambe. Arrivé à terme, Dionysos sort de la cuisse de Zeus. Cet épisode cru et repoussant n’est pas le premier de la mythologie grecque : Athéna, déesse de la sagesse et de la guerre, a vu le jour dans des circonstances similaires en sortant de la tête de Zeus. Dionysos en tirera son surnom : diogonos, le deux fois né.

Après cette (re)naissance extraordinaire, Zeus confie le nourrisson à Hermès, le messager des dieux. Le bébé est protégé de la colère d’Héra et pris en charge par des nymphes. La fureur jalouse d’Héra ne s’apaise pas pour autant avec la mort de Sémélé. Elle cherche à punir son fils également et décide de le rendre fou. Hébété, le jeune dieu erre sans but sur les terres de l’est de la Grèce et se retrouve en Phrygie, royaume du centre-ouest de l’Anatolie (actuelle Turquie). Là, la Déesse mère Cybèle (dont le propre culte avait des caractéristiques communes avec celui de Dionysos) purifie le jeune dieu, reconnaissant peut-être en lui une âme sœur.

VAGABONDAGES ET VIN

Guéri de sa folie, Dionysos poursuit ses voyages, mais il n’est plus seul. Dans de nombreux récits le concernant, il est accompagné d’un cortège (thiase) qui le vénère dans une ivresse débauchée et qui tient des orgies festives (rites) en son honneur. Les ménades, des nymphes mieux connues sous le nom de bacchantes, forment le cœur de sa thiase.

Il n’est pas rare que Pan, dieu hirsute de la fertilité et protecteur des bergers, prenne part à ses aventures accompagné de satyres et de silènes, des créatures sauvages mi-humaines, mi-animales. Des gros félins (léopards, tigres, lynx) et des serpents complètent la thiase dionysiaque qui gratifie tous les endroits qu’elle traverse de son vin.

L’odyssée de Dionysos le verra partir de Grèce, traverser la Turquie et atteindre l’Asie. Selon certains spécialistes actuels, les Grecs anciens croyaient que si l’on trouvait de la vigne à un endroit et que du vin y était produit, c’est que Dionysos y était passé. Celui-ci aurait d’ailleurs conquis l’Inde sur un char tiré par des panthères grâce aux pouvoirs du vin et de la danse plutôt que par les armes et par la guerre.

Dionysos fait de nombreuses rencontres mais tout le monde ne l’accueille pas à bras ouverts. Ceux qui rejettent ses enseignements ne tardent jamais à être brutalement malmenés. En Thrace (à cheval sur la Bulgarie, la Grèce et la Turquie actuelles), il fait la rencontre du roi Lycurgue qui refuse de reconnaître son rang de dieu et emprisonne ses fidèles. Pour prouver son pouvoir, Dionysos rend le roi fou. Lycurgue tue son propre fils après l’avoir pris pour une vigne. Lorsqu’il reprend ses esprits, le roi est horrifié, mais Dionysos n’est pas encore satisfait. Il exige que le roi soit mis à mort, sans quoi plus aucun fruit ne poussera jamais dans le royaume. En entendant cela, le peuple se saisit de son roi et le donne à manger à des chevaux anthropophages pour apaiser le dieu.

Un incident similaire se produit à Thèbes, ville où est née la mère de Dionysos, la princesse Sémélé. L’histoire constitue le fondement du chef-d’œuvre d’Euripide, Les Bacchantes, pièce écrite au 5e siècle av. J.-C. Le roi Penthée, cousin de Dionysos, s’oppose au culte dionysiaque et provoque la colère du dieu. Penthée va épier un groupe de Thébaines pratiquant leurs rites bachiques sur le flanc d’une montagne. Les femmes déchaînées (parmi lesquelles se trouve Agavé, la mère de Penthée) le prennent pour un animal sauvage et le dépècent à mains nues dans leur ivresse.

Dionysos a parfois montré des visages moins cruels. Lorsqu’une bande de pirates tyrrhéniens kidnappe le dieu au large de l’actuelle Italie, Dionysos réagit en faisant pousser de la vigne sur tout le bateau. S’apercevant qu’ils sont en présence d’un dieu, les pirates terrifiés se jettent à la mer. Plutôt que de les laisser se noyer, Dionysos les transforme en dauphins.

SPECTACLES ET MYSTÈRES

Le culte de Dionysos ne se rendait pas de manière uniforme dans le monde classique. Celui-ci était parfois public et organisé, tandis que d’autres rituels étaient mystérieux et se pratiquaient en secret. Nombreux étaient les Grecs qui montraient leur vénération pour Dionysos lors de festivals ; à Rome, où on l’appelait Bacchus, on l’honorait lors de bacchanales, des rituels sauvages pratiqués à la nuit tombée dans la forêt ou sur la montagne. Les ménades entraient dans des états de délire extatique et, poussées par un prêtre personnifiant Dionysos, se mettaient à danser frénétiquement avant de se mettre en chasse.

Dans la culture hellénique, Dionysos était un symbole de cohésion commune et de réconciliation étroitement lié au théâtre. Chaque mois de mars, la ville d’Athènes organisait un festival dédié : les Grandes Dyonisies (ou Dyonisies citadines). Ces festivités spectaculaires trouvant leur origine au 6e siècle avant notre ère duraient jusqu’à six jours. Le premier jour, une procession ouvrait le festival et l’on érigeait une statue à l’effigie du dieu dans son théâtre dédié. Après les représentations de la journée, on sacrifiait un taureau et on organisait un festin.

Dans les jours qui suivaient, les dramaturges de la Grèce antique présentaient leurs travaux (tragédies, comédies ou satyres) et s’affrontaient lors de concours. Le mot tragédie viendrait d’ailleurs de tragos (bouc) et d’oidos (chant), soit le « chant du bouc ». On récompensait les meilleurs acteurs et on couronnait les dramaturges de lierre en hommage à Dionysos.

On vénérait également Dionysos à travers une série de rituels secrets aujourd’hui connus sous le nom de mystères dionysiaques. Ceux-ci proviendraient d’un culte inconnu qui se serait répandu à travers la Méditerranée en même temps que le vin s’y disséminait. Il est toutefois possible qu’on ait d’abord pratiqué ledit culte avec de l’hydromel.

Patron des mystères dionysiaques – ces rites secrets réservés aux initiés semblables à ceux que l’on pratiquait en l’honneur de Déméter, déesse de l’agriculture, d’Isis ou de Mithras –, Dionysos était une déité turbulente qui entrait dans une civilisation et en bouleversait l’ordre établi. Son arrivée était synonyme d’avènement de la libération et de la transgression.

ÉTRANGER OU OLYMPIEN ?

À première vue, ces mystères et les rites orgiastiques qui entouraient Dionysos semblent aller à l’encontre de la vision harmonieuse et ordonnée de la religion grecque classique. Pour cette raison, de nombreux intellectuels, de tradition allemande en particulier, n’ont longtemps pas voulu croire à son hellénité. Ils le considéraient comme un dieu étranger, peut-être thracien ou phrygien, et ont écarté la possibilité que les mythes entourant sa mort et sa résurrection puisse être d’origine grecque. Pour les intellectuels positivistes du 19e siècle, Dionysos était davantage un dieu importé qu’un dieu grec et les ménades n’étaient que mythe et littérature.

Ces idées préconçues ont évolué au cours du 20e siècle. En 1953, grâce au déchiffrage du Linéaire B, le syllabaire utilisé par la civilisation mycénienne qui précède l’alphabet grec de plusieurs siècles, des chercheurs ont découvert que Dionysos était en fait déjà bien connu en Grèce dès le 13e siècle avant notre ère. Des tablettes mycéniennes antiques découvertes dans le palais de Nestor, à Pylos, dans le Péloponnèse, mentionnent son nom et prouvent qu’il ne s’agit pas d’un dieu importé de l’étranger mais d’une divinité profondément grecque.

Comme en témoignent des inscriptions grecques datant de diverses périodes, les ménades auraient réellement existé. Il y aurait donc vraiment eu des groupes de femmes atteignant, sous l’influence de Dionysos incarné en prêtre, un état de délire tel qu’elles étaient prêtes à déchiqueter des animaux vivants et à manger leur chair crue.

INFLUENCE DIVINE

Dionysos était donc un dieu grec à part entière. Un dieu dont la popularité a traversé plusieurs époques et qui a pris différents aspects ; on le représente à la fois comme un jeune magnifique et efféminé à la chevelure fournie et comme un adulte corpulent et barbu. D’un point de vue fonctionnel, le Dionysos grec et le Bacchus romain sont le même dieu. Mais il y a toutefois quelques différences importantes. On inclut généralement Dionysos, personnage noble et juvénile de la mythologie et de la littérature classique, dans la liste des douze dieux de l’Olympe. Alors qu’on représente souvent Bacchus sous les traits d’un homme mûr corpulent qui, selon le poète romain Ovide, serait revanchard et se servirait de son bâton à la fois comme d’une baguette magique et d’une arme contre ceux qui oseraient s’opposer à son culte et à ses idéaux de liberté.

Lorsque l’on a une vue d’ensemble des systèmes de croyance du monde antique, on remarque facilement l’influence qu’a eu Dionysos sur d’autres traditions. Certains historiens des religions parlent même d’Osiris-Dionysos pour désigner un groupe de dieux vénérés dans le bassin méditerranéen au cours des siècles qui ont précédé l’émergence du christianisme. Ces dieux avaient un certain nombre de caractéristiques en commun comme le fait d’être des hommes, d’avoir des pères divins et des mères mortelles et vierges, ainsi que le fait de renaître en tant que dieu.

Au 5e siècle av. J.-C., l’historien grec Hérodote assimilait par exemple le dieu égyptien Osiris à Dionysos. À la fin de l’Antiquité, certains gnostiques et philosophes néoplatoniciens avaient même élargi les termes de cette équation syncrétique pour y inclure Éon, Adonis et d’autres dieux des religions à mystères. Des spécialistes voient également un lien entre le vin fertile du culte dionysiaque et la centralité du vin dans l’Eucharistie ainsi que des parallèles entre le dieu grec et le Christ lui-même. L’orphisme, courant religieux du 6e siècle av. J.-C., tournait autour de la croyance que Dionysos avait été déchiqueté puis qu’il avait ressuscité. Des penseurs du 20e siècle comme James Frazer envisageaient Dionysos et le Christ dans le contexte d’une tradition est-méditerranéenne de mort et de résurrection des dieux dont le sacrifice et le retour à la vie rachetaient leur peuple.

À l’évidence, l’influence de Dionysos se fait encore sentir de nos jours. Étant donné la prévalence et le pouvoir du vin et du ravissement antique, on comprend facilement pourquoi, il n'y a là point de mystère.

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