19 août 2024

Ainsi va la Chine en 2024

 

On aura beau tenter d’occulter cette évidence, elle saute aux yeux : la Chine a accompli en soixante-quinze ans ce qu’aucun pays n’a réussi à faire en deux siècles. Elle a imaginé des solutions inédites, multiplié les succès comme les échecs. Aujourd’hui, cette odyssée continue, charriant à nouveau son lot d’incertitudes. Un regard rétrospectif, toutefois, laisse voir l’immensité du chemin parcouru, la profondeur des transformations accumulées, l’importance des progrès réalisés.

La République populaire de Chine a été proclamée par Mao Zedong le 1er octobre 1949. Lorsqu’ils fêtent cet anniversaire, les Chinois savent bien ce qu’est devenu leur pays. Mais ils savent aussi dans quel état il se trouvait en 1949. Dévasté par des décennies de guerre civile et d’invasion étrangère, c’était un champ de ruines. D’une pauvreté inouïe, le pays ne représentait qu’une part infime de l’économie mondiale, alors qu’il en représentait encore le tiers en 1820. Le déclin de la dynastie Qing et l’intrusion des puissances prédatrices ont ruiné cette prospérité.  Avec le «siècle des humiliations», la Chine a subi les affres d’une longue descente aux enfers. Le pays a été occupé, pillé et ruiné. En 1949, il n’est plus que l’ombre de lui-même. Ravagées par la guerre, les infrastructures sont délabrées. Incapable de nourrir la population, l’agriculture souffre de l’absence criante d’équipements, d’engrais et de semences.

En 1949, la Chine offre le spectacle d’une misère ahurissante. Composée pour l’essentiel de paysans pauvres, la population chinoise a le niveau de vie le plus faible de la planète, inférieur à celui de l’Inde ex-britannique et de l’Afrique sub-saharienne. Sur cette terre où l’existence ne tient qu’à un fil, l’espérance de vie est de 36 ans. Abandonnée à son ignorance malgré la richesse d’une civilisation plurimillénaire, la population chinoise compte 85% d’analphabètes. Cette misère n’a rien d’une fatalité : conséquence d’une exploitation éhontée, elle est l’expression de rapports sociaux de type semi-féodal. Heureusement, cette société inique n’était pas faite pour durer. Las de croupir dans le dénuement et la saleté, les paysans ont fini par mettre à bas le vieil ordre social en se rangeant au côté de Mao Zedong et du parti communiste. Événement inouï, cette révolution paysanne a fait basculer le quart de l’humanité du côté du socialisme. Libérée et unifiée par Mao, la Chine s’est engagée sur la voie étroite du développement d’un pays arriéré. D’une pauvreté inimaginable, isolée et sans ressources, elle a exploré des chemins inconnus.

Soixante-quinze ans plus tard, l’économie chinoise représente 20% du PIB mondial en parité de pouvoir d’achat, et elle a dépassé l’économie américaine en 2014. En 2023, le PIB chinois (PPA) représente 142% du PIB des États-Unis. La Chine fabrique 50% de l’acier mondial. Son industrie représente le double de celle des États-Unis et quatre fois celle du Japon. Elle est la première puissance exportatrice mondiale.

Premier partenaire commercial de 130 pays, elle a contribué à 30% de la croissance mondiale au cours des dix dernières années. Fulgurant, ce développement économique a amélioré les conditions d’existence matérielle des Chinois de façon spectaculaire. Avec 400 millions de personnes, les classes moyennes chinoises sont les plus importantes du monde. En 2019, 140 millions de Chinois sont partis en vacances à l’étranger : interrompu par la crise sanitaire, cet appétit pour les voyages va connaître une nouvelle vigueur. L’espérance de vie moyenne est passée de 36 à 64 ans sous Mao (de 1950 à 1975) et elle atteint aujourd’hui 78,2 ans (contre 76,1 ans aux États-Unis et 67 ans en Inde). Le taux de mortalité infantile est de 5,2‰ contre 30‰ en Inde et 5,4‰ aux États-Unis. L’analphabétisme est éradiqué. Le taux de scolarisation est de 100% dans le primaire et de 97% dans le secondaire. A l’issue de l’enquête internationale comparative sur les systèmes éducatifs pour l’année 2018, l’Organisation de coopération et de développement économique a attribué la première place à la République populaire de Chine.

Attestée par l’ONU, la Banque mondiale, le Fonds monétaire international et l’OCDE, l’ampleur des progrès accomplis par la Chine donne le vertige. D’après l’ex-économiste en chef de la Banque mondiale, l’apparition d’une énorme classe moyenne en Chine est la principale cause de la réduction des inégalités mondiales entre 1988 et 2008 : en vingt ans, la Chine a réussi à extraire de la pauvreté 700 millions de personnes1. Des résultats colossaux, sans commune mesure avec les progrès enregistrés dans des pays, comme l’Inde, qui avaient un niveau de développement comparable en 1950. Mieux encore, la «pauvreté extrême» (selon les normes internationales) a été éradiquée en 2021 au terme de dix ans d’efforts. Près de 100 millions de personnes ont enfin obtenu les «cinq garanties» : nourriture, vêtements, logement, éducation et santé. Cette disparition de la misère se lit aussi dans les statistiques portant sur les revenus. Calculé en parité de pouvoir d’achat, le revenu annuel moyen disponible par tête des Chinois atteint 19 340 $, soit 83% de celui des Français. Chaque année, il progresse de 5% environ. Avec la généralisation de la protection sociale, 95% des Chinois ont une assurance-maladie, alors que la moitié de la population mondiale n’en a aucune. Corrigeant les effets des réformes structurelles des années 1990, le parti communiste a mis l’accent sur la réduction des inégalités et la recherche de la «prospérité commune». Le salaire moyen réel a quadruplé en vingt ans, notamment sous l’effet de la mobilisation ouvrière, et les entreprises étrangères ont commencé à délocaliser leur activité à la recherche d’une main d’œuvre moins coûteuse.

En développant le marché intérieur, la politique de Xi Jinping pousse à la hausse l’ensemble des salaires. Société de paysans jusque dans les années 1980, la société chinoise est devenue une société majoritairement urbaine. Le système éducatif forme massivement des ingénieurs, des médecins, des techniciens hautement qualifiés. L’une des questions fondamentales qui se posent aux pays en voie de développement est celle de l’accès aux technologies modernes. La Chine de Mao Zedong a bénéficié de l’aide de l’URSS jusqu’à son interruption en 1960 lors du schisme sino-soviétique. C’est pour pallier cette difficulté que Deng Xiaoping a organisé en 1979 l’ouverture progressive de l’économie chinoise aux capitaux extérieurs : en échange des profits réalisés en Chine, les entreprises étrangères y procéderaient à des transferts de technologie vers les entreprises chinoises. En quarante ans, les Chinois ont assimilé les technologies les plus sophistiquées. Aujourd’hui, la part de la Chine dans les industries de haute technologie atteint 28% du total mondial et elle a surclassé les États-Unis. Il est vrai que la Chine dispose de ressources humaines considérables. Elle envoie 550 000 étudiants à l’étranger et elle en reçoit 400 000. Doté de 80 technopoles, le pays est numéro un mondial pour le nombre de diplômés en sciences, technologie et ingénierie, et il en forme quatre fois plus que les États-Unis.

Cette percée technologique du géant chinois va de pair avec la transition énergétique. Signataire de l’Accord de Paris sur le climat, la Chine est le premier investisseur mondial dans les énergies renouvelables : en 2023, ses investissements ont représenté les deux tiers des investissements mondiaux. Elle possède 60% des panneaux solaires et 50% des éoliennes de la planète. La plupart des bus électriques en service dans le monde sont fabriqués en Chine. Elle contient 50% des véhicules électriques du monde et elle en fabrique trois fois plus que les États-Unis. La Chine a le réseau ferré à grande vitesse le plus grand du monde (42 000 km), et l’entreprise publique CRRC est numéro un mondial de la construction de TGV. Pour faire reculer le désert, la Chine a engagé la plus grande opération de reboisement de l’histoire humaine (35 millions d’hectares). Prenant au sérieux la désastreuse pollution de l’atmosphère, elle a réussi à juguler ce phénomène, et on peut désormais admirer le ciel bleu au-dessus de Pékin. Voulant bâtir une «civilisation écologique», Xi Jinping ne lésine pas sur les moyens. Outre les investissements massifs dans les énergies renouvelables et la lutte contre la pollution de l’air, de l’eau et du sol, un ambitieux programme nucléaire va faire de la Chine le numéro un mondial : le premier réacteur de quatrième génération a été mis en service dans le Shandong en novembre 2023.

Le développement spectaculaire de la République populaire de Chine est le résultat de soixante-quinze ans d’efforts titanesques. Adoptant une voie originale vers le développement, les Chinois ont inventé un système que les catégories en usage en Occident peinent généralement à décrire. Loin d’être une «dictature totalitaire», c’est une démocratie populaire dont la légitimité repose exclusivement sur l’amélioration des conditions d’existence du peuple chinois. Organe dirigeant du pays depuis 1949, le parti communiste sait que la moindre déviation hors de la ligne du mieux-être collectif provoquerait sa chute. Comparé à une démocratie idéale qui n’existe nulle part, ce système n’est pas sans inconvénients : l’opacité des centres de décision, le monolithisme des médias officiels, l’impossibilité de débattre des sujets interdits. Mais si on le compare aux «démocraties» existantes, il présente aussi des avantages : le souci de l’intérêt commun, la primauté du long terme, la culture du résultat, la sélection méritocratique des dirigeants. Pas plus que le système occidental, le système politique chinois n’est exempt de contradictions. Va-t-il durer encore longtemps ? Nul ne le sait, mais sa résistance aux changements depuis soixante-quinze ans plaide en sa faveur. Croyant que la démocratie repose sur la foire d’empoigne électorale, les Occidentaux ne comprennent pas la politique chinoise. Sans doute un effet de la divergence entre deux cultures qui n’ont pas le même univers symbolique. Peut-être aussi parce que les Occidentaux sont aveugles à la réalité de leur système : ils ne voient pas que chez eux le président est désigné par les banques, alors qu’en Chine les banques obéissent au président.

Loin d’être despotique, le pouvoir communiste a des comptes à rendre à la population. C’est pourquoi l’image véhiculée par les médias occidentaux d’une population tétanisée par la peur est complètement erronée. La société chinoise est traversée par des contradictions multiples, et la contestation sociale y est monnaie courante : «Pour la plupart des observateurs, la Chine se résume à son système politique, voire à l’ombre immense de son président, Xi Jinping», relève le sinologue Jean-Louis Rocca. «La société, elle, semble avoir disparu. En général, les Chinois sont réduits à une masse d’individus soumis à la propagande du parti communiste, incapables d’avoir une opinion par eux-mêmes. Ce discours est doublement problématique. D’abord, il est méprisant pour les intéressés, surtout ceux qui sont critiques du système sans être dissidents pour autant. Il l’est également pour les désormais nombreux citoyens biculturels qui connaissent certes les défauts de la société chinoise, mais aussi la crise démocratique que traversent les sociétés européennes. Deuxième problème : ce discours ne correspond en rien à la réalité. Loin d’être amorphe, la société chinoise fait preuve d’un indéniable dynamisme et s’exprime par divers moyens».

Ponctuée par des «incidents de masse», une contestation multiforme peut faire reculer les pouvoirs locaux, et même les sommets du parti-État. «Le champ des conflits sociaux couvre un très large spectre. Depuis la fin des années 1990, les employés des entreprises d’État en restructuration, les travailleurs migrants exploités, les propriétaires d’appartement dépossédés par les promoteurs ou les riverains d’usines polluantes n’hésitent pas à défendre leurs intérêts. Plus récemment, des livreurs se sont insurgés contre leurs conditions de travail et de rémunération, et des épargnants spoliés par la crise immobilière contre des banques ruinées par leurs pratiques spéculatives. On se souvient aussi des manifestations de novembre 2022 au cours desquelles des milliers de personnes étaient descendues dans la rue pour demander une levée de la politique dite de zéro Covid adoptée dans le cadre de la lutte contre la pandémie. Même si le parti communiste chinois s’était déjà résolu à assouplir les mesures de contrôle, ce sont bien ces manifestations qui ont définitivement conduit Pékin à sortir de l’isolement sanitaire. Les Chinois expriment aussi leurs opinions sur les réseaux sociaux. Malgré la censure, ceux-ci sont devenus un vrai lieu d’échange d’informations et de points de vue».2

Pour faire face aux revendications populaires, le parti communiste ne doit-il pas revenir aux sources de son expérience politique et suivre ce que Mao appelait «la ligne de masse» (qúnzhòng lùxiàn 群众路线) ? Appliquée pour la première fois dans les «bases rouges» des années 1930, elle consiste pour les cadres communistes à se confondre avec le peuple, à comprendre ses préoccupations, à assimiler les connaissances qu’il peut transmettre et à formuler des solutions à ses difficultés. Enraciné dans la population, le parti peut transmettre ses exigences aux instances dirigeantes, influer sur les décisions prises au sommet. L’expérience de la fin du «zéro Covid» a montré que le pouvoir était prompt à respecter le verdict des masses, et les Chinois savent que sa légitimité tient pour beaucoup à cette capacité d’écoute. Ils sont conscients qu’ils ne pourront pas remplacer le parti, mais ils savent aussi qu’il a l’obligation de tenir compte de leurs revendications. S’il se dérobe à ses devoirs, ne court-il pas le risque de perdre le consentement populaire ? En Chine, on ne peut pas changer de gouvernement, puisque le rôle du parti n’est pas négociable, mais on peut changer de politique. Dans les pays occidentaux, à l’inverse, on peut changer de gouvernement, mais on ne peut pas changer de politique, puisque la classe dominante fixe les limites a priori de toute politique possible. C’est pourquoi la démocratie libérale est en réalité une oligarchie, et non une démocratie, tandis que le régime chinois est une démocratie populaire, même si elle n’est pas libérale.

Pour Zhang Weiwei, directeur de l’Institut chinois de l’Université Fudan, «le récit occidental dominant sur la politique chinoise est basé sur un paradigme analytique extrêmement superficiel et biaisé : l’argument dit de la démocratie contre la dictature, où la démocratie et la dictature sont définies de manière unilatérale par l’Occident. Cette narration définit le multipartisme et le suffrage universel pratiqués en Occident comme un système démocratique et estime que c’est seulement en adoptant ce modèle que la Chine pourra devenir un pays normal et être acceptée par la soi-disant communauté internationale dirigée par l’Occident. Le système politique chinois est dépeint comme autoritaire et comme l’antithèse de la démocratie. Si vous n’acceptez pas cette logique politique occidentale, alors vous soutenez la dictature. Si vous ne vous dirigez pas vers le modèle politique occidental, alors vous ne menez pas de réforme politique. Ce paradigme est depuis longtemps un outil idéologique permettant à l’Occident de fomenter des révolutions de couleur et de renverser les régimes non occidentaux. Mais comme le modèle politique occidental est problématique, de nombreuses personnes commencent à le mettre en question. Dans ce système, la démocratie signifie la campagne électorale, la campagne électorale signifie le marketing politique, le marketing politique signifie l’argent, les relations publiques, la stratégie, l’image et le jeu d’acteur. Beaucoup de dirigeants savent comment jouer ce jeu, mais peu savent comment faire avancer les choses».3

Si les Chinois semblent s’accommoder de leur système, au demeurant, c’est parce qu’ils ne perçoivent guère l’intérêt d’en changer : «D’un point de vue occidental, cette société a un défaut majeur», souligne Jean-Louis Rocca. «Une grande partie des citoyens ont aujourd’hui des doutes quant à la possibilité, ou à l’intérêt, d’établir une démocratie représentative en Chine. Mais ces doutes ne sont pas d’ordre idéologique, ils reposent sur une analyse pragmatique de la situation. Il s’agit de répondre à une question simple : la démocratie peut-elle faire mieux que le PCC ? Est-il utile de prendre des risques en s’opposant au PCC ? Le jeu en vaut-il la chandelle ?»4 Les Chinois savent qu’ils sont propriétaires de leur logement, qu’ils bénéficient de l’accès aux soins, que leur système éducatif est performant, que les transports sont modernes et bon marché, qu’ils peuvent voyager comme ils veulent, que les salaires augmentent, que le travail est valorisé, que les emplois ne sont pas délocalisés à l’étranger, que les minorités ethniques sont respectées, que la Chine est un grand pays souverain, qu’elle est la première puissance industrielle, qu’elle construit des infrastructures dans le monde entier, qu’elle n’est en guerre avec personne, que ses frontières sont sûres, qu’elle poursuit résolument la transition énergétique, que la sécurité dans les rues est assurée, que le terrorisme a été éradiqué, que les dirigeants sont sélectionnés selon leur compétence, que les riches et les puissants ne sont pas au-dessus des lois, etc. Ils peuvent manifester leur mécontentement, et ils ne s’en privent pas. Mais pourquoi voudraient-ils changer de système ?

Sans promouvoir pour autant un changement systémique, certains intellectuels chinois estiment que le pays ne fera pas l’économie d’une réforme politique. Professeure à la retraite de l’École centrale du Parti, Cai Xia soutient que «la politique démocratique» n’est pas contradictoire avec la «révolution socialiste» prédite par Marx, et qu’elle en est plutôt l’accomplissement. C’est pourquoi l’une des missions du parti communiste chinois est de conduire une réforme d’inspiration démocratique destinée à parachever le processus d’émancipation initié en 1949 : «Le parti communiste chinois a établi la Chine nouvelle par une révolution violente sur les ruines de l’autocratie, et guider la construction de la nouvelle Chine a été la mission fondamentale du parti communiste en tant que parti au pouvoir. Cependant, la construction dont la Chine nouvelle a besoin n’est pas seulement économique et culturelle, mais à un niveau plus fondamental, elle est la construction d’une communauté politique qui placera la Chine nouvelle dans la catégorie des pays démocratiques modernes. Mais si nous regardons la réalité en face et prenons au sérieux les leçons de l’histoire depuis que le parti a assumé cette mission en tant que parti au pouvoir, nous devons admettre qu’aujourd’hui encore cette mission n’a pas été pleinement accomplie».5

Nul ne sait de quoi demain sera fait, mais un tel débat d’idées montre que la situation politique en Chine n’est pas figée. Aux yeux de nombreux intellectuels, une évolution démocratique est souhaitable, à condition de pas faire vaciller un système qui a fait ses preuves. Pour assurer l’avenir du pays, l’essentiel est de suivre une voie chinoise vers la modernité, loin d’un modèle occidental en déclin. En Chine, depuis l’Antiquité, le pouvoir politique tire sa légitimité de la délégation de souveraineté octroyée par le Ciel. Principe impersonnel qui régit le mouvement des choses, il attribue la responsabilité du pouvoir royal, puis impérial, à ceux qui s’en montrent dignes. Mais ce mandat céleste a pour corollaire la possibilité d’un changement de mandataire. Si le détenteur de la puissance terrestre se montre indigne de la fonction, le Ciel peut lui retirer son mandat. Il le confie alors à un nouveau souverain, fondateur à son tour d’une nouvelle dynastie. Pour Mencius, philosophe confucéen du IVe siècle avant notre ère, la source de légitimité se trouve dans le peuple, et cette légitimité coïncide précisément avec le mandat du Ciel : lorsque le peuple accorde sa confiance au nouveau souverain, lui remettant les clés du pouvoir impérial, il manifeste la volonté expresse du Ciel de lui octroyer le mandat : «Le Ciel voit comme mon peuple voit, le Ciel entend comme mon peuple entend».

C’est pourquoi Mencius assume la conséquence logique du primat accordé au consentement populaire : le souverain est comme un bateau porté par les flots, et s’il se comporte de façon indigne, il est légitime que le peuple le renverse. «La légitimité politique n’est autre que le mandat du Ciel de l’ordre politique. Si le mandat du Ciel est perdu, c’est la révolution. Un pouvoir dénué de légitimité ne peut se maintenir que grâce à la violence. Mais une grande violence est impropre à établir une société efficace et une société inefficace conduit fatalement à un effondrement politique», commente Zhao Tingyang, professeur à l’Institut de philosophie de l’Académie chinoise des sciences sociales6. À la lumière de cette tradition philosophique, on mesure l’écart civilisationnel entre la Chine et les États-Unis : pour le protestantisme américain, la réussite individuelle est le signe d’une élection divine ; pour le confucianisme chinois, le bien-être collectif est un commandement céleste. Aux antipodes de l’individualisme occidental, la société chinoise est une société holiste où l’intérêt personnel doit s’effacer devant l’intérêt commun. La tradition confucéenne fait de l’individu l’élément d’un tout défini par un réseau de relations qui l’englobe et le dépasse. Pour la pensée chinoise, l’être n’est pas substance mais relation. «La rationalité individuelle est une rationalité de compétition, alors que la rationalité relationnelle est une rationalité de coexistence», écrit Zhao Tingyang. «S’il est vrai que la coexistence précède l’existence, alors la rationalité relationnelle a aussi le pas sur la rationalité individuelle».

C’est sans doute ce qui explique l’acceptation par les Chinois d’une direction politique unifiée sous l’égide du parti. Pour accomplir le mandat du peuple et promouvoir le bien commun, le pouvoir politique doit se donner les moyens de ses ambitions. En Chine, le centralisme et la discipline ne sont pas des pesanteurs dont il faudrait s’affranchir, mais les conditions d’une efficacité dont le peuple est seul juge. Contrairement aux oligarchies libérales qui préfèrent l’agitation de surface, la démocratie populaire à la chinoise privilégie l’action en profondeur et le développement à long terme du pays. Cette constante de la politique chinoise traverse toutes les époques. Avec «la réforme et l’ouverture» initiées en 1978, la Chine est entrée dans l’ère de la «modernisation socialiste». Franchissant une nouvelle étape de son parcours historique, le parti communiste s’est donné pour tâche de poursuivre l’édification du socialisme en développant les forces productives. Comme le précise le comité central dans sa résolution adoptée le 11 novembre 2021, cette politique nouvelle visait à «sortir le peuple de la pauvreté et à l’enrichir le plus rapidement possible, tout en fournissant un cadre institutionnel plus dynamique au grand renouveau national». C’est cette politique qui est poursuivie aujourd’hui, non sans aménagements dont la nécessité a été imposée par l’expérience, conformément au principe, affirmé par Mao Zedong et rappelé par Xi Jinping, de «la primauté de la pratique».

Avec les réformes économiques et l’ouverture aux échanges, en effet, la Chine s’est dotée d’un véritable «système d’économie de marché socialiste». Elle a instauré, au «stade primaire du socialisme, un système économique fondé sur la propriété publique et sur le développement simultané de diverses formes de propriété». Au prix de mille difficultés, les communistes chinois ont bâti une économie mixte pilotée par un État fort dont l’objectif prioritaire est la croissance. Compte tenu des besoins colossaux du pays, son contenu a d’abord été quantitatif, et l’envolée du PIB a porté l’économie chinoise vers des sommets inégalés. Mais depuis l’accession au pouvoir de Xi Jinping, le gouvernement met davantage l’accent sur la qualité de la vie et la prospérité commune. Même si la hausse du PIB est encore largement supérieure à celle des pays riches, elle connaît une décélération qui marque le commencement d’un nouveau cycle. Avec les réformes des années 1980-1990, la politique de développement s’appuyait sur la modernisation des entreprises publiques, la constitution d’un puissant secteur privé et les transferts de technologie en provenance des pays plus avancés. Aujourd’hui, elle vise la première place dans les technologies innovantes où la Chine a fini par conquérir son autonomie stratégique.

Les résultats économiques suffiront-ils à garantir le consensus politique ? Pour Cao Jinqing, professeur de sociologie à l’Université de Shanghai, la capacité de l’élite dirigeante à se montrer vertueuse est un facteur déterminant : «Si ceux qui détiennent le pouvoir au sein du parti sont incapables de résister à la tentation d’obtenir des gains matériels par l’exercice du pouvoir, ou si, une fois que les intérêts matériels sont devenus la chose la plus importante, ces détenteurs du pouvoir cherchent à privatiser ces intérêts, en rejetant la bannière du parti communiste et du socialisme, et ne travaillent que pour eux-mêmes, sans défendre le peuple, alors c’est une trahison du mandat du ciel. Si la corruption n’est pas maîtrisée, c’est le parti au pouvoir lui-même qui en souffrira le plus. Ce n’est que si le pouvoir est exercé dans l’intérêt public qu’il gagnera le cœur de l’homme. Sinon, nous ne pouvons compter que sur une croissance économique continue et sur des créations d’emploi toujours plus nombreuses pour maintenir le pouvoir politique. Mais s’appuyer uniquement sur des facteurs matériels est une approche insuffisante, et si jamais il y a des revers majeurs sur ce front, les choses peuvent devenir extrêmement dangereuses. C’est pourquoi la lutte contre la corruption n’est pas un slogan creux. Chacun, quelle que soit sa position, doit être sévèrement puni pour toute infraction à la discipline du parti ou à la loi de l’État. Le mandat céleste vous a été donné, et vous ne pouvez pas agir uniquement dans votre propre intérêt, mais vous devez plutôt défendre le peuple».7

Avec le «socialisme de la nouvelle ère», la Chine a connu un net changement de cap par rapport à la période maoïste. Mais il ne faut pas se méprendre : la construction du socialisme est toujours à l’ordre du jour, et l’ouverture économique ne signifie nullement un changement de système. Ceux qui ont vu dans la réforme un abandon du socialisme ont confondu la fin et les moyens. Prenant leurs désirs pour des réalités, ils ont privilégié les éléments de rupture et ignoré les éléments de continuité. Le socialisme actuel aurait-il vu le jour sans les avancées antérieures ? C’est ce qu’explique Jiang Shigong, professeur de droit à l’Université Tsinghua : «Xi Jinping a clairement dit que les trente années qui ont précédé la réforme et l’ouverture et les trente années qui ont les ont suivies ne pouvaient être considérées comme mutuellement contradictoires. Dans la première période de la réforme et de l’ouverture, il y avait quelques personnes qui voulaient répudier complètement Mao Zedong, mais Deng Xiaoping s’est résolument opposé à ces propositions, soulignant clairement que s’il n’y avait pas eu le camarade Mao Zedong, notre peuple chinois aurait tâtonné dans l’obscurité pendant une période beaucoup plus longue. Et c’est sous la direction de Deng Xiaoping que le centre du parti est parvenu à une évaluation objective des contributions et des échecs de Mao Zedong. De la même manière, en l’absence de la réforme et de l’ouverture et de la reconstruction moderne poussée par Deng Xiaoping, la Chine n’aurait pas pu s’élever aussi rapidement, en effectuant un tel saut historique : avec Mao Zedong, la Chine s’est mise debout (zhànqǐlái 站起来), avec Deng Xiaoping elle s’est enrichie (fù qǐlái 富起来), et avec Xi Jinping elle est devenue forte (qiáng qǐlái 强起来)».8

L’originalité – et peut-être la démesure – de Mao Zedong, ce fut la tentative d’accélérer le développement des forces productives en accentuant la transformation des rapports sociaux. Pour consolider la voie socialiste, disait-il, il faut poursuivre la lutte des classes à l’intérieur du pays. Ce volontarisme révolutionnaire a jeté les bases de l’industrialisation, contribué à généraliser l’éducation, libéré les femmes du patriarcat, éradiqué les épidémies. Avec Mao, l’espérance de vie des Chinois est passée de 36 à 64 ans. La Chine a connu un taux de croissance supérieur à celui de nombreux pays en développement pour l’ensemble de la période 1949-1976. Mais cet élan incontestable est freiné à deux reprises : par la crise du «Grand Bond en avant», responsable de la dernière famine qu’ait connue la Chine (1959-1961), et par les convulsions de la Révolution culturelle dans sa phase la plus subversive (1966-1967). Durant cet épisode chaotique où la Chine a semblé vaciller, Mao et les gardes rouges ont mobilisé les masses contre le parti afin de l’empêcher de «restaurer le capitalisme». Mais cette révolution dans la révolution a rapidement rencontré ses limites. L’effervescence idéologique d’une jeunesse fanatisée a causé des violences inutiles. Tournant à vide, cette agitation a généré un chaos qui appelait sa négation, et Mao Zedong lui-même y a mis un terme.

La Révolution culturelle fut la tentative héroïque de fonder une société égalitaire. Elle a laissé de bons souvenirs chez les plus pauvres, mais elle a traumatisé les intellectuels et les cadres. Même si la figure de Mao Zedong fait toujours l’objet d’un respect quasi religieux, les Chinois ne souhaitent pas revivre cette période troublée de leur histoire. Ils aspirent à vivre de leur travail dans un climat apaisé et à jouir d’un confort que leurs aînés n’ont jamais connu. Dans une résolution adoptée en 1981, le parti communiste a porté un jugement sévère sur cette expérience qualifiée de «dérapage gauchiste». Il a progressivement engagé des réformes qui prenaient le contre-pied de la Révolution culturelle. Marxiste à sa façon, le «socialisme aux caractéristiques chinoises» défini en 1997 repose sur l’idée que le développement des forces productives est la condition indispensable de la transformation des rapports sociaux, et non l’inverse. Comme l’écrit Jean-Claude Delaunay, «la révolution fut conçue par les fondateurs du marxisme comme un fruit devant être cueilli quand il serait mûr, et qui le serait en toute vraisemblance car le verger était fourni». Mais pour les communistes chinois, la révolution est plutôt «le fruit d’un verger qu’il faudra d’abord cultiver, puis faire grandir et tailler en conséquences»9. En clair, le socialisme n’est pas le paupérisme. Et pour engager la transformation des rapports sociaux, encore faut-il assurer, au préalable, un certain niveau de développement des forces productives.

On n’effacera pas aisément le bilan du maoïsme : Mao Zedong a libéré et unifié le pays, aboli le patriarcat, réalisé la réforme agraire, amorcé l’industrialisation, doté la Chine du parapluie nucléaire, obtenu sa reconnaissance internationale, vaincu l’analphabétisme et donné aux Chinois vingt-quatre ans d’espérance de vie supplémentaire. En Chine, personne ou presque ne conteste de tels acquis. Les Chinois savent d’où ils viennent, et ils ne conçoivent pas la rupture entre maoïsme et post-maoïsme de la même façon que les commentateurs occidentaux. Changeant de trajectoire tout en conservant l’essentiel, les successeurs de Mao Zedong ont tenu compte des inflexions de la vie internationale et tiré parti de la mondialisation. Ils ont transformé le pays en mettant en œuvre les «quatre modernisations» dont Zhou Enlai, le plus proche compagnon de Mao, avait défini le programme dès 1964. Lucides sur le passé et confiants en l’avenir, ils n’ont jamais lâché le gouvernail que leur avait légué le Grand Timonier. Ils ont modernisé l’économie à un rythme accéléré, vaincu la pauvreté de masse, élevé le niveau scientifique et technologique du pays d’une façon qu’aucun Chinois n’avait sans doute imaginé.

L’expérience historique de la République populaire de Chine est unique : c’est la réussite d’une stratégie de sortie du sous-développement à une échelle sans précédent, sous la direction d’un parti communiste qui a mobilisé la population sur la longue durée. Certes, les problèmes demeurent immenses : la population vieillit, la crise immobilière menace, l’endettement des collectivités pèse sur leurs capacités d’intervention. Le pays connaît des paradoxes stupéfiants : les odes au socialisme qui alternent avec la saga des milliardaires, des inégalités persistantes qui tranchent avec le discours officiel sur la «prospérité commune». La Chine contemporaine charrie son lot de contradictions, elle a ses faiblesses et ses fragilités, mais elle a l’intention de poursuivre le mouvement. Elle entend développer son marché intérieur, promouvoir la transition écologique, devenir un «pays socialiste puissant et prospère». Il faut se faire une raison : refermant la parenthèse de la domination occidentale, la Chine aspire à retrouver la place qui lui revient.

Les Occidentaux ont exigé qu’elle participe à la mondialisation des échanges, et ils se lamentent des parts de marché que ses entreprises enlèvent haut la main. Multipliant les injonctions contradictoires, ils lui reprochent d’en faire trop et pas assez, d’être désespérément pauvre et scandaleusement riche, décidément trop libérale quand elle n’est pas trop dirigiste. Ils lui demandent de sauver la croissance mondiale – ce que Pékin a fait au lendemain de la crise financière de 2008, provoquée par la rapacité des banques américaines – mais sans se montrer trop gourmande en matières premières. Ils voudraient qu’elle continue à se développer, mais en renonçant aux outils de son développement, comme sa souveraineté monétaire et son secteur public. L’attitude occidentale frôle parfois le comique. Lorsque la Chine, après avoir connu des taux de croissance exceptionnels, redescend en douceur à 5,2% (2023), on entend les experts d’un pays européen qui se traîne à 0,7% faire la fine bouche et pronostiquer la catastrophe. En Occident, on aime dire que la Chine reste un pays pauvre, avec ses centaines de millions de travailleurs sous-payés. Mais la réalité chinoise se transforme plus vite que les représentations des experts occidentaux, car les luttes des salariés de l’industrie – dans un pays qui connaît des conflits sociaux réglés par la négociation – ont abouti à une hausse conséquente des salaires, au point d’inquiéter les investisseurs étrangers.

Quand on voyage en Chine, on ne voit pas un pays en voie de développement, mais un pays développé. La modernité et la fiabilité des moyens de transport y sont impressionnantes. Les métros sont flambant neuf, d’une propreté, d’une fonctionnalité et d’une sécurité à toute épreuve. Il n’y a ni SDF, ni pick-pocket, ni tag, ni mégot, ni papier par terre. Les passagers attendent sagement leur tour si le train est bondé, et aux heures de pointe les rames se succèdent toutes les 30 secondes. En dépit de leur gigantisme, les gares et les aéroports fonctionnent comme du papier à musique. Les retards sont rares, les billetteries automatisées, la signalétique irréprochable. La Chine est un pays sans bidonvilles où la misère a disparu pour de bon. Il est significatif que les Chinois, quand ils louent la politique de Xi Jinping, citent à la fois la lutte contre la corruption – qui est extrêmement populaire – et la lutte contre la pauvreté. Dans les villages chinois, on voit des tableaux affichés publiquement où figure le calendrier des programmes d’éradication de la pauvreté. Chacun sait à quoi s’en tenir, et l’évaluation des résultats au vu et au su de tous en est facilitée. Ce tableau est d’ailleurs affiché en face du bâtiment du comité local du parti communiste, ce qui témoigne de l’intérêt qu’on lui porte. L’encadrement social nécessaire à la mobilisation de tous participe aux yeux des Chinois d’un cercle vertueux dont l’efficacité est patente.

S’il y a une idée aujourd’hui enracinée dans l’esprit des Occidentaux, c’est que la Chine est un État policier où l’arbitraire du pouvoir s’accompagne d’une surveillance généralisée. Vivant dans la crainte permanente de la répression, les Chinois subiraient sans broncher une tyrannie fondée sur la terreur qu’elle inspire. Mais cette représentation a-t-elle quelque rapport avec la réalité? Lorsque la direction du métro de Pékin a voulu introduire un système de reconnaissance faciale, une juriste renommée, Lao Dongyan, a publiquement dénoncé ce projet. Largement diffusé sur les réseaux sociaux, son réquisitoire est sévère : «Les personnes qui contrôlent nos données ne sont pas Dieu. Elles ont leurs propres désirs et leurs propres faiblesses. De plus, on ne sait pas comment elles vont utiliser nos données personnelles ni comment elles veulent les manipuler. Sans vie privée, il n’y a pas de liberté». Un avocat de Pékin, Lu Liangbao, a surenchéri : «Le peuple ne se sent en sécurité que lorsque l’État s’occupe de lui. Mais le pouvoir est encore plus maniaque et veut tout contrôler. Cela le rassure. Les caméras feraient mieux de surveiller les fonctionnaires et les dirigeants sur l’emploi qu’ils font de l’argent public, plutôt que de contrôler les simples citoyens». Les affaires de ce genre se sont multipliées. Le 19 novembre 2019, le Quotidien du peuple relaie la polémique en titrant : «La reconnaissance faciale provoque un débat national». À ce jour, le métro de Pékin n’a toujours pas adopté la reconnaissance faciale10. J’ai pu le vérifier sur place en octobre 2023.

Au chapitre des préjugés sur la Chine, l’idée que l’orthodoxie fait peser une chape de plomb sur la vie intellectuelle occupe également une place de choix. Il suffit pourtant de consulter d’innombrables sources en ligne pour avoir la preuve du contraire. Depuis les années 1980, le débat est permanent. Les libéraux forment un courant très influent dans le pays. Partisans enthousiastes des réformes économiques, ils souhaitent l’extension du marché, l’ouverture du capital financier et la poursuite d’une internationalisation dont ils espèrent qu’elle provoquera à terme un changement systémique. Les plus audacieux n’hésitent pas à réclamer une évolution institutionnelle qui rapprocherait la Chine des pays occidentaux. Contrairement aux libéraux, les nationalistes insistent sur les spécificités chinoises et se font les gardiens vigilants de la souveraineté et de l’intégrité nationales. Lors des crises récurrentes provoquées par la présence de forces aéronavales étrangères aux portes de la Chine, ils sont les premiers à prôner la fermeté. Face à l’impérialisme, la Chine doit définitivement renoncer au profil bas et se préparer à une confrontation inévitable. De leur côté, les intellectuels néo-confucéens préconisent le retour aux valeurs traditionnelles et l’affirmation par la Chine de son identité culturelle. Ils l’invitent à se ressourcer aux plus anciennes traditions pour retrouver confiance en elle-même. Certains vont jusqu’à prôner l’instauration d’une «religion civile» destinée à soutenir la cohésion de la société, malmenée par l’individualisme et le consumérisme.

La Nouvelle Gauche, enfin, est apparue dans les années 1990 dans un climat intellectuel marqué par la résistance au libéralisme triomphant. Selon le discours dominant, la victoire de l’Occident dans la guerre froide signifiait que le capitalisme avait gagné et qu’il n’y avait pas d’autres options pour l’humanité. Pour de nombreux Chinois, cet affront était d’autant plus intolérable que les réformes menaçaient de sacrifier l’héritage socialiste sur l’autel d’un développement à tout prix. Le «socialisme à la chinoise» ne ressemblait-il pas étrangement au capitalisme ? Il semblait mettre en péril le parti, corrompu par les nouvelles possibilités d’enrichissement privé. Allait-on abandonner à son sort le peuple chinois, tandis que de nouvelles élites se partageraient le bénéfice des réformes ? La réorientation de la stratégie de développement en faveur des couches populaires, à partir de 2002, a changé la donne. Les luttes ouvrières ont arraché des hausses de salaires conséquentes et de nouveaux droits pour les travailleurs. La ligne politique de Xi Jinping marque-t-elle un nouveau point d’inflexion ? Impitoyable, la lutte contre la corruption a montré que les puissants pouvaient encourir les foudres de la loi. L’éradication de la pauvreté extrême, la généralisation de la protection sociale et la mise au pas des grands groupes privés illustrent la détermination des dirigeants à réaliser la «prospérité commune».

Ainsi va la Chine, à mille lieux de ce qu’on imagine en Occident. Poursuivant leur odyssée, les Chinois ne vont pas remplacer leur système par le système occidental. Il est admis depuis 1949 que le parti communiste est l’organe dirigeant de la société et qu’il en fixe les orientations politiques. Ce parti accepte le débat interne mais il ne veut pas de concurrent externe. On peut le déplorer, mais c’est aux Chinois d’en décider. Cette direction unifiée donne sa cohésion à l’ensemble du système. Elle est jugée sur ses résultats, conformément à une éthique d’inspiration confucéenne où les dirigeants sont tenus de servir et non de se servir. Pour les Chinois, la société est première. La famille l’emporte sur les personnes, le clan sur la famille, la société sur les clans. Chaque personne est dans une relation de dépendance à l’autre. La société est un ensemble de subordinations structurelles à l’image de la nature, où la Terre est assujettie au Ciel. Participer à l’effort collectif n’est pas une contrainte, mais une gratification. Tous les lundis, dans les établissements scolaires, le directeur procède à la levée des couleurs et tient un discours mobilisateur devant les élèves en rang et en uniforme, encadrés par leurs professeurs. L’ode au «socialisme de la nouvelle ère» s’élève dans l’air frais du matin devant les écoliers sagement alignés. Des formules moralisatrices comme «sois civilisé, sois studieux et appliqué» ornent en gros caractères la cour de l’école. Ce rituel mi-patriotique mi-pédagogique inaugure une longue journée de travail où chacun s’efforcera de faire de son mieux.

Bruno Guigue

  1. Branko Milanovic, «Inégalités mondiales – Le destin des classes moyennes, les ultra-riches et l’égalité des chances», La Découverte, 2019.
  2. Jean-Louis Rocca, «C’est en évitant la question politique que les groupes sociaux, en Chine, font avancer leurs revendications», Le Monde, 9 février 2024.
  3. Zhang Weiwei, «Il est tout à fait possible de raconter l’histoire de la politique chinoise d’une manière plus précise et passionnante», Pékin tous les jours, 21 juin 2021.
  4. Jean-Louis Rocca, op. cit.
  5. Cai Xia, «Faire progresser la démocratie constitutionnelle», Aisixiang, 30 mars 2013.
  6. Zhao Tingyang, «Tianxia – tout sous le même ciel», Cerf, 2018, p. 102.
  7. Cao Jinqing, «Un renouveau centenaire : le récit historique et la mission du Parti communiste chinois», Observer, 7 mai 2014.
  8. Jiang Shigong, «Philosophie et histoire : une interprétation de l’ère Xi Jinping à travers le rapport de Xi au XIXe Congrès du PCC», Ère ouverte, Pékin, 2018.
  9. Jean-Claude Delaunay, «Les trajectoires chinoises de modernisation et de développement», Delga, 2018, p. 283.
  10. Frédéric Lemaître, «Cinq ans dans la Chine de Xi Jinping, Tallandier», 2024, p. 181.
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