En France, un peu moins de mille médecins ont fait le choix de refuser toute convention avec la Sécurité Sociale, et fixent eux-mêmes leurs conditions de travail. Les patients ne sont donc pas remboursés. Médecine libre et de qualité ou santé-business?
Petra Kunze s'en souvient parfaitement. Cette ophtalmologue parisienne a sauté le pas en 1998, «lorsque Martine Aubry a encore baissé le tarif des consultations en secteur 1». Après toutes ses années d'étude, elle n'accepte pas d'accélérer encore ses consultations au risque de gagner «moins que la coiffeuse en bas de l'immeuble»: «j'ai écrit à la Sécu, j'ai demandé au syndicat de ma spécialité de refuser ces baisses, mais rien n'y a fait». N'étant pas passée par le poste de chef de clinique, elle ne peut pas entrer en secteur 2 et pratiquer des dépassements: sa rébellion la fait sortir carrément du système de l'assurance-maladie du jour au lendemain. Désormais en secteur 3 dit «hors convention», elle fixe ses tarifs, et peut continuer à prendre 45 minutes voire une heure pour ses patients... qui n'ont plus de remboursement de la part de la Sécurité sociale. Elle prend le risque de la faillite: «c'était quitte ou double. Finalement, un tiers de mes patients est parti, mais j'en ai gagné d'autres». L'impératif de qualité, et du temps passé avec le patient, la sauve: sa réputation de praticienne rigoureuse est bientôt faite, et Petra Kunze essaie désormais de ne pas prendre de rendez-vous plus de six mois à l'avance.
Les médecins de ville qui choisissent ce chemin sont une minorité en France. Ainsi que l'indique l'Assurance-Maladie au Figaro, la France comptait 114.030 médecins libéraux au 31 décembre 2017. Ils étaient 83.556 à être conventionnés en secteur 1, et 29.535 en secteur 2. Restent donc 939 praticiens non conventionnés, essentiellement des généralistes (706). Un chiffre néanmoins «certainement en augmentation», pour Jean-Paul Ortiz, président de la Confédération des Syndicats Médicaux Français.
Le risque des consultations hors de prix
Lorsque le médecin abandonne sa convention avec la Sécurité sociale, ses patients sont remboursés au tarif d'autorité, soit quelques centimes en général. Le praticien demeure autorisé à signer des ordonnances ou ordonner des examens qui, eux, sont remboursés. Il demeure en outre soumis aux Codes de la sécurité sociale et de la santé publique, et à l'ordre des médecins, et conserve son contrat d'assurance responsabilité civile professionnelle (en cessant certaines allocations, l'assurance-maladie économise d'ailleurs de l'argent). Pour sa consultation, il fixe librement ses honoraires, avec le «tact et la mesure» demandés à l'ensemble du corps médical, et ses patients peuvent éventuellement obtenir un remboursement en cas de bonne couverture mutuelle.
Le risque? se « laisser influencer par la soif du gain » décrite dans le serment d'Hippocrate
Le risque? Les abus tarifaires, «qui même en faible nombre jettent le discrédit sur l'ensemble de la profession médicale» comme le prévient le conseil de l'ordre national des médecins. Pour un spécialiste reconnu dans une niche médicale ou pour des prestations esthétiques à la mode, la tentation est en effet grande de quitter les valeurs traditionnelles et de se «laisser influencer par la soif du gain» décrite dans le serment d'Hippocrate... La patientèle internationale peut affluer et remplacer les plus nécessiteux, détruisant ainsi la solidarité sur laquelle est construite la santé française. Certains médecins fixent leur tarif en fonction de leur pratique et de leurs investissements (environ 200 euros pour Petra Kunze en ophtalmologie, une centaine d'euros en phlébologie, etc.), mais d'autres quittent carrément la médecine traditionnelle et se concentrent sur les petites opérations esthétiques. Ils possèdent un site internet où leurs prestations sont présentées avec un marketing savant, et proposent des tarifs de 400, 500 euros ou plus pour la consultation, largement plus encore pour les actes. «C'est inévitable», selon une praticienne hors convention dont la consultation réputée est restée accessible, mais qui ne semble pas gênée: «je ne me plains pas spécialement de ces confrères. Cela répond à un besoin des patients». Et donc bien à un marché, qui concerne cependant plus la beauté que la santé.
Interrogé par le Figaro, Jacques Battistoni, président de MG France, le premier syndicat de médecins généralistes, se montre néanmoins circonspect sur ce petit millier de praticiens francs-tireurs: «ces gens en secteur 3 ne font pas le même métier» que lui et ses confrères, même s'il s'agit de «quelque chose d'inévitable dans la profession, sur certains créneaux». De leur côté, les pouvoirs publics laissent la médecine s'organiser, et y économisent des remboursements: tout bénéfice. Mais l'assurance-maladie veille toutefois à ce qu'un quasi monopole soit respecté: l'affiliation reste obligatoire pour les patients, et tout prosélytisme anti-Sécurité Sociale, toute incitation «à refuser de se conformer aux prescriptions de la législation de Sécurité Sociale et de s'affilier à un organisme» est interdit par l'article L114-18 du Code de la sécurité sociale, sous peine d'un emprisonnement de six mois et/ou d'une amende de 15.000 euros.
Un aveu d'échec pour la politique de la médecine de ville
Malgré cette réputation discutable, et la méfiance de la part du ministère, les praticiens en «secteur 3» jalousent leur liberté de fonctionnement. Petra Kunze voient certains de ses confrères du secteur 1 enchaîner les patients en quelques minutes afin de faire le chiffre nécessaire, d'autres qui embauchent des assistants pour préparer le travail et aller toujours plus vite. «Un médecin a pour mission que son patient se sente mieux, ait moins peur après sa consultation. Il faut expliquer, prendre le temps de rassurer. Je refuse d'expédier les consultations». Lorsqu'on lui demande si elle a l'impression de «faire du business», celle-ci répond, à la fois bravache et fataliste: «je suis prête à être salariée de l'État, avec un traitement fixe digne, et continuer à recevoir mes patients dans les mêmes conditions! Mais apparemment en France, les gens s'arrêtent de travailler s'ils n'ont plus d'obligation...». Si sa consultation est chère, il lui arrive enfin de varier le prix en fonction des possibilités du patient. Et au moins, cette médecine libre ne coûte rien à l'État: un autre médecin du secteur 3 interrogé par le Figaro dénonce l'hypocrisie de certaines pratiques en secteur 1, où pour gagner leur vie, des médecins peuvent être amenés à mentir sur la nature des actes déclarés, pour être suffisamment rétribués.
Pour Jean-Paul Ortiz, le secteur 3 est donc surtout un aveu d'échec: «la grandeur de notre médecine libérale, c'est d'être accessible à tout le monde grâce à la convention», même si le néphrologue admet que les tarifs médicaux restés bien trop bas ont légitimement amené certains à se déconventionner: «il est évidemment impossible de s'installer à Paris en secteur 1, avec une consultation à 25 euros et les charges qui augmentent sans cesse». Quitter la Sécu? La décision «s'explique à titre individuel même si c'est regrettable d'un point de vue collectif». L'existence du secteur 3 renvoie donc davantage aux contradictions de l'assurance-maladie et à son inadaptation aux défis actuels, qu'à l'avidité de certains praticiens. Les médecins cupides existent, mais pour la majorité de ces «francs tireurs», la vraie liberté consiste à donner son juste prix à la santé.
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