23 février 2024

Quand la gauche ne sait plus ce qu’elle veut

Ce mardi 13 février 2024, le Conseil d’Etat rendait une décision qui va, si elle est appliquée, bouleverser l’organisation des chaînes de télévision et de leurs programmes d’information et de débat. Il est important de bien comprendre ses ressorts, d’où elle vient, et où elle nous emmène. 

  1. le rapport de François Jost

Tout commence avec un rapport de Francois Jost disponible Ici

L’universitaire sémiologue de la Sorbonne a été sollicité par Reporters sans frontières pour faire un rapport sur Cnews, après avoir regardé la chaîne pendant quelques jours au début de l’année 2022. Les conclusions et raisonnements de l’universitaire sont assez déconcertants.

Dès le début, Monsieur Jost note les résultats d’audience de la chaîne du groupe Bolloré, comme si sa récente percée face à BFMTV était une raison supplémentaire pour rajouter un contrôle. Il note ensuite la place de l’information stricto sensu, qu’il estime à 13%, ce qui selon lui, n’est pas assez. Selon quel principe? On l’ignore. On passe rapidement à une comparaison des sujets choisis par rapport à BFMTV, et on note que les sujets ne sont pas toujours les mêmes sur les deux chaînes, ni évoqués au même moment. Donc d’une part, monsieur Jost estime que BFMTV est le mètre-étalon de la neutralité journalistique et de l’objectivité, et d’autre part il faudrait que toutes les chaînes soient  identiques à cette dernière. Reporters sans frontières, en validant ce rapport, se fait le défenseur de la pravda, de la télévision unique, et pas du tout de la liberté journalistique et du droit à l’information dont pourtant l’association se revendique (« Reporters sans frontières défend les journalistes emprisonnés et la liberté de la presse dans le monde, c’est-à-dire le droit d’informer et d’être informé, conformément à l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme.»)

On trouve par ailleurs dans le rapport de François Jost des incohérences et des manques de méthodologie. Par exemple, il reproche à des présentateurs, notamment Pascal Praud, de dire son opinion mais de se vouloir objectif et non subjectif: « Si le Larousse définit l’opinion comme « jugement, avis, sentiment qu’un individu ou un groupe émet sur un sujet, des faits, ce qu’il en pense », force est de constater que l’animateur Pascal Praud ne prétend nullement exprimer son opinion. »

Mais plus loin, l’auteur du rapport se plaint que Pascal Praud se présente comme chroniqueur lui-même:  « bien qu’il soit animateur, Praud se présente souvent comme un chroniqueur comme les autres, qui se plaint qu’on ne le laisse pas parler» ; à la lecture de ce rapport, il est difficile de savoir si au final le présentateur se veut objectif ou subjectif, et ce que lui reproche précisément François Jost. Il est difficile aussi de ne pas reprocher la même chose sur BFMTV notamment à l’égard de Benjamin Duhamel, tantôt chroniqueur, tantôt animateur. 

Enfin, sans doute la partie la plus importante du rapport, c’est le décompte du temps de parole non seulement des personnalités politiques, mais aussi des chroniqueurs, journalistes, invités et présentateurs qu’il faut pouvoir mettre dans des cases. 

Voilà donc le résultat auquel François Jost arrive, sans nous donner le moindre début de définition de ses catégories, ce qui est indigne d’un universitaire.

  1. Ce qu’en fait reporters sans frontières

Fort de ces observations, Reporters sans frontières décide de saisir l’Arcom, ex-CSA, pour qu’elle mette en demeure Cnews de respecter ses obligations quant au respect du temps de parole des différentes sensibilités politiques. RSF estime que Cnews a outrepassé son périmètre de liberté journalistique. 

  1. La réponse de l’Arcom

L’Arcom ne donne pas de suite favorable à cette demande. Aussi faut-il analyser la démarche de RSF, qui fait littéralement un rapport qui manque cruellement de rigueur et le rend à l’Arcom, comme si le travail de François Jost était plus pertinent et plus objectif que celui de l’Arcom. À titre de comparaison, l’Arcom fait régulièrement des rapports longs comme le bras, avec parfois des annexes interminables. Le dernier en date sur le groupe Canal et la vérification de ses obligations a été publié le 8 février 2024, et est disponible ici: https://www.arcom.fr/sites/default/files/2024-02/Arcom-Bilan-respect-des-obligations-du-groupe-Canal-Plus-Exercice-2022.pdf. La partie relative au respect du pluralisme politique commence à la page 43, et après avoir lu les remarques faites aux autres groupes de chaînes, comme M6 ou Francetélévisions quant au respect du pluralisme politique, on ne peut affirmer que Cnews est le mauvais élève de la classe. 

Rapport de l’Arcom sur le groupe M6: https://www.arcom.fr/sites/default/files/2024-01/Bilan-respect-obligations-groupe-M6-exercice-2022.pdf

Pour les plus vaillants, l’annexe de 300 pages du rapport sur l’exécution du cahier des charges de France Télévisions: https://www.arcom.fr/sites/default/files/2023-12/Annexes-du-rapport-sur-execution-du-cahier-des-charges-de-France-Televisions-Annee-2022-Arcom.pdf.

  1. La demande formulée au Conseil d’Etat 

L’Arcom ne voit donc pas de raison particulière d’honorer la demande de reporters sans frontières. Non contents de cette réponse, RTF saisit le Conseil d’Etat: 

-Pour annuler pour excès de pouvoir la décision du 5 avril 2022 par laquelle l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) a rejeté sa demande tendant à ce qu’elle adresse une mise en demeure à l’éditeur du service de télévision CNEWS sur le fondement de l’article 42 de la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication

-Pour enjoindre l’Arcom d’adresser une mise en demeure à cet éditeur. 

  1. Le sens et la portée de l’arrêt du CE 

La décision du Conseil d’Etat va dans le sens de la demande de RSF, mais n’étant pas (encore) dans une dictature communiste, il ne saurait rendre une décision « Cnews ». La décision s’adresse donc à l’Arcom et lui laisse six mois pour réexaminer Cnews, mais avec une toute nouvelle méthode, qui devra s’appliquer à tout le monde. 

Car l’Arcom garantit le respect de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication qui impose aux chaînes de télévision d’assurer l’honnêteté, le pluralisme et l’indépendance de l’information. 

Par conséquent, le Conseil d’Etat décide d’élargir considérablement le champ d’application de celle loi qui a bientôt quarante ans. Il juge que « pour apprécier le respect par une chaîne de télévision, quelle qu’elle soit, du pluralisme de l’information, l’Arcom doit prendre en compte la diversité des courants de pensée et d’opinions représentés par l’ensemble des participants aux programmes diffusés, y compris les chroniqueurs, animateurs et invités, et pas uniquement le temps d’intervention des personnalités politiques. 

Par cette décision, le Conseil d’Etat  change complètement le sens de la loi de 1986. Les implications de cette décision sont très nombreuses, et le Conseil d’Etat demeure en revanche très ambigu sur la façon dont sa jurisprudence doit être appliquée. 

  1. Les implications sur l’Arcom et les chaînes d’info 

Premièrement, cette décision consacre un régime de fichage. L’Arcom, dont le travail est de lire l’étiquette politique des différents responsables politiques qui passent sur les médias, et leur temps de parole, devra donc maintenant ficher politiquement chaque personne qui intervient dans le débat public. Mais comment, ça le Conseil d’Etat ne le dit pas. Car il est facile de dire ce qu’est le Rassemblement national, Renaissance, Le PS et autres, mais peut-on définir les personnes de droite, voire d’extrême droite? Y-a-t’il encore une différence d’ailleurs puisque visiblement depuis le rejet de la loi immigration par le Conseil constitutionnel, les Républicains sont eux-mêmes en dehors du champ républicain? Qui décide de cet étiquetage? Va-t-on demander à François Jost de le faire à la place de l’Arcom? 

Quand on pose la question au principal intéressé, il explique qu’il s’est basé sur la classification politique de la presse de gauche, notamment Le Monde. Quand on lui demande à lui-même comment le définir, pour pouvoir respecter les nouvelles règles relatives au pluralisme, François Jost, ne se disant ni de droite, ni de gauche, mais « humaniste », sur le plateau de Sud Radio, se dit volontiers « fidèle de la gauche depuis toujours », à l’occasion de son opposition au scrutin à la proportionnelle, car celui-ci ferait monter le front national, dans Libération en 1995. L’auteur du rapport qui mène au fichage politique de tous les intervenants est donc lui hors du périmètre du fichage, dans une sorte de sainteté objective qui fait exception. 

D’autre part, lorsque que le secrétaire général de RSF est interrogé sur le manque de pluralisme du service public, il admet que la loi doit être la même pour tous, mais il dit aussi ne pas faire de « fausses équivalences ». C’est-à-dire en gros filigrane qu’un manque de pluralisme opéré par la droite est quand même bien plus grave qu’un manque de pluralisme opéré par la gauche. 

Pourtant il faudra bien que l’Arcom observe aussi le service public, car vis-à-vis de cette décision du Conseil d’Etat, beaucoup de journalistes de gauche ont crié houra dans un premier temps, pensant peut-être que cette décision n’allait s’appliquer que pour Cnews, ou pensant que le fichage opéré par l’Arcom leur serait forcément favorable. Mais après avoir digéré l’information, certains se sont rendu compte de la portée que pouvait avoir cette décision. Denis Olivennes, directeur de rédaction de Libération, a alerté sur les possibles implications de cette décision: 

On pourrait donc avoir des échanges lunaires de journalistes entre chaînes et radios, pour que tout le monde ait la même ligne éditoriale et un respect parfait de toutes les sensibilités politiques. Lucas Jakubowicz ironise sur la situation, imaginant qu’on échangerait Gaspard Proust et Guillaume Meurice un jour sur deux entre France Inter et Europe 1, ou encore qu’on ferait venir Cyril Hanouna sur France 5 à la place de Laure Adler, et vice versa.  

Le Monde s’inquiétait en 2022 d’une infiltration de l’extrême droite sur le service public

( https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/07/08/comment-l-extreme-droite-a-infiltre-les-medias_6133900_3234.html )à cause de l’arrivée, entre autres, d’Alexandre Devecchio chez France Inter, dans une chronique de trois minutes sagement intitulée en toute subjectivité. Pas encore de quoi perturber le reste des programmes qui n’a rien à envier en terme de radicalité de gauche à ce qu’on entend à la fête de l’Huma. Ce genre de transfert risque cependant de se démultiplier considérablement en cas d’interprétation stricte par l’Arcom de la décision du Conseil d’Etat. Les bruits de couloirs de cette semaine attestent déjà du fait que BFMTV appelle frénétiquement les invités réguliers de Cnews dans le but de ne pas être épinglé par l’Arcom. Comme quoi, personne n’est à l’abri. 

Bref, il est temps de conclure cet article bien trop long par un conseil. Fais attention à ce que tu souhaites, car cela pourrait arriver, lit-on chez Esope. C’est le conseil que je souhaite donner à toute la presse de gauche, et à la presse d’Etat, qui souhaite empêcher la droite d’avoir ses petits espaces, tandis que la citadelle de la bien-pensance doit demeurer d’un rouge immaculé. 

Léonard Lerocher

Léonard Lerocher est juriste de formation, diplômé d’une licence de droit à l’université Paris II Panthéon-Assas.
Il réalise des entretiens depuis plusieurs années sur la chaîne de l’Institut des Libertés, notamment les Dailys d’Opinion avec Charles Gave.
 

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