En trois ou quatre ans le pays s’était couvert d’affiches, d’échafaudages, de balcons de verre, de passages cloutés, de mobilier urbain orange, de rampes en acier inoxydable, de sculptures métalliques et de colombes en ciment armé. Ses immeubles s'étaient multipliés et sa dette publique avait doublé. Partout des piliers de béton enjambaient des ruelles où vivait une humanité venue de pays lointains qui rentrait, chaque soir, d’un travail précaire, au fond de ruelles sans éclairage, en rêvant d’une télévision en couleurs.
On eût dit, d’ailleurs que c'était précisément l’invention de la télé-couleur qui avait engendré ce chatoiement hideux de la vie sociale. Les vêtements, les pochettes de disques, les cahiers d'écolier, les étiquettes collantes, tout était devenu rose, jaune et violet. La palette du bon ton à laquelle, depuis la fin de la guerre, se référaient instinctivement photographes et imprimeurs, avait renoncé au bleu pâle et au beige pour les nuances les plus audacieuses, les plus criardes, sous l'influence des mandalas indiens et des batiks de Jakarta. Les rideaux, les corsages, les chemises, les fonds de vitrine, semblaient tellement conçus pour flatter les caméras en couleurs que la vie sociale ressemblait à la devanture d'un marchand de glaces. Sur ce carrousel défilait une galerie de personnages coiffés de bouclettes, d'accroche-coeurs, affligés de favoris et de rouflaquettes, à qui les chanteurs de variétés infligeaient la mode du velours cintré qui boudinait la moitié du pays pour divertir l'autre après le journal du soir à la télévision.Un portrait des années 70, extrait de Votre Serviteur, Flammarion, 2015.
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