La liberté n'est pas en bonne santé en Occident, patrie autoproclamée de la liberté. Elle risque de se transformer en fantôme, au point de se fondre dans une nouvelle forme, non moins insidieuse que les précédentes, de totalitarisme, où les méthodes "dures" (contrainte physique, terreur, élimination des dissidents, interdictions explicites de penser, de parler, de s'associer, d'agir) sont remplacées par la séduction, le contrôle à distance, l'abolition progressive des idées non conformes. C'est la méthode de la grenouille ébouillantée, le rétrécissement lent et régulier des libertés concrètes, retirées une à une, toujours justifiées par de nobles motifs: sécurité, protection, défense des minorités, inclusion, discours de haine, etc. Nous n'avons pas encore basculé dans le totalitarisme pur et dur, mais les prémisses sont là.
Le titre de cette réflexion contient deux mots (liberté et totalitarisme) dont le sens n'est pas universellement partagé. La troisième catégorie - l'Occident - a depuis longtemps perdu toute connotation géographique pour devenir le nom de la civilisation articulée autour du libéralisme politique et du libéralisme économique, dirigée par les États-Unis, et composée de l'Europe occidentale, d'Israël et des satellites de l'ancien empire britannique, avec des ramifications de plus en plus indisciplinées en Amérique centrale et en Amérique du Sud. L'Occident est un système d'hégémonie sur l'humanité au nom d'une oligarchie internationale illégitime. Il est le contraire de l'Europe, dont il a détruit la culture, les racines et les traditions. Ayant atteint le pouvoir "impérial", il a inversé la prédiction de Lord Acton au 19ème siècle : le pouvoir tend à corrompre, le pouvoir absolu corrompt absolument.
Margaret Thatcher était une interprète cohérente de cette tendance, pour qui il n'y a pas d'alternative au modèle mondial occidental. L'acronyme TINA, there is no alternative, est devenu l'un des mantras d'un système de plus en plus oppressif au nom de la liberté économique et financière de quelques géants. La négation de la possibilité d'alternatives est en soi un concept totalitaire.
La définition la plus prégnante du totalitarisme est celle de Hannah Arendt. Pour la penseuse juive allemande, le totalitarisme contemporain est un modèle politique distinct des formes historiquement connues de pouvoir autoritaire telles que le despotisme, la tyrannie et la dictature. Là où il a pris le pouvoir, il a détruit les traditions politiques, écrasé l'ordre social antérieur et poussé à l'extrême les caractéristiques de la société de masse, telles que l'isolement et l'interchangeabilité des individus.
Le néo-totalitarisme n'exige pas seulement la subordination politique, il envahit et contrôle également la sphère privée et intime. Son objectif est de remplacer la société existante par une société radicalement différente, en construisant au fil du temps une autre humanité. En ce sens, il ne fait aucun doute que le libéralisme mondialiste qui a triomphé après la défaite du communisme et le discrédit de toute autre forme d'organisation politique, économique, sociale et de valeurs présente des traits totalitaires. Notamment en raison de son alliance avec l'appareil technologique et scientifique dont il est le moteur et le propriétaire. L'accusation portée contre le collectivisme d'État par Friedrich von Hayek, économiste ultra-libéral, se retourne contre le libéralisme - sorti de lui-même pour devenir le mondialisme - : celui qui possède tous les moyens, détermine toutes les fins. Les siennes, bien sûr. Encore un indice de totalitarisme.
Avec la même force argumentative, on peut soutenir qu'une société fondée sur des "droits" ne peut être totalitaire, que la liberté économique n'a jamais été aussi grande, et que jamais l'individu, dans ce coin du monde qu'est l'Occident, n'a bénéficié d'autant d'opportunités qui sont devenues des "droits". Les deux thèses sont valables. L'auteur de ces lignes aime la liberté et se méfie des droits. D'abord parce que proclamer des droits sans établir de devoirs correspondants engendre le cynisme, l'indifférence sociale, l'individualisme rancunier, le repli sur un "moi" capricieux, tyrannique comme un enfant gâté. Ensuite, la nature des droits: les droits sociaux et communautaires sont effacés, les droits subjectifs sont mis en exergue, notamment ceux liés à la sphère pulsionnelle et sexuelle. Plié dans un individualisme radical, pulvérisant la communauté, l'Occident détruit aussi la société, l'ordre qui régule les principes, les valeurs, les intérêts distincts mais non incompatibles.
Les droits proposés concernent toujours la sphère subjective et considèrent la liberté comme l'absence de contraintes (freedom 'from'), c'est-à-dire la libération. De la famille, de l'autorité, des appartenances naturelles, voire de l'identité la plus intime. Le modèle est le "trans", sujet fluide, changeant, provisoire, détaché de tout ce qui dépasse sa volonté, son plaisir, sa préférence, devenus incontestables. Le droit de ne plus être quelque chose de défini tout en en faisant un drapeau. Renoncer à tout héritage (sauf matériel; l'argent et les moyens deviennent des fins "il n'y a pas d'alternative"), considérer le bonheur - dont la poursuite est un droit - comme la satisfaction immédiate des pulsions, des désirs, des caprices.
Consommation, changement permanent de goûts, d'idées, de modes, de partenaires, de profession, de sexe, d'"orientation sexuelle" et d'existentialité. Fragiles girouettes sans souveraineté sur elles-mêmes, poussées dans le sens du vent. La temporalité comme projet de vie. Une absurdité logique qui produit de l'inconfort, de la tension, de l'insatisfaction jusqu'à la schizophrénie et l'insatisfaction permanente, dont le remède est tout aussi provisoire : le plaisir compulsif, la consommation de la vie - transformée en marchandise - à relancer sans cesse. Le bien et le mal, le juste et l'injuste ? Le concept de Calderòn de la Barca s'applique, dans la bouche du volage Sigismond : nada me parece justo, en siendo contra mi gusto. Rien ne me semble juste si c'est contre mon goût ou ma préférence.
Sans nous en rendre compte, nous avons dessiné la définition de l'addiction. La liberté des modernes est la suite des addictions rendues justes, auxquelles il n'est pas permis d'opposer des limites éthiques, des freins législatifs, des réprobations sociales, des jugements négatifs. L'issue ne peut être que l'équivalence, l'indifférence à tout élément commun au profit d'un subjectivisme égoïste. Le relativisme qui en résulte devient un absolu, la pensée faible interdisant la pensée forte. Selon Benjamin Constant, la liberté des anciens était une étroite autonomie politique vécue dans le droit-devoir de participation à la polis. Celle des modernes est la liberté privée individuelle, y compris le droit à l'indifférence sociale. Résultat : dissolution des limites et des liens, remplacée en fait par l'imperium du plus fort, celui qui souffle sur la girouette en lui imprimant la direction souhaitée.
La liberté des modernes, qui découle du système des droits et de l'insincérité des choix individuels (induits, hétérodirigés par un dispositif très puissant) aboutit à l'absence d'ancrages, de principes partagés. Le paradoxe est que le seul universel reconnu est l'interdiction des universaux, l'imposition de ne rien croire parce que rien n'est valable. Un non-sens destructeur.
Par une singulière association d'idées, on se souvient d'un passage de La luna e i falò de Cesare Pavese, épreuve extrême de l'écrivain, qui s'est suicidé quelques mois après la publication du roman. "Un pays est nécessaire, ne serait-ce que pour s'évader. Un pays signifie ne pas être seul, savoir que dans les gens, dans les plantes, dans la terre, il y a quelque chose qui vous appartient, que même quand vous n'êtes pas là, cela vous attend". Il n'y a plus rien de nous qui nous attend, parce que nous avons rompu tous les liens. Le départ est souvent un voyage dont le retour est prévu, où ce que nous laissons derrière nous est un parangon, même dans le rejet.
Le voyageur a besoin de boussoles, d'objectifs, d'une Ithaque - matérielle et spirituelle - à laquelle se référer, d'une communauté à laquelle se sentir appartenir, d'un ensemble de principes auxquels adhérer, qui peuvent être rejetés ("le goût de partir") mais qui restent là, en attente, solides, stables, parfois rugueux comme la Langa de Pavese. Pour le poète Antonio Machado, il n'y a pas d'empreintes à suivre, le chemin, ce sont nos empreintes. No hay camino, sino estelas en la mar : il n'y a pas de chemin, seulement des sillages dans la mer. C'est - ennobli par la beauté scintillante des vers - le programme de la liberté moderne. Le sillage reste un instant, aussitôt effacé par les vagues.
Pire encore, en raison de l'omniprésence facile du message musical qui a influencé des millions de personnes, est la liberté abstraite d'Imagine, la chanson de John Lennon qui est le manifeste du nihilisme jubilatoire contemporain. "Imaginez qu'il n'y ait pas de paradis, Si vous essayez, c'est facile. Il n'y a pas d'enfer en dessous de nous, il n'y a que le paradis au-dessus de nous. Imaginez que tous les gens ne vivent que pour aujourd'hui. Imaginez qu'il n'y ait pas de patrie. Ce n'est pas difficile à faire. Il n'y a pas de raison de tuer ou de mourir. Et pas de religion non plus".
Simple, évocateur, la vie en rose. C'est la bande-son du projet subtilement totalitaire des "droits", car si rien ne vaut la peine de vivre ou de se sacrifier, si nous n'existons que pour l'instant, si nous privons de sens toute réalité qui nous dépasse, nous cessons d'être des hommes. C'est le mécanisme totalitaire de l'Occident ultime, avec tous ses masques, les bons sentiments qui cachent la volonté de puissance des oligarchies, le projet d'une humanité grégaire, zootechnique, commandée par la technologie, surveillée 24 heures sur 24, où les décisions sont prises par des appareils artificiels appartenant à un dôme tout-puissant, dont les mots d'ordre pour les masses sont à l'opposé de la conduite.
Plus nous vantons la valeur de la solidarité, plus nous vivons comme des étrangers et des ennemis indifférents et concurrents. Plus nous crions à la tolérance, moins nous acceptons l'autre, moins nous lui reconnaissons le droit d'avoir des idées différentes de celles qui dominent aujourd'hui, en prévision des prescriptions de demain. Plus on prêche la liberté, plus on accepte, plus on invoque la surveillance, le contrôle, une vie d'esclaves libres devant la fenêtre en millions de photocopies. On apprécie toutes les formes d'exhibitionnisme, que le pouvoir appelle transparence pour nier le droit à la sphère privée, intime, immatérielle.
Ce qu'ils appellent des opportunités, c'est la négation "vertueuse" des droits sociaux concrets. Assez de sécurité de l'emploi, d'un ordre collectif raisonnable, d'une dimension publique, de soins de santé protégés, d'une éducation qui soit une culture, une formation à l'esprit critique, et non une simple formation à des tâches futures. Si vous ne réussissez pas, c'est votre faute : vous êtes un perdant dans la grande danse de la compétition. Vous pouvez vous consoler avec l'une des milliers d'addictions auxquelles vous avez droit : drogue, alcool, sexe, défonce, jeu, etc. Personne ne peut vous les refuser, ce sont des "droits". Même le suicide sera bientôt un droit.
Vous n'avez pas un salaire décent bien que vous travailliez dur toute la journée, mais vous pouvez vous marier avec une personne de votre sexe (master gender), acheter le dernier smartphone ou la dernière chemise de marque à crédit. Vous pouvez partir en vacances à tempérament et louer tout ce que vous voulez, du costume à la Ferrari. Vivre de dettes et de loyers, un autre totalitarisme anti-humain. On peut se défoncer toute la nuit dans les clubs et revenir défoncé. Mais à pied, car des villes de quinze minutes sont en préparation. Fini la voiture, place à la mobilité libre. Ils le font pour l'environnement. Dieu banni, l'humanité vénère Gaïa, la Terre personnifiée : retour de l'animisme.
La métaphysique est exclue de la connaissance et les savoirs "humanistes" sont relégués aux loisirs, à commencer par l'histoire et la philosophie, matières qui, comme par hasard, ouvrent l'esprit et permettent le jugement personnel. L'homme technologique n'en a que faire. La suppression du savoir est une opération totalitaire, une ablation de la personnalité au profit d'esclaves qui atrophie des zones entières du cerveau.
La civilisation occidentale se veut rationnelle, scientifique. "Civilisation, progrès, science, technologie : des mots auxquels nos contemporains semblent attacher une sorte de pouvoir mystérieux, indépendamment de leur sens. La science, avec une majuscule, comme le progrès et la civilisation, le droit, la justice et la liberté, fait partie de ces entités qu'il vaut mieux ne pas essayer de définir et qui risquent de perdre tout leur prestige dès qu'on commence à les examiner d'un peu trop près. Toutes les conquêtes dont le monde moderne est si fier se réduisent à de grands mots derrière lesquels il n'y a rien, ou si peu : suggestion collective ; illusion qui, pour être partagée par tant d'individus et se maintenir, ne peut être spontanée". (René Guénon) Exactement : un totalitarisme mou.
Traduction par Robert Steuckers
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