28 novembre 2023

La censure en science et ses motivations idéologiques

PNAS, le prestigieux journal de la non-moins prestigieuse National Academy of Science des Etats-Unis, a publié le 20 novembre un article intitulé « Prosocial motives underlie scientific censorship by scientists…» (Les motivations prosociales sous-tendent la censure scientifique par les scientifiques…). Il a été écrit par 38 auteurs*, dont la grande majorité vivent aux États-Unis. Il entend explorer « les causes et les conséquences sociales, psychologiques et institutionnelles de la censure scientifique (définie comme des actions visant à empêcher des idées scientifiques particulières d'atteindre un public pour des raisons autres que la faible qualité scientifique) ». On pense bien sûr à la cancel culture du wokisme et ma première réaction a été la surprise que PNAS, qui s’est lui-même wokisé**, ait accepté cet article. Que contient-il ?

L’article rappelle que « le principe fondamental de la science est que les preuves – et non l’autorité, la tradition, l’éloquence rhétorique ou le prestige social – doivent triompher ». Cet engagement fait que la science peut remettre en question les mythes les plus sacrés, les croyances les plus ancrées et les récits socialement dominants. La science peut donc parfois susciter l’hostilité et la censure.

Les auteurs de l’article rappellent ainsi le cas de Galilée, qui a affirmé que la terre tournait autour du soleil, et non l’inverse, ce qui lui valut une condamnation par l’Église et une persécution menée par des professeurs, ce qui a fait que « le contrat de Galilée n’a pas été renouvelé à l’université de Pise et, après avoir subi l’hostilité de ses pairs, il a quitté le monde universitaire, qu’il considérait apparemment comme désespérément non scientifique ». Et d’ajouter : « Du XVIe au XVIIIe siècle, les censeurs de l’État (souvent des universitaires eux-mêmes) révisaient et rejetaient les manuscrits selon un système similaire à l’évaluation par les pairs », dont les critiques ne portaient pas seulement sur la qualité, mais aussi sur la crainte de susciter des réactions négatives chez certains.

Le troisième exemple cité est celui du « rapport Kinsey », en fait deux ouvrages scientifiques pionniers sur le comportement sexuel humain, des hommes dans un tome (1948) et des femmes dans l’autre (1953). Les deux livres ont connu le succès et suscité la controverse, y compris dans la communauté scientifique. Leur méthodologie était certes faible, mais ils remettaient surtout en cause des croyances sur la sexualité et abordaient des sujets tabous. Certains psychologues dénoncèrent « une influence corruptrice sur les jeunes, les influençables, les faibles… ». Certains (une minorité) souhaitèrent même que ces recherches soient censurées.

L’autocensure dans l’article de PNAS sur la censure

Après ce constat, on pouvait s’attendre à ce que l’article évoque la cancel culture et le wokisme. Et pourtant, ces deux termes n’apparaissent pas dans l’article…

Ce dernier décrit les types de censures, soit « dures » (les gouvernements, les universités, les revues académiques, les sociétés professionnelles qui empêchent une diffusion), soit « molles » (des « sanctions sociales formelles ou informelles ou menaces de sanctions, par exemple, ostracisme, atteinte à la réputation, visant à faire pression sur la cible). Ce que l’article n’aborde pas, c’est que certaines victimes de la cancel culture n’ont pas uniquement été censurées, mais ont perdu leur emploi universitaire (voir mon dernier livre, De la déconstruction au wokisme. La science menacée).

L’article se poursuit par une typologie des censeurs. Peut-être pour donner des gages de « progressisme », il mentionne « une récente série de restrictions imposées par le gouvernement hongrois à l’Université d’Europe centrale a finalement conduit l’université à déménager en Autriche ». On peut déplorer cela, mais il eut été pertinent de mentionner que ladite université a été fondée par le milliardaire George Soros, qui finance des projets fortement idéologiques sur une « société ouverte », en fait de déconstruction postmoderne. De plus, la Cour de justice de l’Union Européenne (UE) a jugé la loi hongroise contre cette université incompatible avec le droit de l’UE. L’université d’Europe centrale est aujourd’hui basée à Vienne et à Budapest, et mène des projets de « recherche » où les thèmes woke (idéologie du genre, inclusivisme, intersectionnalité…) sont fortement représentés. C’est évidemment son droit, mais on a le droit aussi de mettre sur la table tous les éléments de la dispute.

L’article mentionne ensuite, fort justement, qu’une « deuxième catégorie de censeurs comprend les institutions : les universités, les revues et les sociétés professionnelles ». Ces dernières pouvant « exclure, sanctionner ou blâmer leurs membres pour avoir fait part d’affirmations empiriques impopulaires et les rédacteurs en chef des revues peuvent rejeter ou rétracter des articles controversés ».

Une troisième catégorie est une forme informelle de censure, qui pousse à l’autocensure devant la crainte d’atteinte à la réputation, soit de scientifiques, soit d’institutions. Les menaces sur les financements peuvent aussi pousser ces dernières à exercer des pressions sur les scientifiques.

Les auteurs affirment ainsi que « l’autocensure est en hausse aux États-Unis depuis des décennies », toujours sans mentionner le phénomène woke. La référence 43 de l’article justifie même la cancel culture, voire la nie…

Distinguer la censure d’un rejet sur une base scientifique

L’article de PNAS explique aussi que « la censure scientifique contemporaine est généralement une censure douce, qu’il peut être difficile de distinguer d’un rejet scientifique légitime ». On peut suivre les auteurs sur le point qu’il ne faut pas conclure à de la censure si un article a été rejeté par ce qu’il n’atteint pas les normes requises. Moins sur le fait que la cancel culture serait généralement « douce »…

Les auteurs touchent en revanche juste en soulignant que « les ambiguïtés inhérentes à l’évaluation par les pairs peuvent également amener les chercheurs dont les travaux méritent d’être rejetés à croire à tort qu’ils ont été censurés ».

Les biais en science

L’article monte en puissance lorsqu’il évoque un article de Stephen J. Ceci (co-auteur de l’article) qui avait montré une conception de la discrimination à géométrie variable dans des comités d’éthique, « plus susceptibles de rejeter des propositions testant la discrimination à l’encontre des hommes blancs que des propositions identiques testant la discrimination à l’encontre des femmes et des minorités ».

Est également variable selon les auteurs le scepticisme « à l’égard des informations discordantes » et « lorsque les résultats sont indésirables », et l’inverse, y compris chez les scientifiques, lorsque « des résultats soutiennent leurs croyances antérieures, leurs orientations théoriques et leurs opinions politiques ». L’article enfonce le clou : « La plupart des universitaires modernes sont politiquement orientés à gauche, de sorte que certains points de vue orientés à droite sont susceptibles d’être censurés ».

La psychologie de la censure

Cette partie de l’article rappelle que dans les démocraties libérales les citoyens sont, en principe, favorables à la liberté d’expression, mais alerte sur le fait qu’ils peuvent néanmoins soutenir la censure dans certains cas.  De plus, ils peuvent, ainsi que les scientifiques d’ailleurs, estimer que certaines études sont trop dangereuses et ne doivent pas être menées. Cependant, pour les auteurs « une grande partie de la censure scientifique contemporaine vise à protéger les groupes vulnérables ». Ou supposés comme tel.

Ainsi, « dans certaines sociétés occidentales contemporaines, de nombreuses personnes s’opposent aux informations qui dépeignent de manière défavorable les groupes historiquement désavantagés, et le monde universitaire se préoccupe de plus en plus des groupes historiquement désavantagés ».

L’article entre ici de plein pied dans son thème central, les « motivations prosociales » de la censure, et fait quatre observations non-politiquement correctes :

  • 1) « l’accès public généralisé à l’érudition, associé à des définitions élargies du préjudice (harm), a coïncidé avec une augmentation de la censure académique » ; NB : la référence 4 de l’article nous explique ce qu’est cette définition élargie du préjudice dans l’idéologie postmoderne, aussi bien-pensante que subjective : « la recherche peut – par inadvertance -–stigmatiser des individus ou des groupes humains. Elle peut être discriminatoire, raciste, sexiste, validiste ou homophobe ».
  • 2) « les femmes, qui sont plus réfractaires au préjudice et protègent davantage les personnes vulnérables que les hommes, sont plus enclines à la censure » ;
  • 3) « les progressistes égalitaires censurent davantage les informations perçues comme menaçant les groupes historiquement marginalisés » ;
  • 4) les universitaires des sciences sociales et humaines (disciplines particulièrement pertinentes pour les humains et la politique sociale) sont plus censurés que ceux des sciences dures ».

La censure chez les scientifiques : quelques faits

L’article alerte  :

« Des centaines de chercheurs ont été sanctionnés pour avoir exprimé des idées controversées, et le taux de sanctions a considérablement augmenté au cours des dix dernières années ». Certaines rétractations d’articles scientifiques étaient « au moins partiellement motivées par des préoccupations de préjudice » contre certains groupes de personnes.

Les auteurs font ce constat encore plus grave : « De nombreux universitaires font état d’une volonté de discrimination à l’égard des conservateurs en matière d’embauche, de promotions, de subventions et de publications, avec pour conséquence que les universitaires de droite s’autocensurent davantage que ceux de gauche ».

L’article fait état d’une récente enquête aux Etats-Unis, menée auprès d’enseignants d’établissements d’enseignement supérieur, qui a montré que :

  • 1) « 4 à 11 % ont été sanctionnés ou menacés de sanctions disciplinaires pour leur enseignement ou leur recherche » ;
  • 2) « 6 à 36 % sont favorables à une punition douce (condamnation, enquêtes) pour les pairs qui font des affirmations controversées, avec un soutien plus important chez les jeunes, les plus à gauche et les femmes » ;
  • 3) « 34 % ont subi des pressions de la part de leurs pairs pour éviter les recherches controversées » ;
  • 4) « 25 % ont déclaré être “très” ou “extrêmement” susceptibles de s’autocensurer dans les publications universitaires » ;
  • 5) « 91 % ont déclaré être au moins quelque peu susceptibles de s’autocensurer dans les publications, les réunions, les présentations ou sur les médias sociaux ».

De plus, dans une enquête, 468 professeurs de psychologie américains ont déclaré qu’il fallait sanctionner certaines conclusions empiriques, notamment celles qui donnent « une image défavorable de groupes historiquement désavantagés ». Par rapport à leurs collègues masculins, les femmes psychologues sont plus favorables aux sanctions et moins favorables à la liberté académique. Il n’est pas surprenant, dans le contexte wokedes Etats-Unis (qui tire son origine dans le passé raciste du pays et la culpabilisation qui l’a suivie) que le thème de la race, en particulier les commentaires sur les Noirs, a suscité le plus grand nombre d’appels à la censure.

Cet article de PNAS mentionne aussi qu’« il est probable que les motivations morales ont longtemps influencé la prise de décision scientifique et contribué à la censure systématique d’idées particulières, mais les revues reconnaissent désormais explicitement les préoccupations morales comme des raisons légitimes de supprimer la science ». L’article cite le prestigieux groupe de publications Nature comme exemple (NB. J’ai d’ailleurs pris le même exemple dans mon livre, avec plus de cas).

Les auteurs expliquent fort justement que ces choix ne concernent pas des préjudices objectivement mesurables, mais que « les rédacteurs en chef s’accordent une grande marge de manœuvre pour censurer des recherches de grande qualité qui heurtent leur propre sensibilité morale ».

Conséquences de la censure en science

Pour cet article de PNAS, « la censure scientifique a au moins un coût évident : la suppression d’informations exactes ». La perception d’un tel phénomène par le public peut réduire sa confiance dans la science, notamment si cette censure parait avoir des motifs idéologiques. La censure pourrait se retourner contre les censeurs, par une redistribution de l’autorité entre des organismes scientifiques établis et des structures apparaissant comme plus libres (blogs, réseaux sociaux, magazines en ligne). L’article conclut qu’« une érosion plus large de la confiance dans les institutions pourrait avoir des conséquences en aval pour la liberté, le pluralisme et la démocratie ».

En conclusion, cet article tire une sonnette d’alarme quant aux biais idéologiques et à la censure pour de subjectives raisons « morales » en science. Il était urgent de le faire. Pour passer le cap d’une possible censure des relecteurs de PNAS, les auteurs ont dû s’autocensurer quelque peu (on ne peut leur en vouloir, mais il est légitime de le mentionner). Cet article est centré sur les Etats-Unis, mais les institutions européennes, y compris françaises, ne sont pas épargnées. J’aurai l’occasion d’y revenir…

Marcel Kuntz dans Factuel du 24/11/23


* Incluant Anna Krylov, dont un texte intitulé « Bons baisers de Russie : science et idéologie, hier en URSS, aujourd’hui aux Etats-Unis » a été traduit sur ce blog (en 3 parties).

** Voir par exemple cet article publié par PNAS qui reprend un thème habituel de l’autoflagellation woke : « L’histoire de l’entreprise scientifique montre qu’elle a soutenu l’inégalité entre les sexes, les identités et les races ». PNAS avait aussi précédemment refusé de publier un article intitulé « In Defense of Merit in Science » qui documente l’intrusion de l’idéologie dans les institutions scientifiques.

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