31 octobre 2023

Sur Mars


Chocha, il y a trois ans...

Chocha est, je crois, bien près de mourir. Elle a des crises d’étouffement, elle dort tout le temps, mange à peine. Je pourrais l’emmener chez le vétérinaire pour abréger son agonie, et en même temps, elle est si accrochée à moi, elle ne demande qu’à rester près de moi, à être caressée et aimée, et je lui donne tout cela, avant qu’elle ne glisse dans cet autre part dont on ne revient pas, je prends congé. Je préfèrerais qu’elle mourût ici, sans le stress du panier, de la voiture, du froid, de l’inconnu. Elle a au moins dix-huit ans, car il y a dix-sept ans, quand je l’ai adoptée, c’était une jeune adulte, elle avait eu au moins une portée de chatons. Elle avait peut-être même deux ans. Elle a eu une longue vie, en sécurité, la plupart du temps dans des maisons avec jardin. J’ai rempli mon contrat, et je sais qu’il ne lui arrivera jamais le malheur d’être abandonnée. Je devrais le prendre avec philosophie, avec résignation, et même reconnaissance, et je pleure tout le temps. C’était une si jolie chatte, et dans un sens, si elle a eu la chance d’être adoptée, elle a toujours été jalousée, d’abord par Picasso, ensuite par Georgette, elle n’a jamais eu ce qu’elle désirait le plus, mon attention exclusive. Et maintenant, elle l’a. Alors je n’abrège rien.

Valérie, venue s’occuper de sa maison, me dit que les jeunes gens d’aujourd’hui, généralement, n’ont plus aucun réferents culturels. Que même les imbéciles de boomers n’étaient pas dans ce cas, même s’ils ont épousé des idéologies douteuses, ils ont tous bénéficié d’une instruction normale, et savent qui sont Racine, Molière, Flaubert, Rimbaud, Baudelaire, mais pas leurs descendants. Leurs idéologies appliquées ont produit en série des enfants-loups privés des acquis nécessaires en temps approprié. De sorte qu’ils n’ont aucun recul sur ce qui nous arrive et gobent n’importe quoi. J’ai déjà observé sur des quadragénaires intelligents, des lacunes culturelles énormes qui les gênent pour comprendre le monde et avoir une vie intérieure, une philosophie, une spiritualité cohérentes. Mais ce sont des quadragénaires. Les jeunes générations sont probablement déjà des fétus à vau-l’eau dont on fait ce qu’on veut en changeant la direction du courant. Enfin naturellement, il y a des exceptions, mais elles doivent se sentir parfois bien seules.

Elle m’a parlé d’un prêtre ukrainien envoyé dans sa paroisse russe, il est ukrainien de nationalité mais russe d’origine, un Russe qui se renie. Intelligent par certains côtés, il est fat, content de lui, méprise la paysannerie, la simplicité, la tradition, ne parle que de réformes, d’oecuménisme, d’orthodoxie « intelligente et éclairée », il méprise aussi les Russes, bien entendu, et les traite comme des gens de seconde sorte, à l’intérieur de la paroisse. J’ai eu comme cela une assistante maternelle, une vieille soviétique dont le mari avait travaillé au KGB ; elle considérait les enfants français comme des princes du sang, leur servait les biscuits du goûter sur un plateau avec des manières de dame de compagnie de l’impératrice, mais elle était brusque et grossière avec les élèves russes, et j’avais fini par l’engueuler en lui disant : «Je suis monarchiste, mais dans ma classe, c’est la démocratie, et la seule personne à qui vous pourriez faire ce cirque, c’est moi, et je n’en ai pas besoin ».

Je soupçonne que l’on trouve de tels émissaires dans beaucoup de paroisses orthodoxes en France. Ce ne sont pas à proprement parler des agents conscients, mais ils sont choisis sur des critères particuliers, comme on choisit partout, en France, dans les milieux culturels, depuis des décennies un certain type d’étudiants, de journalistes, d’artistes en excluant les autres, j’ai même entendu une prof de l’IUFM s’en vanter... Et partout, ils répandent le mépris et la détestation des Russes, du reste des Russes pourraient aussi le faire, si on choisissait d’envoyer en Europe ce genre d’individus. Et ceux qui y vont spontanément pour y trouver le paradis démocratique ne doivent pas s'en priver.

En réponse à ma chronique précédente, un lecteur d’Annonay m’a confirmé le massacre de cette ville où je ne retrouverais pas grand chose de ce que j’ai connu dans mon enfance. Je n’arrive pas à achever mes souvenirs de cette époque, parce que d’une part, je fais le représentant de commerce pour mes autres livres, entre deux traductions, corrections et chroniques, et d’autre part, j’ai peur de m’abîmer dans un océan de tristesse ; je pense à la femme de Lot, qui, se retournant sur Sodome, fut changée en statue de sel.

Il me semble parfois observer le naufrage du Titanic depuis une chaloupe, mais la musique qui s'en échappe n'a rien de digne, le capitaine et l'équipage ne s'abîmeront pas avec le bâtiment, ils partiront en hélicoptère s'installer en Nouvelle-Zélande pour jouir des fruits de leur sale travail, en tous cas, c'est ce qu'ils croient. Moi, je n'en suis pas sûre. Je pense qu'il leur sera même difficile, après ce qu'ils ont déclenché, de trouver un endroit de la Terre qui les supporte encore. Peut-être leur faudra-t-il aller faire les transhumanistes sur la planète Mars. Cela leur irait bien, et ici, on aurait peut-être enfin la paix.


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