La souveraineté, entendue comme l’exercice du pouvoir pour organiser et gouverner des communautés de personnes, a toujours eu, dans les civilisations traditionnelles, un profond enracinement dans le sacré, devenant, plus qu’un simple fait humain, la manifestation de forces transcendantes. Le monarque exerce un pouvoir qui est avant tout l’émanation directe du sacré, d’influences véritablement supérieures qui le légitiment bien plus que n’importe quel consentement obtenu ou offert par ses gouvernés.
Idéalement, le monarque est avant tout un pontife, exerçant son ministère (ministerium = service) en veillant à l’harmonie de son royaume en accord avec l’ordre cosmique, lui-même reflet de cet ordre sacré qui forme et régit tout ce qui existe. Le détenteur de la royauté est le médiateur entre la terre et le ciel, il est le centre, le point de contact entre ces réalités, agissant pour assurer leur communication et leur interaction1. Cette qualité, non seulement humaine mais surtout transcendante, était considérée comme pleinement réelle et, même lorsqu’elle était en voie de dissolution, comme une tendance idéale à laquelle on pouvait toujours se référer (comme on le voit dans les rituels égyptiens et chinois, ainsi que dans la conception pontificale de la principauté romaine et dans la notion médiévale de Sacrum Imperium).2Le souverain en tant que pouvoir purement terrestre, qui s’impose en éliminant ses adversaires ou en obtenant leur consentement par des avantages, appartient déjà à une période ultérieure, où le pouvoir commence à devenir une sorte de fin en soi, une réalité autoréférentielle faisant de moins en moins référence à des objectifs extra-mondains. La figure du «politicien» commence à émerger, un individu qui n’obtient le pouvoir qu’en vertu de ses pouvoirs de force et de ruse, et qui opère comme un simple administrateur qui doit de temps en temps obtenir un consensus ou comme un tyran qui concentre tout le pouvoir en lui-même en luttant constamment contre ses adversaires. La politique se définit de plus en plus comme un «art» (un art profane, bien sûr, qui ne se fonde plus sur le rta, l’ordre sacré du monde, mais sur l’anrta, le mensonge, la violation et la subversion de cet ordre)3, comme une activité qui s’épuise dans la simple gestion des relations humaines et qui trouve dans la conquête du pouvoir le but le plus important, sinon le seul.
Un développement (certainement pas chronologique, mais plutôt idéal) de cette évolution pourrait être esquissé de la manière suivante : du prêtre-roi qui reflète l’ordre céleste sur terre, on passe au roi-guerrier qui s’impose uniquement par la force, à ceux qui achètent le consentement par les richesses ou la promesse de leur obtention, et enfin à ceux qui gouvernent par le ressentiment et l’envie sociale, en exploitant la volonté du dernier à gravir les échelons de l’échelle hiérarchique.4
Dans l’état de bouleversement actuel, les choses sont arrivées à un tel point (le monde politique est l’avant-garde de la dissolution) que ce n’est même plus le serviteur qui a le pouvoir, mais l’exclu, l’intouchable, l’individu qui se situe en dehors de tout ordre. Dans le «monde à l’envers», un tel type humain, au lieu d’être relégué au bas de l’échelle sociale, en occupe au contraire les plus hautes places, dans l’inversion étant «tombé» du bas pour ensuite «s’installer», comme sédiment, au sommet de la pyramide inversée du pouvoir (sur ce dernier sujet, nous renvoyons à notre discussion précédente).5
Un tel être, se plaçant en dehors de tout ordre, rejettera, combattra (même sans en être conscient) tout ce qui est harmonie, équilibre, justice.
Frithjof Schuon en fait une analyse extrêmement précise, fondamentale pour comprendre ses conceptions et son mode d’action6. Le tchandala, le paria, l’intouchable «tend à réaliser les possibilités psychologiques exclues par les autres hommes», transgresse par nature, trouve sa satisfaction dans ce que les spécimens équilibrés et performants rejettent. Il représente le summum de l’impureté, de la dégradation, de la «dissonance psychologique». Capable de «tout et rien», il peut s’engager dans les activités «les plus bizarres et les plus sinistres» (l’acrobate, l’acteur, le bourreau), transgressant les règles établies, comme un saint à l’envers, se distinguant par son abnégation à adhérer à un style de vie déséquilibré et déséquilibrant. Son âme n’a pas de véritable centre de gravité individuel, sa vie se déroule «en périphérie et en inversion», dans une transgression qui lui donnera «en quelque sorte un centre qu’il n’a pas», le libérant illusoirement de sa nature équivoque. Il s’agit d’une subjectivité centrifuge et illimitée, qui le conduit à fuir la loi, parce qu’elle le ramènerait à ce centre qui est si totalement étranger à sa nature. Il est inférieur et se comportera toujours comme tel. Non seulement il n’a pas la mentalité du supérieur, mais il ne peut même pas la concevoir exactement : c’est pourquoi toute valeur est ignorée par lui, quand elle n’est pas ouvertement méprisée. L’honnêteté, la sincérité, l’honneur, à ses yeux n’existent tout simplement pas, ne représentant qu’une illusion, un obstacle limitant sa montée en puissance. Tout son être est basé sur le mensonge, qui le domine complètement, faisant de lui la première victime de ses mensonges, qu’il croit même souvent, le faisant vivre dans une réalité encore plus illusoire que celle à laquelle il condamne ceux qui lui sont soumis.
On comprend alors pourquoi le mensonge atteint un niveau que l’on peut qualifier de pathologique7. Il ne s’agit même plus de «raison d’État» ou de machiavélisme, l’homme politique contemporain ment parce que le mensonge est son essence même. Il ment parce que c’est une nécessité, parce que tout son univers repose sur le mensonge, qui lui donne consistance et identité, qui le définit et lui donne un rôle dans le monde. Sinon, il serait contraint d’avoir un centre, d’adhérer à un ordre, chose inconcevable pour lui, voire impossible, car cela le condamnerait à l’extinction. Sa survie repose sur cela. Il n’est donc pas condamnable, car il ne s’agit au fond que d’un instinct de conservation. Après tout, de tels individus ont toujours existé ; le seul véritable problème réside dans leur position au sein du corps social, une position qui est actuellement la plus erronée, c’est-à-dire au sommet, à l’extrême opposé de celle qui leur conviendrait le mieux et qu’ils ont toujours occupée à toutes les époques, lorsque le monde était encore dans une phase de normalité, pas encore bouleversé et subverti dans ses valeurs fondamentales.
Source: Heliodromos via Euro-Synergies
- Nous avons déjà abordé ce sujet, exemples à l’appui, dans «Com’è difficile cavalcare la tigre», Solfanelli, Chieti, 2020, pp.33-36.
- Le détenteur de la royauté n’est évidemment pas naïf. Son devoir est de tout mettre en œuvre pour que la norme, l’ordre sacré, reste respecté (Manavadharmashastra 7.10). S’il doit toujours agir sans tromperie, il peut garder ses plans cachés, afin que ses ennemis ne puissent pas profiter de sa conduite morale juste et donc nécessairement plus limitée que celle de celui qui agit sans scrupules.
- Inéluctablement lié à anrta est nrrti, la dissolution, la mort.
- Sur ce point déjà René Guénon, dans le septième chapitre de «Autorité spirituelle et Pouvoir temporel», Guy Trédaniel, Paris, 1984 (1ère éd. 1929). Dans ces différentes manières de vivre et d’interpréter la souveraineté, on aura reconnu le cloisonnement fonctionnel des sociétés indo-européennes (sacerdotale, guerrière, marchande, servile), critère interprétatif qui vaut aussi pour la formulation d’une métaphysique de l’histoire et pour une meilleure compréhension de l’époque actuelle. Cf. «How difficult it is to ride the tiger», idem, pp.28-58.
- Une discussion que nous avons approfondie dans «Pourquoi les pires gouvernent toujours dans les démocraties», maintenant le deuxième chapitre de «La società da liquidare», Solfanelli, Chieti, 2021, pp.32-37.
- Ce thème est amplement développé dans «Caste e razze», Edizioni all’insegna del Veltro, Parma, 1979, pp. 11-16, d’où sont extraits les passages cités.
- Dans la réalité inversée d’aujourd’hui, cette situation va du pathologique au physiologique.
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