Les affaires récentes de pédophilie créent dans les institutions de l'enfance un malaise. Faut-il intervenir? Quand? Comment? Où sont les limites? Dans la confusion générale qui agite le débat, il faut dégager ce qui, à mon avis, en tant que psychanalyste, sont les deux vraies questions.
La première, c'est que tous les adultes qui s'occupent d'enfants ont à s'interroger sur leurs motivations, leurs attitudes, leurs limites, leur vigilance et leur rigueur. Car toute relation éducative, pédagogique, ou thérapeutique avec un enfant s'appuie sur des tendances pédophiliques sublimées.
Que veut dire pédophilie? Aimer les enfants. Oui, nous aimons les enfants. Mais que veut dire aimer? Ou de quel type d'amour s'agit-il? L'amour est un sentiment complexe. L'amour pour l'enfant encore plus. L'amour est ambivalent. L'amour a de multiples facettes. Dans l'amour, il y a la tendresse, mais aussi la passion. Il y a l'attirance qui comporte toujours une part d'érotisme. Il y a le souhait de nourrir qui peut se transformer en gavage. Il y a le respect de l'autre qui peut devenir de l'indifférence. L'amour peut être possessif, au point de vouloir détruire l'autre plutôt que de le voir s'échapper. Il y a le désir de faire du bien, qui parfois devient un mal. Et puis surtout il y a ce point, le plus énigmatique et le plus choquant des relations humaines, c'est que l'amour peut conduire certains à trouver du plaisir à faire souffrir l'autre.
Tout cela fait partie de la relation qui s'instaure entre un adulte et un enfant. La pulsion pédophilique existe, chez chacun de nous, mais son devenir n'est pas le même chez chacun de nous. C'est la confusion de ces deux registres qui amène à l'impasse actuelle. Les bébés, c'est ce qu'il y a de plus mignon et de plus adorable, mais aussi ce qu'il y a de plus terrifiant, car ils éveillent en nous on pourrait dire excitent en nous des émotions, des désirs et des fantasmes très intenses. Nous avons envie de les croquer, embrasser, dévorer, câliner, sucer, malaxer, pénétrer, triturer. Ce n'est pas pour autant que nous sommes tous des pédophiles. Car si la pulsion inconsciente est la même pour tous, son expression et sa réalisation vont passer à travers le filtre des processus psychiques qui constituent notre vie mentale. Entre l'action et la sublimation, il y a un monde. Le monde de la vie psychique. Ce qui fait de nous des humains, c'est précisément cette capacité à transformer la pulsion. Les pulsions sont brutes, aveugles, pauvres, peu variées. Elles sont le lot commun, ce que nous avons en partage. Mais leur devenir est une histoire singulière où se tissent les fils de ce qui est congénital, familial, historique, intrapsychique, transgénérationnel, environnemental, social et culturel. Ce devenir, lui, est source de grandes richesses sur le plan humain et intellectuel, pouvant aller de vocations pédagogiques du haut niveau à un tableau de Balthus" Par conséquent, dire, comme on peut l'entendre dans les médias ou dans la bouche des ministres ces jours-ci, on va «éradiquer le fléau» est une aberration. C'est se tromper d'adversaire et mal choisir ses armes. Si ennemi il y a, il faut le cerner et le connaître, c'est une règle élémentaire de la stratégie. L'adversaire n'est pas seulement le pédophile qu'il faut évidemment sans ambiguïté poursuivre et condamner, mais c'est le silence et la gêne, notre silence et notre gêne. La stratégie, ce n'est pas seulement de dévoiler les affaires au grand jour, mais se demander pourquoi nous avons tant de mal à entendre les enfants lorsqu'ils nous parlent. L'objectif n'est pas seulement de donner aux témoignages des enfants la valeur judiciaire qui permette les poursuites, mais c'est de s'interroger sur les conséquences psychiques de ces dépositions, et donc des conditions dans lesquelles elles doivent se dérouler.
La deuxième question est celle-ci: ce dont il faut protéger l'enfant, ce n'est pas seulement de la violence des adultes leur séduction, leur érotisme, leur emprise, mais également de sa propre violence, à savoir la sexualité infantile, découverte par Freud en 1905, mais toujours, et malgré les apparences, scandaleuse. L'enfant lui-même est habité et traversé par des flux pulsionnels et émotionnels d'autant plus intenses qu'il n'a pas encore les moyens de les canaliser ou de les symboliser. Pipi, caca, boudin, zizi, c'est le monde de l'enfance. Je t'attrape, je te flaire, je te mords, je te touche, j'enfonce mon doigt là où je peux, je te lèche, je te suce, c'est ainsi que les enfants échangent et aiment. Aux adultes de leur mettre des limites. De les amener sur la voie où l'autre n'est plus un objet qu'on peut manipuler au gré de ses désirs, mais une personne dont il faut tenir compte et qui peut souffrir. Par conséquent et n'en déplaise à ceux qui dénoncent les «pédoprotecteurs» (1) qui chercheraient à maintenir les enfants dans une dépendance infantile exagérée pour restaurer l'ordre moral , oui, l'enfant a besoin d'être protégé. Protéger ne veut pas dire infantiliser. Etre dépendant ne veut pas dire être réduit à un état de victime innocente ou passive. C'est une mauvaise compréhension de la notion de dépendance qui rend le débat actuel confus. La vie psychique infantile est un long parcours semé d'embûches pour accéder à une relative autonomie. Il peut être tentant de voir dans l'enfant un être déjà autonome, un petit adulte, pour ne pas reconnaître cette dépendance dont chacun de nous s'est dégagé, ô combien laborieusement et souvent incomplètement.
Faute de se poser ces questions, on ne sortira pas de l'impasse actuelle (très française) où s'opposent des positions contradictoires. D'un côté, le risque de ce que l'opinion publique appelle une «psychose» c'est-à-dire un mouvement de suspicion, de dénonciation et de retour à l'ordre moral, par lequel toute personne qui s'occupe d'un enfant peut être accusée de pédophilie et tout professionnel de l'enfance se voir inculpé de non-assistance à personne en danger. On voit déjà dans les institutions le malaise qui entache les relations avec les enfants et les familles. De l'autre côté, une certaine complaisance, alimentée par les psychanalystes, qui favorisent le fantasme au détriment de la réalité. Depuis que Freud en 1897 a renoncé à sa théorie de la séduction, c'est-à-dire à penser que la cause de l'hystérie se trouvait dans les traumatismes sexuels infantiles réellement subis, les psychanalystes ont du mal à dénoncer clairement les abus sexuels. En voulant mettre en lumière aussi la part qu'y joue l'enfant, ils risquent de mettre en doute la parole de l'enfant. Et pourtant les psychanalystes sont bien placés pour savoir à quel point les personnes ayant subi des traumas ont intensément besoin que de la réalité des faits soit reconnue. Dans les cas de pédophilie, à l'action pathogène de l'attentat lui-même s'ajoute l'action pathogène du silence des adultes, qui alimente chez l'enfant le sentiment de honte et de culpabilité" Psychanalyste dans une halte-garderie qui accueille un tiers d'enfants handicapés parmi les enfants du quartier (2) et pratiquant des sessions de formation dans des institutions pour adolescents ou adultes handicapés, je suis peut-être particulièrement attentive à ce problème. Pas seulement parce que les enfants handicapés sont statistiquement plus que les autres victimes de mauvais traitements ou d'abus sexuels, mais parce que le handicap nous montre comment une dépendance prolongée, voire définitive, est la porte ouverte à certaines dérives (3). Comment le corps malade ou infirme devient objet à soigner, à ausculter, à manipuler, à regarder, à juger. Livré aux autres, qui perdent le sens de la pudeur, ce corps passif peut éveiller les tendances sadiques. Ce que montrent ces situations particulières, c'est combien il est difficile, d'une manière générale, avec tous les enfants, de définir les limites. Comment la frontière entre faire du bien et faire du mal est fragile. Entre un geste qui apaise, un geste qui soigne, un geste qui violente ou un geste qui excite, les limites ne sont pas toujours évidentes.
L'éclosion actuelle d'affaires de pédophilie est un symptôme qu'il faudrait analyser, comme le signe d'une certaine conception de l'enfance dans notre culture et la société actuelle. On ne peut alors qu'être frappé, pour ne pas dire effaré, par l'ambiguïté, pour ne pas dire l'hypocrisie, qui marque la place que nous assignons à l'enfant. D'une part, on dénonce les violences sexuelles dont les enfants sont les victimes, mais, d'autre part, on voit partout des publicités où l'enfant est donné à voir comme un objet érotique. Corps nu du bébé sur le corps nu de sa mère ou de son père. Images magnifiques, souvent artistiques, mais qui sont utilisées d'une manière équivoque pour susciter des besoins de consommation en exaltant le pouvoir de séduction de l'enfant, par une utilisation de la beauté troublante de son corps et de ce qu'il nous inspire. Enfants surprotégés et couvés d'une part, mais aussi largement livrés à eux-mêmes par des adultes absorbés par leurs problèmes professionnels ou leurs affaires de coeur. Enfants programmés, surchargés, investis de la mission de réussir dans un contexte difficile, accablés par le poids des angoisses parentales. Et puis des millions d'enfants dans le monde qui sont prostitués, exploités, abandonnés, livrés à des trafiquants de toutes sortes. Qui organise des manifestations ou descend dans la rue, pour protester contre cette situation? Qui est réellement dérangé par cela?.
Simone KORFF-SAUSSE, psychanalyste, chargée d'enseignement à l'université Paris-VII.
Auteur du livre «le Miroir brisé. L'enfant handicapé, sa famille et le psychanalyste», Calmann-Lévy, 1996.
(1) Denis Duclos, «Crimes pédophiles et milices morales. L'enfance une espèce en danger?» Le Monde diplomatique, janvier 1997.
(2) La Maison Dagobert, 30, rue Erard, 75012 Paris.
(3) La revue Contraste-Enfance et Handicap consacre au thème «Sexualité et Handicap» son numéro 6, à paraître prochainement.
Ce passage :
Bon sang, quelle horreur, mais qui a envie de pénétrer un bébé ?
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