29 juillet 2023

La guerre en Ukraine réveille l’irrédentisme polonais sur la Biélorussie



Nous avons évoqué les tentations irrédentistes de plusieurs pays riverains de l’Ukraine, qui pourraient trouver une occasion de se manifester bruyamment à la faveur d’une victoire russe dans la guerre actuelle. Bien que la Biélorussie ne soit pas officiellement partie prenante du conflit, un irrédentisme polonais pourrait la menacer elle aussi, compte tenu de son identité encore plus problématique que celle de l’Ukraine.


En 1918, au traité de Brest-Litovsk, l’Allemagne impériale, victorieuse de la Russie, construit une ceinture d’Etats-tampons entre les deux puissances[1]. C’est donc une préoccupation purement géopolitique qui la pousse à créer une République de « Biélorussie », un nom qui signifie la Russie blanche. Cette région, de par sa situation géographique, accueille un mélange de Russes, de Polonais, de Juifs et de Lithuaniens. Un dialecte biélorusse s’y est forgé, que l’on parle dans les campagnes, mais dans les villes, on n’y parle que le russe. Surtout, jamais l’histoire n’a vu prospérer d’Etat biélorusse, et l’on peut se risquer à écrire que, sans la Première Guerre mondiale, cette nouveauté ne serait pas apparue. Cependant, les Allemands ont encouragé ici un indépendantisme propre à repousser plus loin les Russes vers l’est.

Le 21 février 1918, un Conseil biélorusse, présidé par Jan Sierada (1879-1943), s’est déclaré l’unique autorité légitime en Russie blanche :


Et après la signature du traité de Brest-Litovsk, le 9 mars a été proclamée une République populaire de Biélorussie, qui déclare l’indépendance du pays le 25 mars. Un ancien général dans les armées du tsar, Stanislaw Bulal-Balachowitz (1883-1940), commande à une dizaine de milliers de soldats chargés de défendre la toute jeune nation.


On se dessine un drapeau : trois bandes horizontales blanc-rouge-blanc qui renvoient aux couleurs polonaises, et on usurpe sans vergogne le blason de la Lituanie, dont l’Etat a pourtant été restauré par l’Allemagne[2]. Le plus extraordinaire est qu’en dépit du retrait de l’Allemagne après le 11 novembre 1918, en dépit de la contestation de son identité par toutes les nations voisines, puis de sa réintégration dans l’Etat russe bolchevique en 1919, la Biélorussie verra son identité reconnue comme république soviétique, et même affirmée par Staline au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, au point qu’à l’ONU, ce n’est pas l’Union soviétique seule qui sera représentée, mais aussi l’Ukraine et la Biélorussie : Staline saura profiter de la compassion éprouvée par les vainqueurs de 1945 devant les souffrances inouïes endurées par ces régions durant la guerre, surtout la Biélorussie, alors entièrement détruite.

Autre originalité remarquable de ce surgissement d’un Etat biélorusse : le Gouvernement de la République populaire biélorusse, ayant fui le recouvrement de la souveraineté russe ordonné par Lénine en 1919, s’installera dans différentes villes, deviendra un gouvernement en exil qui se renouvellera à travers les décennies et n’a jamais cessé d’exister depuis : il est présentement basé à Toronto au Canada, ce qui permettrait aujourd’hui à l’empire américain de manifester au besoin une forme de prétention politique légitime.

Le seul fait pour la Biélorussie de n’avoir pas eu d’autre choix que celui d’usurper les symboles historiques de la Pologne et de la Lituanie en dit long sur ce qu’elle toujours été avant les cataclysmes du XXe siècle : une région du grand-duché de Lituanie, une dépendance du royaume de la grande Pologne, comme le montrait notre carte consacrée à l’irrédentisme polonais touchant le territoire ukrainien :
 

Avec la résurrection de la Pologne, faisant suite à l’effondrement simultané des trois puissances qui se l’étaient partagées au XVIIIe siècle : Allemagne (via la Prusse), Autriche et Russie, la moitié de l’actuelle Biélorussie lui fut attribuée en 1919. On voit sur la carte suivante que Minsk, capitale de la Biélorussie, était alors très proche de la frontière orientale de la Pologne. Mais en 1939, Staline renouvela un partage germano-russe de la Pologne en s’emparant de toute sa moitié-est, qui ne lui fut jamais restituée : à titre de compensation territoriale, il délogea de chez eux une dizaine de millions d’Allemands pour offrir leurs terres aux Polonais, qui depuis lors y résident.
 

Aujourd’hui, la Pologne, non seulement lorgne sur la moitié ouest de l’Ukraine, qu’elle estime lui revenir par droit historique, mais n’exclut pas de revendiquer les territoires aujourd’hui Biélorusses qui lui ont été arrachés par Staline en 1939. Bref, elle joue sur les deux tableaux, espérant tirer profit soit d’une victoire, soit d’une défaite de la Russie : la victoire russe pourrait être l’occasion de reprendre la Volhynie et la Galicie aujourd’hui occupée par l’Ukraine ; une défaite russe serait fatale à la Biélorussie, la plus artificielle de tous ces Etats, qui se verrait reprendre sa partie occidentale.

Ce que nous écrivons ici ne relève pas forcément de la gépolitique-fiction. Devant le Conseil de la sécurité nationale russe, M. Poutine a déclaré qu’il laisserait l’Ukraine se débrouiller avec les différents irrédentismes susceptibles de redessiner ses frontières occidentales, mais a prévenu que toute tentative polonaise de reprendre possession de ses territoires attribués en 1939 à la Biélorussie par Staline serait un casus belli, en vertu du fait qu’il regarde la Russie et la Biélorussie comme deux Etats unis par un lien confédéral : le mot est fort, il signifie qu’une attaque de la Biélorussie serait équivalente à une attaque de la Russie. En contrepartie, un engagement plus officiel de la Biélorussie dans la guerre russo-ukrainienne légitimerait sans doute les appétits polonais aux yeux de ses alliés… à condition, bien sûr, que son irrédentisme n’aille pas jusqu’à revendiquer Vilnius, aujourd’hui capitale de la Lituanie, mais qui appartenait à la Pologne entre 1919 et 1939 : on voit comment les remises en question des frontières violemment imposées en 1945 pourraient se suivre en cascade.

[1] Cf notre Histoire mondiale de la Grande Guerre, Ellipses 2016.

[2] Un prince wurtembergeois, Guillaume d’Urach, par ailleurs prétendant légitime au trône de Monaco, est désigné roi, mais la défaite allemande transforme le pays en une république.

Source : https://lecourrierdesstrateges.fr/2023/07/28/la-guerre-en-ukraine-reveille-lirredentisme-polonais-sur-la-bielorussie-par-yves-marie-adeline/

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