Dans le débat sur les déserts médicaux, il est souvent question des médecins étrangers venant exercer en France pour pallier la faiblesse du nombre de professionnels de santé. On évoque moins les médecins français partis exercer à l’étranger. Il est pourtant intéressant de savoir combien exactement ont déjà fait ce choix et qu’est-ce qui les a poussés à partir.
Cette question avait déjà occupé le débat public, mais à un moment où on était plus préoccupé par la « fuite des cerveaux », ces jeunes ingénieurs, diplômés de grandes écoles, qui faisaient le choix de partir à l’étranger dès la fin de leurs études, voire avant. La question sous-jacente n’était pas les déserts médicaux, mais bien comment retenir de jeunes diplômés, attirés par de meilleures perspectives de carrière et de salaires à l’étranger. Ce phénomène a été particulièrement étudié durant la décennie 2010 et a donné lieu à plusieurs études, dont certaines concernant les professionnels de santé.
Comme expliqué par la revue Remede[1], qui s’est intéressée au « taux d’évaporation » c’est-à-dire la différence entre le nombre de nouveaux diplômés et le nombre d’inscrits à l’ordre, autant le nombre de médecins étrangers venus s’installer en France est connu, autant, le nombre de médecins français partis à l’étranger n’est pas vraiment suivi. Le décalage grandissant ces dernières années, constaté par l’Ordre des médecins entre le nombre de médecins nouvellement diplômés et le nombre de nouveaux inscrits à l’Ordre remet en lumière ce phénomène.
Pour faire le point, l’article de la revue Remede avait repris les conclusions d’une étude détaillée de l’Observatoire national de la démographie des professions de santé (ONDPS) sur les mobilités internationales des quatre professions de santé[2] : flux entrants et sortants des médecins, chirurgiens-dentistes, sages-femmes et pharmaciens. Ce rapport a croisé de nombreuses sources dont une étude de l’OCDE qui estimait en 2015 à 3.600 environ les médecins français exerçant à l’étranger, considérant ce chiffre comme probablement sous-estimé. La mise à jour de cette étude par l’OCDE donne pour 2020, 4.876 médecins français exerçant dans les autres pays de l’OCDE[3]. Un chiffre important, mais faible en comparaison du nombre de médecins étrangers exerçant en France (27.000) et du nombre total de médecins français (228.000) soit 2% environ des médecins français partis exercer à l’étranger.
Ces données sont toutefois difficiles à cerner : les données sur la démographie médicale sont établies par le Conseil de l’ordre. Le Conseil ne recense que ceux qui sont inscrits (voir encadré), ce qui exclut ceux qui effectuent tout ou partie de leurs études à l’étranger, et ceux qui démarrent directement une activité à l’étranger après l’obtention de leur diplôme. Une autre étude réalisée cette fois par l’IRDES avançait déjà en 2011[4] le chiffre de 4311 médecins français exerçant à l’étranger.
Les multiples sources ne facilitent pas la compréhension du sujet, mais la permanence des données de l’OCDE permet d’observer les tendances et de dresser les constats suivants :
Dans les 7 pays cités dans le graphique, le nombre de médecins français exerçant dans ces pays est passé de 2.350 en 2008 à 4.500 en 2020 (en faisant l’hypothèse que le nombre de médecins exerçant aux États-Unis est resté identique). La Suisse, la Belgique et l’Allemagne sont les pays où le nombre de médecins français exerçant a le plus progressé. En Israël, au Canada et au Royaume-Uni, le nombre de praticiens français reste à peu près stable.
Les lieux d’exercice des médecins formés en France et exerçant à l’étranger associent aussi bien des pays francophones que des pays qui ne le sont pas et aussi bien des pays voisins ou limitrophes que des pays plus éloignés. La Belgique est le pays le plus prisé : 32% de l’ensemble des médecins formés en France et exerçant à l’étranger travaillent dans ce pays. Arrivent ensuite les États-Unis, la Suisse et Israël.
Les 7 pays affichés ont aussi la caractéristique d’être particulièrement ouverts à l’exercice médical effectué par des médecins non résidents : aux États-Unis et au Canada, un quart des médecins sont d’origine étrangère. En Suisse et au Royaume-Uni, c’est plutôt le tiers des médecins qui sont d’origine étrangère. En Israël, c’est carrément 57%. Tandis qu’en Allemagne et en Belgique, la proportion est nettement plus faible (respectivement 12 et 13%). Pour mémoire, la France compte à peu près 12% de médecins formés à l’étranger (27.000), un chiffre qui a toutefois triplé depuis 2.000.
Aux États-Unis, les médecins français ne sont pas, et de loin, le premier pays d’origine des médecins « migrants », le gros des troupes des médecins étrangers exerçant dans ce pays est surtout composé de jeunes diplômés d’Asie. Idem au Royaume-Uni. En Israël, ce sont surtout des médecins venus d’Europe de l’Est (Russie, Ukraine, Roumanie). Idem en Allemagne (y compris également des pays du Moyen-Orient). La Suisse, elle privilégie plutôt des médecins formés en Europe et plus spécifiquement dans des pays frontaliers (Allemagne, Italie, France).
Les raisons de ces évolutions sont essentiellement les aménagements de la réglementation d’une part (reconnaissance communautaire du diplôme notamment[5]) qui facilitent la mobilité, une propension plus forte des jeunes générations à aller exercer leur activité professionnelle en dehors du territoire national d’autre part.
Les chiffres de la démographie médicale établis par le Conseil de l’Ordre Les études menées en France sur la question de la mobilité internationale des professionnels de santé ont surtout porté sur l’exercice en France de professionnels de santé formés à l’étranger. Il faut dire que l’information est difficilement disponible. D’une part, l’inscription sur les listes de l’Ordre n’est obligatoire que pour qui veut exercer en France. Et encore, certains exercent une activité ne le nécessitant pas (exemple en entreprises, associations, administrations), d’autres peuvent choisir d’exercer une tout autre activité professionnelle. Enfin, d’autres partent pratiquer à l’étranger. Il en est de même pour les désinscriptions : ainsi il est difficile de différencier les personnes qui se désinscrivent du fait de leur départ en retraite, de l’arrêt d’une activité clinique pour se tourner vers une activité ne requérant pas le maintien de l’inscription ou du fait du départ dans un autre pays. Par ailleurs, les universités françaises qui forment les professionnels de santé ne sont pas toujours dotées, à l’instar des écoles d’ingénieurs ou de commerce, d’associations d’anciens élèves ou d’autres instruments (annuaires) permettant de connaître l’insertion et la carrière des professionnels qu’elles ont formés. Les Ordres disposent bien d’une « liste spéciale »[6] qui recense notamment les professionnels partis exercer à l’étranger. Toutefois, l’inscription sur cette liste ne semble pas obligatoire. Dans son atlas de la démographie médicale, l’Ordre recense déjà 639 médecins exerçant ailleurs qu’en France. |
Bien que les données, pays par pays, soient toujours difficiles à obtenir et diffèrent très souvent des chiffres OCDE, ce qui laisse supposer que le nombre réel de médecins français à l’étranger soit bien supérieur à 4500, on peut tirer des enseignements de l’étude de chaque pays :
Suisse : Selon un article du quotidien du médecin, en 2017, la Suisse a attiré les médecins français, mais bien moins que les Allemands[7]. 817 Français exerçaient en Suisse soit 6,5 % du contingent d’étrangers (12 570 praticiens), selon la fédération des médecins suisses (FMH). Le nombre de médecins formés en France et exerçants en Suisse est en forte progression : passant de 279 en 2008 à 574 en 2014, puis 817 en 2017. Les Allemands arrivent largement en tête puisqu’ils représentent 54,4 % de cet effectif (6 838 praticiens). L’Italie arrive en deuxième position avec 1 081. La Suisse est incontestablement une terre d’accueil importante pour les médecins étrangers ce qui lui assure une densité médicale confortable, au-dessus de celle de ses voisins.
Les avantages perçus par les médecins français s’installant en Suisse pour un exercice dans un établissement de soins, ce sont surtout les conditions d’exercice : meilleur équipement, équipe moins surchargée, qui représentent des atouts. Les avantages liés à la rémunération rapportée au temps de travail donnent également moins l’impression de travailler à la quantité.
L’exil de médecins français en Suisse s’est accru ces dernières années avec un phénomène bien spécifique aux frontaliers. La facilité pour se déplacer, associée à la fluidité de parler la même langue, a accru le nombre de navetteurs, travaillant auparavant dans des établissements français et lassés de l’organisation française. Un certain découragement face aux difficultés de l’hôpital en France, cet élément compte autant que l’avantage salarial d’aller travailler en Suisse[8].
D’après les chiffres de l’Insee Auvergne-Rhône Alpes, 7.000 soignants – infirmiers et aides-soignants – habitant dans l'Ain et la Haute-Savoie travaillent en Suisse. "Chez ces soignants transfrontaliers, on constate entre 2008 et 2018 une hausse de 200% de ceux qui vont travailler tous les jours vers le canton de Vaud (canton de Lausanne) et 65% vers le canton de Genève. ces hausses concernent de petits effectifs néanmoins on constate une omniprésence de ces infirmiers et aides-soignants français en Suisse".
On retrouve les mêmes critiques chez les médecins qui ont fait le choix de s’installer en cabinet en Suisse : trop de contraintes administratives, trop de contraintes fiscales au vu du nombre d’heures effectuées. La reconnaissance du statut de médecin en Suisse contribue également au choix du départ[9].
Belgique : Selon un article du Monde, fin 2007 on comptait 617 médecins français en Belgique[10], ils étaient 876 en 2011[11]. Une étude plus récente diligentée par les services du ministère belge de la Santé n’en dénombrait que 333 actifs, faisant des médecins français la 3e communauté à exercer en Belgique après les Roumains et les Néerlandais. L’étude est intéressante, car elle pointe une différence entre les 32.500 médecins ‘actifs dans les soins de santé’ en Belgique et les 55 000 médecins en droit d’exercer[12]. Cette étude révélait qu’au 31/12/2016, parmi les professionnels en droit d’exercer, de nationalité non belge et âgés de moins de 65 ans, « 72% sont inactifs sur le territoire belge, avec de grandes disparités selon la spécialité (de 10 à 94%) ». Le départ en Belgique est souvent motivé par de meilleures conditions de travail[13].
Si la Belgique comme d’autres pays d’Europe est confrontée à des manques de personnels, comblés par des recrutements à l’étranger, le pays a pris des mesures ces dernières années pour limiter l'afflux d'étudiants étrangers, en particulier français, dans ses facultés de médecine et de dentisterie francophones. Car, contrairement à de nombreux pays européens où des examens d'entrée sont organisés, les études supérieures y étaient ouvertes à tous les porteurs d'un diplôme de l'enseignement secondaire. Fin avril 2022, le gouvernement fédéral et la Fédération Wallonie-Bruxelles ont décidé d'instaurer un numerus en 2023[14].
Royaume-Uni : Les médecins français ne seraient que 332 selon les statistiques du General medical Council[15][16] sur 23900 médecins de l’espace européen et environ 66000 médecins au total formés à l’étranger. Les médecins formés à l’étranger proviennent en majorité d’Inde, Pakistan, Nigéria, Irlande … À l’échelle européenne, la France arrive loin derrière les Irlandais (3400), les Roumains (2600) ou les Grecs (2500).
L’installation de médecins français au Royaume-Uni a été bouleversée avec le Brexit. La très grande communauté française - entre 300 à 350 000 Français vivaient au Royaume-Uni (2018) - avait conduit à une forte communauté médicale. De plus, l’organisation des soins en Angleterre avec le NHS et un fonctionnement assez éloigné de l’usage de la médecine libérale à la française, concourrait à rendre plus attractif le choix d’une médecine privée assurée par des médecins français[17]. Pour les médecins aussi, l’exercice au Royaume-Uni était intéressant, certains parvenant à assurer un exercice dans les deux pays, mais avec un environnement réglementaire plus souple et plus attractif en Angleterre.
Cette situation a été rebattue avec le Brexit. D’une part, la communauté française a diminué, le nombre d’inscrits sur les listes de résidents français auprès de l’ambassade de France étant désormais plus proche de 140.000 (toutefois, les demandes de settled status post Brexit s’établissent à 200 000)[18].
Pour les médecins, les procédures pour exercer sont devenues plus longues et compliquées. Il faut obtenir un visa de travail et passer des tests d’anglais. Ces démarches sont souvent effectuées avec l’appui d’un avocat, le tout pouvant se révéler assez onéreux. S’ajoutent à cela les démarches de reconnaissance professionnelle. Une jeune médecin interrogée expliquait : “Avant le Brexit, il était très simple de s’inscrire au General Medical Council (GMC), l’ordre des médecins au Royaume-Uni. Il suffisait d’envoyer son diplôme traduit et d’attendre la validation” (…) “maintenant, le pays sous-traite à une entreprise privée américaine. Cela prend donc plus de temps et ça coûte cher”[19]. Si l’intérêt des jeunes diplômés français ne se dément pas pour l’exercice médical au Royaume-Uni, il faut donc être aujourd’hui plus déterminé et faire le choix d’un exercice à plein temps.
Israël : Le pays compte selon l’OCDE 18.800 médecins formés à l’étranger pour 32 000 médecins au total. Avec 4 médecins pour 1000 habitants, la démographie médicale est favorable. Malgré cela, le pays continue d’attirer des médecins venus de l’étranger[20]. Il s’agit surtout de lever les obstacles bureaucratiques à l’installation en Israël. En France, par exemple, des soirées étaient organisées pour faciliter une « alyah » des médecins de France et les accompagner dans leurs démarches[21].
Canada : Fin 2014, le nombre de médecins à diplôme français exerçant au Canada était de 468. Parmi eux, 81 % sont installés au Québec. Les médecins à diplôme français représentent 2,3 % des médecins formés à l’étranger et 0,6 % de l’ensemble des médecins au Canada. La France se situerait au 10e rang des pays d’origine des diplômes (après l’Afrique du Sud, le Royaume-Uni ou l’Inde). Au Canada, les démarches ne sont pas simples non plus. Les médecins qui témoignent louent une organisation du métier de médecin beaucoup plus collaborative[22] avec les autres professionnels de santé (pharmaciens, infirmiers, etc.), mais ils soulignent que la reconnaissance professionnelle du parcours médical français relève du parcours du combattant (sauf avec le Québec où une procédure de reconnaissance réciproque existe)[23]. IL existe également des contraintes notamment à la liberté d’installation.
Conclusion
Qu’ils exercent à l’hôpital ou en
cabinet, les principales raisons qui expliquent le départ des médecins
français à l’étranger peuvent se résumer ainsi : des opportunités
professionnelles intéressantes, des salaires plus attractifs,
particulièrement ramenés au temps de travail et aux contraintes
administratives. A quoi s’ajoutent le poids de la fiscalité sur des
professionnels à haut niveau de revenus. Depuis quelques années, les
conditions de travail jouent beaucoup, surtout pour les médecins
exerçant à l’hôpital. Enfin, l’expérience internationale, notamment chez
les plus jeunes peut donner des opportunités de travailler sur des
spécialités ou des sujets de recherche, dans des conditions plus
attractives[24].
On
l’a vu avec les chiffres de l’OCDE, le phénomène est bien installé et
la tendance est plutôt à l’augmentation des départs. Selon les
différents sondages qui existent, entre 15 et 18% des médecins
envisageraient de quitter la France[25].
Face au vieillissement de la profession, au débat sur les déserts
médicaux - on estime entre 6 et 10.000 le nombre de généralistes
manquants en France[26],
un phénomène qui devrait s’accentuer dans les prochaines années -, face
à la crise des vocations à l’hôpital public, les pouvoirs publics
disposent de différents leviers pour conserver la meilleure densité
médicale possible : augmenter la formation, encourager l’accueil de
médecins étrangers et retenir les médecins formés. Sur le premier point,
un pas a été fait avec la fin du numerus clausus (remplacé par un autre
mode de sélection). S’agissant des médecins étrangers amenés à
travailler en France, ce moyen a déjà été fortement utilisé. Reste le
dernier levier sur lequel il y a beaucoup à faire : il faut déjà suivre
de façon beaucoup plus précise le nombre de médecins expatriés. Et
considérer toutes les raisons qui les ont poussés à partir s’implanter à
l’étranger. Tous les pays d’Europe vieillissants sont confrontés à une
pénurie de personnel médical[27]
et de ce fait font tout pour attirer des médecins étrangers. Si la
France ne réagit, pas, elle sera encore plus rapidement fragilisée.
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