La plongée dans le crime et les trafics est toujours un exercice délicat. C’est la face sombre de l’espèce humaine, la face noire de la mondialisation. Depuis que les sociologues ont imposé l’idée, dans les universités françaises, que la violence et le crime étaient causés par la pauvreté, ce qui dédouane de fait les voyous, les études criminelles ont quasiment disparu du champ universitaire.
Il revient alors aux journalistes de mener des enquêtes pour révéler ces dessous de la violence. Un travail remarquable a été récemment publié par Célia Lebur et Joan Tilouine dans leur ouvrage Mafia africa. Les nouveaux gangsters du Nigeria à la conquête du monde (Flammarion, 2023). Celle-ci complète les études déjà présentes sur les mafias nigérianes et les réseaux de criminalité qu’elles ont tissés avec les mafias italiennes et albanaises. Des réseaux qui vendent des êtres humains (prostitution et migrants) et de la drogue. Activité tout autant lucrative que destructrice pour les communautés humaines.
Ancrage territorial
Les réseaux criminels nigérians disposent d’un solide ancrage territorial, essentiellement dans le sud du pays. Les réseaux sont issus d’associations universitaires, les cults, greffés aujourd’hui sur des bases ethniques à spiritualité vaudou. À l’origine, dans les années 1950, il s’agit d’étudiants qui se regroupent sur leur campus afin de mener des actions politiques pour l’indépendance de leur pays. Les cults regroupent des jeunes diplômés, bien nés et bien formés, issus des grandes familles du Nigeria. Ils visent à créer des sociabilités et des clubs pour se connaitre, se former et obtenir l’indépendance de leur pays. Des associations étudiantes qui n’ont aucun lien avec la criminalité. C’est à partir des années 1970 que ces associations divergent vers la criminalité, en parallèle de la déliquescence de l’État du Nigeria. État fédéral, multiethnique, avec une base musulmane au nord et chrétienne au sud, le Nigeria est l’un des géants démographiques de l’Afrique : 38 millions d’habitants en 1950, 190 millions en 2018, 410 millions en 2050, soit plus que la population européenne. Une large ouverture sur le golfe de Guinée, aujourd’hui porte d’entrée de la drogue en Afrique, des tensions ethniques et religieuses qui fragilisent toute l’ossature du pays, une évaporation du pouvoir politique explique la déliquescence interne de ce pays. Sur la base des cults existants, l’associatif étudiant a laissé la place à la criminalité la plus violente.
Des campus vers les villes
C’est l’écrivain et prix Nobel de littérature (1986) Wole Soyinka qui est à l’origine des confréries étudiantes. Il fonde en 1952, sur le campus d’Ibadan, près de Lagos, la confrérie des Pyrates. Nulle criminalité à l’époque, mais le rejet de l’Occident et la volonté de retrouver l’africanité et la recherche de l’indépendance et de l’autonomie politique et intellectuelle. Sur la base de cette première confrérie, calquée sur le modèle anglais, d’autres confréries sont créées à travers le pays, sur des bases ethniques. Dans les années 1970-2000, de violents affrontements entre étudiants ont lieu sur les campus. Ceux-ci font près de 5 000 morts. Les confréries y répondent en mettant en place des gouvernements parallèles et en prenant le contrôle des sociétés locales. Les cults dévient ainsi vers la violence, l’action politique, la criminalité, qui permet l’argent massif et aisé. Puis le mouvement va des campus vers les villes, notamment Benin City.
C’est ainsi qu’est fondée Uniben, à Benin City, dans l’État d’Edo. C’est désormais la plus puissante et la plus violente confrérie nigériane, avec des ramifications en Sicile, Pouilles et Marseille. Cette confrérie prend la hache comme symbole, arme qui détruit les liens, d’où le nom de Black Axe et opte pour les trois couleurs noir (l’homme africain), blanc (la paix), jaune (la force). Les membres se saluent au cri de Aye (African youth empowerment), le poing fermé et le coude baissé. Les cults pullulent dans le sud du Nigéria, un espace où il n’y a pas de musulman, optant pour des codes couleur et des noms qui renvoient parfois à la mythologie européenne : noir (Black Axe), vert (Maphite), bleu (Eiye), rouge (Vikings), blanc (Jurists), jaune (Buccaneers). S’appeler Vikings ou Buccaneers (une franchise de football américain) montre que l’africanité revendiquée est quelque peu bricolée. À Benin City, comme en d’autres endroits du Nigeria, les cults sont liés aux mouvements politiques. C’est eux qui les financent et qui se servent d’eux pour ramener l’ordre et gagner les élections.
Benin City est devenu un havre de la criminalité, d’abord spécialisé dans les arnaques en ligne dans les années 1990 (genre jolie fille qui demande amitié sur Facebook ou ami qui est perdu à l’étranger et qui a besoin urgemment d’un virement), ils ont dévié dans les années 2000 vers la prostitution puis la drogue. Grâce aux liens entre l’Amérique du Sud et l’Afrique de l’Ouest, le trafic s’intensifie entre les ports des Caraïbes et ceux de Cotonou et d’Accra. À Benin City, la drogue est tenue par les barons igbos, l’ethnie majoritaire dans la région. Officiellement catholiques, pratiquant le rite vaudou à grande échelle, les Igbos négocient directement avec les cartels sud-américains. Au début de la cocaïne puis désormais de la méthamphétamine.
Territoires de la drogue
Contrairement à la cocaïne, la méthamphétamine se produit très facilement. Nul besoin d’une plante de base à cultiver, comme le cannabis, le pavot ou la coca. Il suffit de disposer des bases chimiques nécessaires, notamment l’éphédrine, qui peut s’acheter légalement. Avec de vraies entreprises qui servent de couverture, il est possible de s’approvisionner. Puis les usines locales produisent le produit final, notamment dans la région du Biafra qui s’est spécialisé dans la production de cette drogue après la guerre des années 1970-1980. Les Nigérians ont fait venir des spécialistes d’Amérique latine, des cooks, venus de Bolivie, du Mexique ou de Colombie pour mettre en place les laboratoires et perfectionner la production. Payés en moyenne 30 000 $ la semaine, ils ont industrialisé la production de méthamphétamine. La production d’un kilogramme coûte ainsi 1 000 $ et est revendue 300 000 $. Dans les années 2010, les Nigérians produisaient 3 à 20 kg par semaine, de mauvaise qualité. Grâce au travail des cooks, ils produisent désormais près de 3 tonnes par semaine et par laboratoire, de très bonne qualité. Une hausse de la qualité du produit qui s’est traduite par une hausse des prix et par une extension des marchés. On retrouve aujourd’hui des Igbos au Japon, liés aux Yakuzas, en Iran et en Malaisie. En Afrique, ils essaiment en Afrique du Sud et au Mozambique.
De Benin City à Marseille
Célia Lebur et Joan Tilouine ont poursuivi leur enquête à Marseille, l’une des destinations des cults nigérians et de leurs trafics. Arrivés récemment, les Nigérians génèrent une grande haine parmi les communautés déjà présentes, notamment les Arabes et les Comoriens, chacun luttant contre l’autre pour s’assurer les gains du trafic et les parts de marché. Les points de deal se multiplient, sitôt fermés par la police, sitôt rouverts. Les Flamants sont ainsi l’un des principaux quartiers de la drogue et de la délinquance à Marseille, alors qu’en 1983 c’est de là qu’est partie la fameuse « Marche des Beurs ».
Les Nigérians pratiquent abondamment la prostitution et le trafic des migrants. Une prostitution qui est souvent aux mains des femmes et qui est liée aux rites vaudous puisque les jeunes filles sont envoutées avant de quitter leur pays et encore soumises aux sorciers dans les rues de Marseille. On aura beau expliquer que cette violence est causée par la pauvreté, le réchauffement climatique ou l’exploitation de l’Europe, il sera difficile de nier plus longtemps l’imbrication criminelle qui menace les structures françaises et européennes. Une menace que l’enquête conduite par ces deux journalistes a le mérite, avec d’autres, de mettre au jour.
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