Près de 450 ans plus tard, l'énigme de l'origine et de la permanence de la servitude volontaire, n'est toujours pas résolue...
Écartant d'un revers de main, tous les discours religieux, politiques, syndicaux
ou associatifs proclamant l'existence de la liberté et du pouvoir du peuple, nous prétendons, au contraire, qu'il existe un état de fait de servitude volontaire quasi généralisée.
Ayant perdu jusqu'au souvenir de l'indépendance de
comportement et d'esprit, à défaut de liberté, dont avait pu bénéficier
leurs ancêtres paysans ou artisans, les ouvriers modernes comme tous
les salariés d'état ou d'entreprises privées acceptent dans leur large
majorité leurs conditions de soumission et d'exploitation à l'ordre
établi.
Dépossédés
de leur vie, ils sont agis et n'agissent plus eux-mêmes, l'espace-temps
social de leur activité, les conditions et devenir de ce qu'ils
produisent comme de ce qu'ils consomment ne leur appartiennent plus.
Si
les dirigeants économiques, politiques ou syndicaux (appelés décideurs
selon la nouvelle terminologie) conservent un certain nombre de
privilèges relatifs, c'est à condition de se soumettre aux dictats de la
logique capitaliste qu'ils servent en se rendant complices du
renouvellement des lois et décrets assurant la perpétuation de la
structure démocratico-capitaliste.
Il n'y a pas d'opposition entre les étatistes (de gauche ou de droite) et les libéraux, tous sont d'accord sur l'essentiel : la conservation de l'État et la perpétuation du salariat. Tout le reste n'est qu'amusement pour les citoyens consommateurs du spectacle démocratique (démocratisme en fait).
La soumission est d'autant mieux acceptée
qu'elle est généralisée et s'accompagne d'une confirmation périodique
par la masse démocratique dans laquelle les esclaves salariés de même
que les artisans, commerçants ou professions libérales et paysans soumis
eux aussi au capitalisme financier sont invités à abandonner la
parcelle de pouvoir individuel dont ils disposent dans un acte
totalement irresponsable qui remet à d'autres aussi irresponsables
qu'eux le soin de les soumettre à une organisation économique, politique
et sociale que plus personne ne veut maîtriser. Ainsi se développe une
hétéro-organisation (organisation étrangère) qui croît d'autant mieux
que la soumission est large et profonde et qui aboutit à la constitution
d'une société d'irresponsabilité face à la guerre économique qui sévit.
Comment l'espèce humaine a-t-elle pu en arriver à ce stade avancé
de décomposition où l'autodomestication généralisée à la logique
marchande et financière, provoque simultanément la misère sociale et la
dégradation des espèces végétales et animales qui assurent et
accompagnent la vie humaine ?
Dans la manière de présenter l'énigme
de la servitude volontaire, La Boétie nous fournit de nombreuses
indications laissant à penser qu'il n'était pas si éloigné, que certains
le prétendent, de la solution.
Il avait eu connaissance d'hommes et de femmes ayant appartenu
à des sociétés sans État et ne connaissant ni hiérarchie ni obéissance
ni servitude. Ainsi, il savait que l'homme avait été « dénaturé ». Quand
et comment ce processus de dénaturation avait pu se produire ?
La Boétie ne pouvait répondre à ces nouvelles questions. Cependant,
dans son discours il imagine les moyens qui ont pu être utilisés « car
pour que les hommes, tant qu'il reste en eux vestige d'homme, se
laissent assujettir, il faut de deux chose l'une, ou qu'ils soient
contraints ou qu'ils soient abusés ».
Aujourd’hui, nous pouvons fournie un commencement de réponse à l'énigme de la servitude volontaire.
Pour comprendre l'origine de
la servitude volontaire nous devons résolument nous placer dans une
période de l'évolution humaine antérieure à l'institution
étatico-religieuse. Nous voulons combler le fossé établi entre
préhistoire et histoire sans nous laisser troubler par l'opinion très
répandue de l'immuabilité des comportements humains et de la permanence
de la soumission du plus grand nombre au plus petit.
Nous
comprenons fort bien cette unanimité entre dirigeants et dirigés qui
comme mari et femme protègent pour des raisons dissemblables une
institution. Les uns, les dirigeants, ont tout à perdre dans cette
révélation, à la fois leurs pouvoirs et leurs vies, les autres, les
dirigés, veulent conserver le bénéfice douteux de la protection que leur
procure leur maître mais surtout l'apparence du respect de soi qui
masque l'humiliation qu'ils subissent et le mépris d'eux-mêmes pour
hier, aujourd’hui et demain.
Avant leur sédentarisation les
hommes ont acquis l'usage de la parole, du feu, des outils et entamé
une représentation imagée d'eux-mêmes et de leurs milieux, prélude à
l'invention de l'écriture. A noter, ici, la principale différenciation
sociologique entre les animaux sociaux et les hommes en société, la «
capacité des hommes de se donner une représentation du monde qui vient
doubler leur participation effective au monde. Ils vivent en groupes nomades limitant à la fois leurs réserves et leur progéniture.
A l'intérieur du groupe communautaire, le principe antihiérarchique est
rigoureusement observé et toute tentative individuel de prise de
pouvoir est écarté par l'exclusion de l'individu considéré comme asocial.
Car l'égalité entre les membres dans les sociétés primitives est,
encore aujourd’hui, le critère même de leur humanité et la condition
indispensable à l'indivision du groupe...
La tribu prélève sur le milieu naturel par la cueillette, la chasse ou la pêche, les ressources dont elle a besoin pour vivre en association avec lui.
La sédentarisation
de certains groupes humains, il y a 12 000 ans au Moyen-Orient est
attesté par les découvertes archéologiques. Aucune explication,
changement de climat, raréfaction du gibier, isolement géographique ne
permet de justifier pleinement ce choix.
Avec les premiers villages se réalise la domestication du loup comme auxiliaire du chasseur primitif et la mise en culture des graminées probablement par les femmes.
Cette organisation nouvelle de
la relation de l'homme avec la nature va se poursuivre pendant 4000
ans, constituant la phase de pré-domestication de l'espèce humaine.
Pré-domestication douce permettant grâce à la productivité accrue de
l'activité humaine et la stabilité de l'installation une augmentation
simultanée des réserves alimentaires et des populations humaines.
Ce double phénomène, accumulation et augmentation
des réserves alimentaires et progression démographique provoque
l'apparition de nouveaux comportements humains et simultanément de
nouvelles représentations :
- pour assurer la continuité
de la production alimentaire les groupes humains tendent à s'approprier
une partie du territoire pour en conserver l'usage et pour protéger le
produit de leur activité ;
- avec l'augmentation des populations et malgré l'expansion géographique,
les groupes humains sédentaires doivent protéger passivement et
activement leurs territoires et leurs produits contre les « prélèvements
» des groupes humains nomades ;
- les parcelles de territoires appropriées sont la base constitutive
de la division du groupe tribal avec l'apparition de la famille et de
son économie domestique qui entre en contradiction avec les objectifs de
l'économie tribale naturelle ;
La justification de ces nouveaux
comportements, les différentes manières de résoudre les questions de
production et de reproduction humaines sont à la base des usages des
interdits des cultures différenciées.
Dès lors, les conflits
entre groupes nomades ou sédentaires s'intensifient ou se transforment
par l'échange ritualisé. Ainsi, les pygmées,
chasseurs-pêcheurs-cueilleurs actuels échangent les prélèvements qu'ils
opèrent dans le milieu forestier contre les produits des groupes
sédentaires.
Avec la domestication des moutons
et des chèvres, il y a 8 000 ans, une nouvelle étape dans la
transformation de la relation homme-nature est franchie. Elle
s'accompagne de la production par l'agriculture, quand l'élevage est
sédentaire, des plantes fourragères pour les animaux. Plus tard,
certains groupes nomades, actuellement fortement menacés de disparition,
deviendront des éleveurs pastoraux.
En 3 000 ans,
les hommes vont entreprendre la domestication des animaux sociaux
importants, après les chèvres et les moutons, les bœufs et les cochons
puis le cheval, l'âne et le chameau.
Pour bien saisir l'importance de cette nouvelle étape, il devient indispensable de définir par ses buts, ses moyens et ses conséquences, la domestication des animaux.
La domestication est un processus visant au contrôle d'une population d'animaux sociaux par l'isolement
de son milieu social et naturel. Ce processus consiste à éliminer la
sélection naturelle en créant des conditions de vie artificielles. Les
hommes protègent les animaux contre leurs prédateurs et leurs
fournissent nourriture et soins.
La domestication
se poursuit par l'application d'une sélection artificielle basée sur
des caractères structuraux ou comportementaux en vue d'en tirer un
avantage économique.
Elle a pour conséquence, l'incapacité pour
les animaux ainsi domestiqués, dans la majorité des cas, de retourner à
l'état sauvage. Les modifications engendrées peuvent être
comportementales, fonctionnelles, anatomiques ou chromosomiques.
Hormis le caractère social et comportemental et le fait
que la reproduction des plantes n'est pas seulement sexuée, la
définition de la domestication des animaux s'applique à la domestication
des plantes, autrement dit à l'agriculture.
Avec la domestication des animaux et des plantes, les sociétés humaines modifient à leur profit les espèces animales et végétales et entament une coévolution qui change « l'ordre du monde ».
La curiosité et l'ingéniosité de l'animal humain sont à l'origine
de ce pas décisif dans la relation de l'homme à la nature : de ce
passage de l'association à la domestication, de l'indivision à la
séparation.
Ce changement peut être l'objet de la part des hommes primitifs
d'une forte culpabilisation vis à vis des ancêtres. Pour décharger une
culpabilité si pesante, les ancêtres ont été investis des découvertes et
des inventions comme s'ils en avaient été les inventeurs. C'est ainsi
que procède, encore aujourd’hui, les sociétés primitives pour incorporer
l'usage de nouvelles techniques ou de nouveaux outils.
Ce processus psychosocial de déplacement de la culpabilité et de reconnaissance de la dette est sans doute le fondement du culte des ancêtres et l'origine de l'attitude religieuse.
Il ne saurait y avoir de religion véritable dans les
sociétés sans États, des explications et des comportements
métaphysiques oui sans doute, mais qui ne permettent pas de relier les
hommes entre eux, car les sociétés n'étaient pas encore divisées :
seule, la dislocation des communautés primitives a pu produire ce que
nous appelons aujourd'hui religion.
Insistons un instant sur
cette technique de dé culpabilisation individuelle et sociale.
L'individu (et le groupe) projette sur les êtres extérieurs et bien
antérieurs à lui, la responsabilité de l'altération sociale et naturelle
dont il est actuellement coupable.
De cette manière, il exprime sa reconnaissance envers
les ancêtres et décharge sa culpabilité actuelle. En retour, il lui
reste à s'identifier à la représentation à laquelle il vient de donner
naissance pour être rétabli dans une intégrité apparente.
Ce mécanisme d'identification-représentation est, encore aujourd'hui, à l'œuvre dans l'ensemble des sociétés humaines.
Par ce procédé ingénieux mais pervers, l'individu (et
le groupe) perd la maîtrise de son activité actuelle, la mémoire du
changement et même l'idée d'une transformation possible dans le futur.
Les sociétés sans État ont acquis aux approches des premières
sédentarisation un goût immodéré pour la guerre. Guerre machiste, dans
laquelle les hommes qui s'y livrent mettent en jeu leur vie personnelle
dans le but d'affirmer par la négation mortelle (racisme intégral)
d'autres hommes qui leurs ressemblent, leurs presque semblables.
L'ensemble de ces phénomènes, domestications, mécanismes
d'identification-représentation et guerres tribales sont nécessaires
pour entrevoir les raisons de la naissance monstrueuse de l'État dans
les sociétés sans État.
Ce qui est absolument inimaginable
pour les sociétés indivisées, la mise en place d'un pouvoir séparé
détruisant l'unité du groupe et l'égalité-solidarité des individus a eu
lieu, il y a environ 5 000 ans.
Par quelle ruse et avec quelle violence un individu est-il parvenu à faire admettre et accepter l'inconcevable pouvoir totalitaire d'une hiérarchie institutionnelle et permanente ?
Nous avons vu comment par le mécanisme d'identification-représentation,
les groupes humains se sont auto-dépossédés de tout pouvoir conscient
de transformation de leur vie et de leur milieu, mais aussi de tout
futur par la dépossession permanente de leur passé.
Seul les asociaux osant
braver les interdits et assumer la responsabilité du changement en
prenant en charge la culpabilité au lieu et place des ancêtres étaient
susceptibles de faire évoluer une société bloquée.
Les rois, encore aujourd'hui,
occupent la place réservée aux ancêtres, ils en sont l'expression
vivante mais aussi les représentants. Par un renversement prodigieux,
celui qui jusqu'alors avait été exclu ou tué devient le maître absolu,
le défenseur-protecteur des communautés humaines défaites qui se placent
volontairement sous sa dictature et celui qui assure la continuité
entre passé et l'avenir.
Avec les rois, la guerre change de nature, si l'aspect identitaire
persiste, il est mis au service de l'esprit de conquête des territoires
pour s'en approprier les biens et réduire les gens en esclavage...
Par cette violence contre l'espèce et la société humaines prend naissance
l'histoire des historiens, autrement dit l'histoire du pouvoir séparé.
Car à la même époque, l'usage du comptage des animaux domestiques permet
l'invention simultanée des mathématiques et de l'écriture, conditions
de la gestion écologique et totalitaire de l'eau et par conséquent les
premières archives.
Porteur de la dette des ancêtres,
réconciliateur apparent des contradictions familiales et tribales,
protecteur de « son » peuple, augmentant grâce à la guerre de conquête
la puissance de « sa » communauté, le pouvoir séparé exerce sur les
hommes et les femmes une fascination active ou passive toujours
actuelle.
La femme mariée, le serviteur, le soldat, le disciple,
le militant ne peuvent exister que si chacun d'eux a le sentiment de
participer (de manière imaginaire) au pouvoir du maître auquel il
s'identifie, ultime recours contre la dépossession réelle de la parcelle
de pouvoir individuel dont il était le dépositaire.
Le modèle de la domestication animale
dans ses buts, ses méthodes et ses conséquences s'applique à une partie
très importante de l'espèce humaine pour la réduire en esclavage.
L'esclavage étant la forme contrainte de la domestication humaine, la
servitude, la forme volontaire. Esclavage et servitude ne dérivent pas
l'un de l'autre, mais se développent en même temps et se renforcent
mutuellement. Esclavage pour les prisonniers de guerre étrangers et
servitude pour les « sujets » autochtones.
De cette façon se trouvent intimement
liées trois formes conflictuelles du développement des sociétés
humaines entrant dans l'histoire des historiens, après la désagrégation
des communautés humaines indivisées :
- conflit de l'homme sur la nature, traduit par la domestication des animaux et des plantes, modèles des deux autres formes de domination ;
- conflit horizontal
et territorial (géopolitique) des hommes entre eux sur la base d'une
identification-représentation des individus et des groupes permettant
une justification identitaire au massacre des presque-semblables ou à
leur domination-exploitation ;
- conflit vertical, hiérarchique et social autorisé par le mécanisme
d'identification-représentation au chef, fondé sur une originelle
escroquerie militaro-religieuse, puis économico-politique.
Les trois types de conflits ont évolués, les classes dirigeantes
ont changé de nature et d'objectifs, les conflits territoriaux se sont
enrichis de motifs nationalistes ou intégristes, les limites de la
domestication animale ou végétale avec les implantations génétiques ont
été élargies mais les hommes et les femmes réels n'ont pas encore pris en main leur vie.
Les esclaves, les serfs et les salariés
sont dépossédés de toute responsabilité sur leur vie et participent à
une histoire qui est de moins en moins celle des hommes en tant
qu'espèce humaine pour devenir de plus en plus l'histoire de la survie
d'une structure et d'une logique économique et politique étrangère à
l'intérêt et aux besoins de l'espèce humaine qui lui a donné naissance.
L'Anonyme
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