01 janvier 2023

Aktion T4, euthanasie des "inutiles"

Membres atrophiés, buste tordu et visage inexpressif… Un homme lourdement handicapé est assis sur une chaise, maintenu par la main d’un infirmier posée sur son épaule. A côté, un message : «Soixante mille Reichsmarks [ndlr : le salaire moyen mensuel d’un ouvrier est alors de 165 RM par mois], c’est ce que cette personne souffrant d’un mal héréditaire coûte à la communauté du peuple pendant sa vie. Citoyens, c’est aussi votre argent.»

Cette affiche, publiée en 1938, est brutale, mais elle n’est qu’une goutte d’eau dans le flot de photographies et de films exhibant, depuis cinq ans, enfants malformés et adultes impotents. Car, pour le Reich, il est urgent d’agir : malades héréditaires et incurables doivent bénéficier de la mort miséricordieuse (Gnadentod) qui délivrerait de leur poids leur famille et, plus généralement, la communauté du peuple. Selon Hitler, l’accomplissement de son ambition suprême, la «régénération du peuple allemand», passe donc par la sélection des forts et l’élimination des faibles.

«A l’époque, cette logique n’est propre ni à l’extrême droite, ni à l’Allemagne, précise Christian Ingrao, historien du nazisme et chercheur au CNRS. Des milliers de médecins en Europe se passionnent pour l’eugénisme.» Fasciné, Hitler annonçait déjà dans Mein Kampf (1925) que «celui qui n’est pas sain de corps et d’esprit ne doit pas perpétuer son infortune dans le corps de son enfant ». Et c’est tout naturellement que la théorie est mise en pratique dès son arrivée au pouvoir, en 1933, avec les lois dites de «prévention des désastres héréditaires », qui conduiront à la stérilisation de 40.000 handicapés. Mais que faire de ceux déjà nés ? La réponse du Führer est sans ambiguïté, tout du moins en privé. Lors du congrès du parti nazi en 1935, il confie à Gerhard Wagner, chef des médecins du Reich, que «dans l’éventualité d’une guerre, il apporterait une solution radicale au problème des asiles d’aliénés». Ce contexte exceptionnel permettrait de surmonter les derniers freins qui entravent son projet. Car le Führer a conscience que, si la logique de prévention est relativement acceptée, l’euthanasie, elle, reste un tabou absolu. Un tabou entretenu aux yeux des nazis par l’Eglise, coupable d’inculquer «une compassion chrétienne excessive pour les faibles», comme l’écrit Michael Tregenza dans Aktion T4 : le secret d’Etat des nazis (éd. Calmann-Lévy, 2011).

Cinq mille enfants handicapés sont assassinés en deux ans

Pour enfreindre le cinquième commandement, «Tu ne tueras point», «il faut donc attendre la guerre, explique Christian Ingrao, cette grande épreuve raciale où périssent les meilleurs, et qui justifie aux yeux du Führer des procédures d’urgence pour maintenir, voire améliorer, la pureté aryenne». Le 1er octobre 1939, Hitler signe un acte d’habilitation confidentiel stipulant que «le dirigeant du Reich Bouhler et le docteur Brandt sont chargés d’étendre les pouvoirs des médecins (…) à accorder une mort miséricordieuse aux malades qui, selon les critères humains, auront été déclarés incurables». Le document, antidaté au 1er septembre pour coïncider avec le début du conflit, légitime a posteriori les mesures prises depuis le printemps. En mai, Karl Brandt et Philipp Bouhler ont en effet formé un «Comité du Reich» pour recenser les enfants de 0 à 3 ans à éliminer : ils seront 5.000 en deux ans. Leonardo Conti, secrétaire d’Etat à la Santé, a, lui, planifié l’extermination des adultes. Au mois d’août, les services dédiés se sont installés à Berlin, sur la Potsdamer Platz, avant de déménager au 4, Tiergarten strasse, adresse qui donne à l’opération son nom : «Aktion T4». Viktor Brack, à sa tête, estime que 20 % des lits d’hôpitaux doivent être libérés dans le pays, soit 70 000 patients euthanasiés. En septembre, 200 000 questionnaires sont envoyés aux institutions psychiatriques qui doivent déclarer les patients incapables de travailler. Les équipes du T4 ont fait évacuer les châteaux d’Hartheim et de Grafeneck, deux structures médicales isolées en Autriche et dans le Bade-Wurtemberg, choisies pour procéder discrètement aux mises à mort.

Mais comment ? Trop chère, trop lente, l’option médicamenteuse est écartée. Hans Hefelmann, de la chancellerie du Führer, suggère de «tuer les victimes par fournées dans des “accidents” de trains ou de cars provoqués délibérément», relate Michael Tregenza. Albert Widmann, chimiste de l’Institut technique de criminologie, convainc avec le monoxyde de carbone pur. Les centres sont équipés d’une pièce hermétique où le gaz, testé en Pologne, sera propagé. On commande aussi deux fours crématoires, qui se révèlent vite insuffisants. Car le procédé s’avère cruellement efficace. De jeunes médecins dépouillent les questionnaires remplis par les asiles et transmettent une liste de noms à la Gekrat, créée spécialement. Cette «Compagnie caritative de transport de patients » transfère les malades jusqu’aux centres d’extermination, bientôt au nombre de six. Des infirmiers armés les embarquent dans des bus aux vitres opaques, droguant si besoin les plus agités. A l’arrivée, tous sont déshabillés, examinés – ceux possédant des dents en or sont marqués –, puis enfermés dans une pièce équipée d’une fausse pomme de douche. Puis les corps sont évacués, dépouillés des précieuses dents et incinérés par des SS. Chaque centre a son bureau d’État civil qui déclare le décès, établit un faux certificat et envoie une urne de cendres aux proches du défunt, accompagnée d’une lettre de condoléances. Mais le secret ne tient pas longtemps… Les familles s’interrogent face à des motifs de décès incohérents (une péritonite pour un patient déjà opéré de l’appendicite…). Et l’on remarque au-dessus des centres d’impressionnants nuages de fumée nauséabonde…

Difficile, malgré tout, pour les institutions psychiatriques de soustraire des pensionnaires à la Gekrat, qui remplit ses cars quoi qu’il arrive. Certains s’inquiètent. Dans son sermon du 3 août 1941, Clemens August Graf von Galen, évêque de Münster, condamne ainsi l’entreprise d’euthanasie devinée par tous. Le 24 août, Hitler met donc fin à l’Aktion T4, moins par contrainte que par pragmatisme : 70 273 malades ont déjà été tués, l’objectif est atteint. Et les enseignements tirés. Le programme a démontré que, pour préserver le secret, un tel massacre devait se dérouler hors d’Allemagne. Il a aussi forgé un savoir-faire meurtrier. «La procédure pseudo-médicale, les chambres à gaz, leur camouflage en salles de douche, le dépouillement des corps… L’extermination en série d’êtres humains a été inventée par la T4», confirme Herwig Czech, historien autrichien qui a mené des recherches sur la médecine durant la période nationale-socialiste. «Quatre mois après la fin officielle du programme, poursuit Christian Ingrao, ses spécialistes seront envoyés en Pologne et deviendront les principaux techniciens de l’«Aktion Reinhard», opération destinée à exterminer les juifs.»

Après la guerre, la justice ne va pourtant pas s’attarder sur le cas des responsables de l’Aktion T4. Philipp Bouhler et Leonardo Conti se suicident avant d’être jugés. «Karl Brandt et Viktor Brack, eux, étaient sur le banc des accusés à Nuremberg, précise Herwig Czech. Mais la tuerie a été éclipsée par les expérimentations dans les camps, explique l’historien. Quant aux Alliés, ils se sont concentrés sur les crimes commis contre leurs citoyens, or l’immense majorité des victimes du T4 étaient allemandes. » Ce n’est qu’en septembre 2014 qu’un monument à leur mémoire a été inauguré à l’adresse 4, Tiergartenstrasse, de sinistre mémoire.

Cet article est paru dans le magazine GEO Histoire "Le nazisme : aux racines d'une idéologie dévastatrice, 1871-1933" (n°26).

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